Pourquoi pas notre entreprise

Georges Cara

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Georges Cara, « Pourquoi pas notre entreprise », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 05 août 1997, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/686

« Dans son fonctionnement de croisière, que peut faire mon entreprise contre le chômage de longue durée ? » Expérience de l’auteur en réponse à cette question.

Depuis leur origine, les Caisses d’Epargne ont toujours eu le souci des personnes de condition modeste. Aujourd’hui, certaines agences se trouvent dans des quartiers considérés comme difficiles où apparaissent des poches de pauvreté. C’est pourquoi à Rouen, et plus largement en Normandie, nous essayons d’aider des personnes en situation d’exclusion à reprendre pied dans la vie grâce au travail. Cette idée a germé il y a trois ans, et elle est devenue opérationnelle en six mois.

Le but de cette action est de favoriser la cohésion sociale en proposant un emploi au sein de la Caisse d’Epargne à des personnes en difficulté. Le seul critère de sélection de ces personnes est la précarité de leur situation dans la société ; peu importent leur niveau ni leur domaine de qualification. Bien entendu, comme dans l’entreprise on manie de l’argent, il leur faut être d’une grande honnêteté. Voilà la seule « qualité » exigée. Nous les contactons par l’intermédiaire d’amis, de connaissances, et nous les recrutons pour dix-huit à vingt-quatre mois. Chaque personne est payée environ au SMIC pour quatre jours de travail par semaine dans nos locaux. Ne possédant généralement aucune qualification dans le domaine bancaire, elle détermine avec la direction des ressources humaines ce qu’elle peut faire dans l’entreprise dans l’attente de construire un projet professionnel pour son avenir. Très souvent, elle demande à travailler au guichet pour rendre des services à la clientèle. Mais elle peut aussi bien occuper un poste de chauffeur... Au sein de l’entreprise, elle est parrainée par un « tuteur » qui est avant tout un soutien moral. Ces tuteurs sont des employés de la Caisse d’Epargne qui ont le souci des autres et la volonté de les aider à sortir de leurs difficultés. Etre tuteur ne s’apprend pas, on l’est naturellement. Certains tuteurs cependant vont au-delà de la seule aide psychologique. Par exemple ils peuvent se porter caution lors de la location d’un logement. Le cinquième jour laissé libre est consacré à la formation. Nous travaillons conjointement avec une société d’intérim d’insertion qui est juridiquement l’employeur de ces personnes en difficulté et leur permet d’entreprendre ou de poursuivre des études. Une majorité d’entre elles acquiert alors une formation, par exemple dans le secteur commercial.

L’opération coûte trois millions de francs par an à la Caisse d’Epargne. L’argent est pris sur les résultats annuels de l’entreprise. L’Etat ne verse aucune aide.

Des difficultés

Cette idée semble simple. Pourtant, au départ, il a fallu dépasser quelques difficultés. Ainsi, j’ai eu des réserves de certaines personnes qui arguaient d’un coût trop élevé et de l’absence de financement. La direction des ressources humaines était sceptique, pensant que ce projet était irréalisable. Les syndicats étaient réservés : ils n’y croyaient pas et se demandaient ce que cachait un tel projet. Seul le Conseil d’administration m’a fait confiance tout de suite et m’a donné carte blanche sans pour autant sous-estimer les difficultés.

Contacter les candidats s’avéra plus compliqué qu’on pourrait le penser. La Haute-Normandie connaît pourtant un fort taux de chômage et c’est notamment la région où le taux de chômage de longue durée est le plus élevé. C’est pourquoi je pensais qu’il suffirait de demander autour de moi pour trouver des personnes à soutenir. En fait, je me suis trompé. Ils étaient peu nombreux à croire au projet et peu nombreux à venir me voir pour me dire : « Je connais un tel qui a des problèmes. » J’explique cela par le fait que nous sommes assez individualistes. Celui qui dit « Prenez cette personne » engage sa responsabilité et devient une sorte de caution morale. Il se sent responsable si, par la suite, son « protégé » rencontre des problèmes au sein de l’entreprise. Par ailleurs, certains jeunes que nous avions repérés ne nous ont pas crus. Ils étaient persuadés que nous nous moquions d’eux en leur faisant une proposition malhonnête. Ce n’est que par la suite qu’ils ont compris que ce n’était pas une plaisanterie de mauvais goût.

Une fois dans l’entreprise, certaines personnes, trop atteintes moralement par la précarité, ne pouvaient parfois pas assurer la tâche que nous leur avions confiée. Je pense notamment à une femme dont le mari était au chômage depuis cinq à six ans. Elle a travaillé au guichet et le matin, quand elle ouvrait la caisse, elle avait devant elle, à portée de main, vingt mille francs en liquide. Au bout de deux jours, elle ne s’est pas présentée à son poste. Nous nous sommes bien sûr inquiétés de cette absence. Elle nous a répondu : « Soit je prends l’argent, soit je démissionne ». Elle avait choisi de partir. Finalement, nous l’avons reprise en l’affectant à un poste administratif et cela s’est bien terminé.

Un bilan.

Aujourd’hui, il est possible de faire un bilan. Cette expérience s’inscrit dans l’esprit de la Fondation pour l’exclusion de la Caisse d’Epargne. Il y a eu des résultats concrets, positifs. Quarante personnes sont passées dans l’entreprise, dont vingt-cinq encore sous contrat actuellement. Sur les quinze personnes qui ont fini, plus de la moitié ont retrouvé un emploi à leur sortie : soit, à titre exceptionnel, au sein même de la Caisse d’Epargne parce qu’elles correspondaient aux besoins de l’entreprise, soit ailleurs comme secrétaire, standardiste, ou même agent dans un parc de loisirs. Une partie d’entre elles poursuit des études pour finir la formation commencée avec la société d’intérim d’insertion. Quelques autres qui n’ont pas retrouvé d’emploi perçoivent des indemnités correctes des ASSEDIC. En effet, les dix-huit mois minimum passés dans l’entreprise et rémunérés au SMIC leur permettent de percevoir pendant deux ans une indemnité à laquelle elles n’avaient plus droit et supérieure à l’indemnité versée en fin de contrat emploi-solidarité. Mais toutes ont retrouvé un meilleur équilibre dans leur vie, une dignité personnelle et familiale, car elles peuvent s’appuyer sur deux années stables pour redémarrer socialement et financièrement.

Maintenant, notre action est connue en Haute-Normandie et de plus en plus de personnes nous adressent des candidats. Ainsi, des employés du Conseil régional, du Conseil général, de la Préfecture, de l’ANPE, ou des membres d’associations comme la Croix-Rouge, ou Trait d’Union au Havre, repèrent des gens que nous pourrions soutenir et les dirigent vers nous.

Le personnel de l’entreprise est satisfait et fier de cette action. Il a compris qu’il n’y avait aucune mauvaise intention cachée. Cela correspond tout à fait à l’éthique des Caisses d’Epargne, c’est-à-dire de verser pratiquement un dividende social à la Nation en faisant participer les personnes avec qui on travaille. Par ailleurs, nous accordons d’autres subventions à des associations mais pour un établissement financier, cela n’est pas exceptionnel. Il nous paraît plus important d’impliquer nos salariés, de nous engager personnellement, ce qui est le cas lorsque nous sollicitons des tuteurs. Quant aux clients, ils ne s’aperçoivent même pas, lorsqu’il s’agit d’opérations courantes, qu’ils ont affaire à des guichetiers non professionnels.

Les clefs de la réussite.

La première raison du succès de cette expérience est le fait que le personnel de l’entreprise souhaitait s’engager humainement. Sur les mille deux cents employés, il n’y a jamais eu de difficulté pour trouver des tuteurs. Les autres personnes ont toujours accueilli sans trop de réticence ces employés dotés « d’un autre statut » au sein de leur service.

Le deuxième facteur est la collaboration avec la société d’intérim d’insertion. Avec beaucoup de tact, elle joue un grand rôle. En effet, c’est elle qui prend en charge ces personnes, parfois à la dérive, ce qui nous permet de les accueillir tout de suite dans notre contexte professionnel. Puis, elle s’occupe du volet de la formation qui reste importante même si ce n’est pas l’objectif prioritaire du projet.

La Préfecture et le Direction départementale du Travail et de l’Emploi de leur côté nous ont soutenus et aidés dans cette opération. En effet, légalement, il n’est pas possible d’embaucher pour « surcroît d’activité » pour des périodes de vingt-quatre mois. Mais, par ailleurs, la Caisse d’Epargne  ne pouvait pas embaucher ces personnes en difficultés car elles n’avaient pas les qualifications requises pour travailler dans un établissement bancaire. Pour sortir de cette impasse, une solution a été trouvée en acceptant exceptionnellement le motif juridique pour « surcroît de travail pour raisons d’insertion professionnelle ».

Les limites.

Aujourd’hui, nous intégrons ces personnes pour une durée limitée en vue de les remettre sur pied pour redémarrer dans la vie. Nous les aidons moralement et psychologiquement, et nous leur assurons un niveau de vie correct. Ainsi, par exemple le fait de pouvoir présenter une feuille de paie leur permet d’obtenir un logement en HLM. Nous sentons bien qu’il faudrait peut-être faire davantage, notamment au niveau de la formation, même si la plupart des personnes qui sont passées dans notre entreprise ont acquis une qualification. Il est vrai aussi que pour des raisons de statut difficiles à résoudre, nous n’accueillons pas ces personnes en vue d’une intégration future, ce qui n’est pas toujours compris par certaines d’entre elles.

Vu le succès de l’opération, nous pourrions être tentés de l’amplifier mais nous sommes limités en termes de coût. En effet, nous ne pouvons pas investir davantage de fonds dans ce projet.

Certains se demandent pourquoi nous ne cherchons pas à nous rapprocher davantage, pour la recherche de candidatures, des associations en lien avec les plus démunis. Nous préférons trouver des personnes via tout un réseau d’amis, de connaissances, voire d’associations avec lesquelles nous entretenons déjà de bonnes relations. Nous ne voulons surtout pas faire une action à trop grande échelle car ce n’est pas dans cet esprit-là que nous l’avons entreprise. Nous ne sommes pas une entreprise d’insertion proprement dite et nous ne cherchons pas à le devenir. Nous voulons simplement apporter notre pierre au maintien de la cohésion sociale et permettre le rapprochement de deux mondes si différents l’un de l’autre.

Georges Cara

Ancien élève de l’Ecole Polytechnique, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Georges Cara a occupé plusieurs postes à la Caisse des Dépôts, avant de rejoindre les Caisses d’Epargne. Il est président du Directoire de la Caisse d’Epargne de Haute-Normandie (1100 personnes).

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