Le revenu minimum : aux sources d’une idée

Cosma Orsi

Traduction de Alain Savary

p. 48-53

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Cosma Orsi, « Le revenu minimum : aux sources d’une idée », Revue Quart Monde, 240 | 2016/4, 48-53.

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Cosma Orsi, « Le revenu minimum : aux sources d’une idée », Revue Quart Monde [En ligne], 240 | 2016/4, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6757

L’augmentation des inégalités sociales, encore aggravées par la crise économique récente a relancé un peu partout en Europe le débat sur le revenu de citoyenneté. Quels sont les fondements philosophiques et économiques du revenu minimum ? Quels obstacles cette idée a-t-elle rencontré par le passé ? Où en est le débat à l’heure actuelle ? Dans cet article, l’auteur cherche à éclairer le débat actuel en remontant aux sources de cette idée. Nous en publions de larges extraits avec l’aimable autorisation de la revue Aggiornamenti sociali1.

Contrairement à tous les pays européens - à l’exception de la Grèce -, l’Italie ne dispose pas d’un système de soutien au revenu en faveur de ceux qui se trouvent en difficulté économique, et cela a contribué à mettre en situation de risque d’exclusion sociale une part considérable des citoyens réduits à vivre sans aucune garantie ni protection.

Dans un tel contexte, le débat sur l’introduction de mesures de soutien au revenu minimum est plus actuel que jamais […] Dans ce débat, on insiste surtout sur le caractère novateur de ces propositions dans le cadre du système de protection sociale italien. Il convient toutefois de ne pas oublier que l’idée d’un soutien de la part de l’État au revenu remonte à un débat multi-centenaire. Les diverses propositions aujourd’hui en discussion ne sont que les plus récentes parmi celles que la littérature spécialisée définit comme politiques nationales pour le soutien du revenu. Il est fort utile d’explorer les motivations, économiques, sociales et philosophiques qui ont amené d’illustres penseurs à soutenir de semblables mesures qui peuvent contribuer à éclairer et à nourrir le débat actuel.

Les premières théories

On peut retrouver les sources d’une telle approche dans le débat sur le droit de subsistance qui s’est développé dans le milieu religieux à partir de la deuxième moitié du 13e siècle. Ce droit fut formulé et soutenu par des théologiens et des spécialistes en droit canon ; ainsi Thomas d’Aquin (Somme Théologique, Iia IIae, q. 32, art. 5), se fondant sur la destination universelle des biens, affirme que donner le superflu en aumône aux indigents est un devoir.

Au début du 16e siècle, c’est Thomas More, humaniste et homme politique influent à la cour d’Henri VIII, qui soutient la nécessité d’assurer aux pauvres un revenu de subsistance. Dans son testament intellectuel Utopia (1516), décrivant sa vision idéale d’une société juste, il indique :

« qu’il serait beaucoup plus utile de fournir à chacun des moyens de subsistance, de telle sorte que personne ne se trouve dans la terrible nécessité de devenir d’abord un voleur, puis un cadavre ».

C’est toutefois à Juan Luis Vives (1492-1540), humaniste espagnol et ami de More, que l’on doit la première formulation concrète d’une proposition de protection sociale qui suggérait la distribution d’un minimum de subsistance à toute personne se trouvant financièrement en difficulté (De subventione pauperum, 1526).

Suivant un raisonnement semblable, Calvin essaye d’introduire des mesures politiques de distribution permettant d’améliorer les conditions de vie des working poor de Genève. Chez les catholiques, les dominicains Francisco de Vitoria (1483-1586) et Domingo de Soto (1494-1560) proposent des mesures d’assistance en faveur des pauvres de la part des administrations locales, et Ignace de Loyola, fondateur des jésuites, prêche en 1538 la distribution gratuite de nourriture aux nécessiteux au cours d’un hiver romain particulièrement rigoureux. Pour tous ces réformateurs, l’aide aux pauvres sous forme de subsides revêt une importance exceptionnelle, non seulement parce qu’elle représente une soupape de sécurité pour modérer les tensions sociales qui conduisent souvent à des mouvements de rébellion, mais aussi parce que c’est le meilleur moyen de pratiquer la charité de façon efficace.

Reconnaissant le chômage et l’existence des working poor comme les principaux problèmes de l’époque, Elisabeth Ière réforma le système de protection sociale, mettant en œuvre la distribution, au niveau national, d’un subside public (allowance), aussi bien pour les chômeurs à la recherche d’un travail que pour les travailleurs qui, bien qu’ayant un emploi, n’arrivaient pas à subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille.

De la raison à la révolution

Au cours de la deuxième moitié du 18e siècle, Montesquieu et Condorcet avancent des propositions de redistribution du revenu, sous forme d’assurance sociale, visant à alléger la misère dans laquelle se trouvaient les pauvres. Par exemple, dans L’esprit des lois (1748), Montesquieu écrit :

« L’État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé ».

Thomas Paine (1737-1809), homme politique et philosophe révolutionnaire, va plus loin. Constatant que la majorité de la population se voit refuser l’accès à la consommation, il propose, dans son pamphlet La justice agraire (The agrarian justice, 1797), la création :

« d’un fonds national avec lequel payer à toute personne, à l’âge de 21 ans révolus, une somme de quinze livres, comme dédommagement partiel de la perte de son héritage naturel suite à l’introduction du système de la propriété foncière ; en outre, payer à vie une somme annuelle de dix livres à toute personne à partir de l’âge de 50 ans ».

Pour éviter les distinctions qui auraient risqué de provoquer des jalousies, ces paiements devaient être alloués aussi bien aux riches qu’aux pauvres - le renoncement à titre personnel restant une option. […]

La vision qu’avait eue Paine d’une telle redistribution fut mise en application en Angleterre avec ce que nous connaissons sous le nom de Loi de Speehamland (du nom de l’agglomération du Berkshire où elle fut conçue), instituée en 1795 pour contenir les débordements populaires provoqués par la crise économique consécutive à la guerre contre la France révolutionnaire. Cette loi, qui prévoyait la garantie d’un revenu minimum indexé sur le prix du blé, resta en vigueur jusqu’en 1834 ; sous la pression de penseurs tels que Malthus, Bentham et Ricardo, elle fut alors remplacée par une nouvelle législation, selon laquelle l’assistance aux pauvres pouvait être attribuée uniquement à ceux qui accepteraient de travailler dans les tristement célèbres maisons de travail (workhouses) si bien décrites par Charles Dickens. […]

Par la suite, le philosophe français Charles Fourier (1772-1837) et son disciple Victor Considérant (1808-1893) relancent les arguments de Paine en faveur de la distribution d’un revenu minimum de subsistance : ils considèrent l’un et l’autre que, du fait de la perte naturelle du droit de chasse, de pêche et de cueillette dont jouissait à l’état de nature chaque individu, la société a le devoir de fournir un travail ou de distribuer une somme d’argent aux pauvres pour leur permettre de ne pas mourir de faim. C’est le philosophe et économiste John Stuart Mill qui contribue le plus, vers la moitié du 19e siècle, à répandre l’idée d’un revenu minimum, accordé sans justification de moyens. […]

Le 20e siècle : guerres, droits et croissance

La Première Guerre mondiale laissa derrière elle une situation désastreuse. L’inflation galopait, les salaires stagnaient, et la reconversion de l’industrie de guerre en industrie civile représentait une difficulté supplémentaire à affronter.

C’est dans ce contexte qu’en 1918 le philosophe, mathématicien et intellectuel gallois Bertrand Russel publia Proposed roads to freedom: Socialism, anarchism, and syndicalism2. Dans cet ouvrage, il revient avec force sur le thème de la distribution du revenu, défendant le principe éthique selon lequel :

« à chacun devrait être garanti un revenu d’un montant suffisant pour satisfaire à ses besoins fondamentaux, qu’il travaille ou non, et ceux qui désirent effectuer quelque travail que ce soit considéré comme utile par la communauté devraient recevoir un revenu supérieur ».

La même année, les époux Milner, activistes anglais, firent paraitre un bref pamphlet où ils défendaient la nécessité de redistribuer 20 % du produit national à parts égales entre tous les citoyens, sous forme d’une allocation hebdomadaire. Leur objectif était de résoudre le problème social de l’époque, décrit comme « la souffrance généralisée des classes pauvres ». Cette proposition visait à démontrer comment la distribution de cinq schillings par semaine à tous les citoyens (riches ou pauvres, méritants ou non, mariés ou célibataires, mineurs) aurait permis d’augmenter la capacité nationale de production, tout en offrant aux travailleurs une solidité économique accrue, afin qu’ils disposent de meilleurs atouts lors des négociations salariales.

À partir de la fin des années vingt, quelques-uns des plus fins économistes de Cambridge et d’Oxford examinèrent des propositions de dividende social. Ainsi, selon Cole, le premier devoir d’une économie planifiée est de distribuer un revenu qui permette aux consommateurs d’acheter les biens et les services essentiels.

« Ce revenu devra être distribué, en partie comme rémunération du travail effectué, et en partie comme paiement direct de la part de l’État à chaque citoyen sous forme de dividende social ».

James Meade (1907-1995), élève de Cole et par la suite prix Nobel d’économie en 1977, fut un ardent défenseur du dividende social. En 1935, il affirmait que tout gouvernement d’inspiration travailliste devrait se battre pour la réduction du chômage, par l’introduction de droits de douane et par la nationalisation de certains secteurs de l’industrie, ainsi que pour une distribution plus équitable du revenu. Meade proposait donc que le profit généré par les entreprises nationalisées soit distribué entre tous les membres de la communauté comme dividende social, lequel serait également financé par un impôt général…

[…]

L’histoire du revenu de base au cours de la seconde moitié du 20ème siècle prend une telle ampleur qu’il devient impossible de l’exposer ici en détail. Rappelons seulement que l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006) - dont on cite souvent l’aphorisme : « Il n’y a pas de repas gratuit » - proposa l’introduction d’une subvention sociale, garantissant à tous un revenu minimum, qui remplacerait le système de protection sociale de l’époque. Les économistes américains Tobin, Pechman et Miszkowski formulèrent une proposition alternative : à l’inverse de Friedman, ils démontrèrent que l’introduction du revenu minimum n’aurait pas dû remplacer le système de protection sociale, mais aurait contribué substantiellement, au contraire, à augmenter le revenu des plus pauvres, comme complément aux droits sociaux acquis.

Depuis, propositions et expériences se sont succédé sans arrêt dans de nombreux pays (Australie, Canada, France, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis, etc.). L’idée d’un revenu de base continue à être défendue non seulement par des organisations et des mouvements de la société civile, mais aussi par des universitaires, des intellectuels, des politiciens de tout bord, et des représentants officiels d’organisations internationales. Le philosophe et économiste belge Philippe van Parijs propose le revenu de citoyenneté comme flux monétaire continu et non soumis à condition, versé par l’État à tout citoyen (ou tout résident fiscal régulier) à vie, sans contrepartie de travail, aux riches comme aux pauvres à parts égales, c’est-à-dire indépendamment de tout autre revenu perçu. [...] Actuellement, le seul exemple de revenu minimum universel est celui de l’Alaska, où tout citoyen résident depuis plus de six mois perçoit une somme de près de 2 000 dollars par an.

La crise de l’État providence et le débat actuel

Les deux dernières décennies sont marquées par la concomitance de deux crises structurelles : la crise du travail et celle du système de protection sociale. On a expliqué la crise de l’État providence comme étant le fruit de sa propre érosion par certains processus de la mondialisation économique : la défense de la compétitivité sur les marchés internationaux exigeait, en effet, une diminution des charges fiscales et des contributions, ainsi que des réformes législatives visant à une productivité et à une flexibilité accrues du travail, rendant, par conséquence, les licenciements plus faciles. La diminution du taux d’emploi, le vieillissement de la population et le déclin de la culture de la cohésion sociale sont également pointés du doigt comme ayant contribué à la non-viabilité de l’État providence hérité du 20e siècle.

Les propositions d’introduction d’un revenu de base se situent au carrefour de ces deux crises structurelles. Selon leurs défenseurs, à une époque marquée par la flexibilité de la production, une réforme des systèmes de protection sociale visant à préserver les citoyens exige que l’aide au revenu soit dissociée de l’emploi. Les avantages seraient nombreux. Allouer à chaque citoyen une part du revenu national avant même toute autre forme de distribution (salaire, bénéfices, rentes, etc.) permettrait une répartition plus équitable du revenu. Cela assurerait, en outre, davantage de liberté lors de la recherche d’emplois offrant un développement optimum des talents personnels, permettant une efficacité et une mobilité accrues à l’intérieur du marché du travail et évitant le piège de la pauvreté. Cela permettrait d’améliorer les incitations à investir dans les ressources humaines, l’autonomie des jeunes vis-à-vis de la famille, et la cohésion sociale.

Par ailleurs, les politiques de soutien au revenu ont suscité et continuent de susciter quantité d’objections : entre autres, elles risqueraient éventuellement de démotiver la recherche d’emploi. C’est en premier lieu l’idée d’allouer un revenu sans aucune condition ni contrepartie qui pose problème, dans la mesure où il s’agirait là d’un aléa moral qui finirait par récompenser ceux qui en profiteraient sans en avoir besoin, jouissant d’un avantage sans offrir à la société les contributions dont ils seraient capables. D’autres objections concernent les coûts et les sources de financement de telles mesures. Enfin, celles de ces propositions qui proposent d’allouer un montant fixe, et non, par exemple, de combler la différence entre le revenu individuel et un seuil de pauvreté dûment établi, risqueraient de provoquer des inégalités manifestes entre bénéficiaires.

Enseignements de l’Histoire

Quels enseignements peut-on tirer de ce bref compte-rendu, qui ne prétend certainement pas être exhaustif ? Tout d’abord, l’incertitude du revenu pour tous ceux qui se trouvent en marge de la société a été pendant des siècles au cœur de la pensée analytique des esprits les plus éminents. En effet, les propositions pour assurer un revenu aux pauvres et aux sans-emploi ont accompagné le développement économique depuis ses origines. En outre, ces réflexions se sont concrétisées, par le passé, en politiques publiques permettant d’affronter les problèmes inhérents à un processus de développement mouvementé, mais souvent inéquitable. De même, dans le contexte actuel, il est intéressant de récupérer les motivations retenues pour soutenir ces projets, qui font référence à trois logiques différentes. La première, d’influence keynésienne pourrions-nous dire, reconnait le revenu de base comme un instrument de soutien à la demande globale, permettant d’améliorer la performance générale du système économique pour atteindre l’objectif du plein emploi. La deuxième logique en souligne les effets en termes de réduction des inégalités du point de vue de l’égalitarisme, mais aussi par rapport à la différence des conditions au départ, chère à bien des courants libéraux. Enfin, et particulièrement lors de certains passages historiques, se détache une logique du droit naturel de tout être humain à profiter des biens communs : il aurait été lésé par l’institution de la propriété privée, et le revenu de base représenterait un dédommagement de cette spoliation.

L’histoire, brièvement évoquée ici, devrait nous amener à ne pas considérer le revenu de base comme une proposition abstraite et d’ordre idéologique. Cette proposition appartient aux libéraux comme aux socialistes, aux laïcs comme aux croyants. Une réflexion sérieuse sur les politiques visant à diminuer les inégalités sociales semble un bon point de départ pour mettre de nouveau l’homme au centre de la pensée sociale, économique et politique.

1 Texte traduit de l’italien par Alain Savary. La traduction intégrale (avec les références aux auteurs cités) sera publiée sur le site de la Revue

2 En français : Le monde qui pourrait être, trad. Maurice de Chevigné (NDT).

1 Texte traduit de l’italien par Alain Savary. La traduction intégrale (avec les références aux auteurs cités) sera publiée sur le site de la Revue Quart Monde. La version originale est accessible sur le site http://www.aggiornamentisociali.it

2 En français : Le monde qui pourrait être, trad. Maurice de Chevigné (NDT).

Cosma Orsi

Cosma Orsi enseigne l’histoire de la pensée économique à l’Université Catholique de Milan et à l’Université Milan-Bicocca.

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