Un « pavillon endommagé »
Un entrefilet dans le journal régional : « Le 28 juin, en soirée, pour des raisons encore indéterminées, un incendie a endommagé un pavillon... » Qui aura lu ces six lignes dans la rubrique « Vite dit » ? Qui aura pu supposer le drame humain qui se cache derrière ce « fait divers » ?
En fait d’ « endommagé », l'incendie a tout détruit. Il ne reste rien des meubles, du linge, de la vaisselle, des papiers, des jouets et des livres des enfants. Il ne reste qu'un amas de cendres et des tôles tordues par la chaleur. Le « pavillon » était une pauvre cabane un peu à l'écart du village de C., en région parisienne, construite de bric et de broc par M. B. Il vivait là avec sa famille depuis 1992.
M. B. a quarante-sept ans. Depuis quatre ans, il ne travaille plus. Pendant près de trente ans, il a exercé des métiers durs : éboueur, déménageur... Il s'y est abîmé le dos. Il est trop malade pour pouvoir continuer mais pas assez pour bénéficier d'une pension d'invalidité. Sa femme est plus jeune. Elle a donné naissance à cinq enfants et elle s'occupe de sa famille : la fille aînée est partie vivre avec son ami en Saône-et-Loire ; il reste au foyer Denis, dix-huit ans, revenu plus tôt que prévu de l'armée - il a été réformé - il n'a ni formation ni travail ; Marie-France, treize ans, qui redouble sa sixième au collège de la ville voisine, Steven, dix ans, qui est en CE2 et la petite Myriam, dix-huit mois, tout sourire et toute malicieuse. Il y a aussi Pacha, un gros chien, fidèle compagnon, capable seulement d'effrayer qui ne le connaît pas.
Le 28 juin 1996, un gamin du village a accidentellement mis le feu à la cabane avec de l'essence et une cigarette... Denis était encore à l'armée. Le reste de la famille était parti voir la mer afin d'oublier quelque temps les soucis et la dureté de la vie.
Un logement décent on un container ?
M. et Mme B. cherchaient depuis longtemps à quitter leur bicoque. Ils aspiraient à un logement plus décent avec l'eau et l'électricité. Les enfants pourraient alors faire leurs devoirs dans des conditions correctes. Ils n'auraient plus à aller chercher l'eau avec des bidons dans une petite entreprise voisine ; le patron les y autorise en échange d'une petite surveillance. Comment oublier l'une de nos premières rencontres, un soir de novembre, éclairés par quatre bougies, les pieds glacés par les nombreux courants d'air et la tête en feu de la chaleur diffusée par un poêle à bois ?
Les époux B. voulaient aussi déménager pour permettre à Myriam de faire ses premiers pas. Myriam ne jouait jamais par terre. Elle était toujours sur une chaise ou dans des bras... Quelques jours avant l'incendie, son père avait fini de poser du carrelage dans la « salle de séjour » car c'est difficile d'apprendre à marcher sur du béton brut, froid et sale.
Depuis octobre 1995, de nombreuses démarches ont été entreprises auprès de la préfecture et de divers organismes de logement. Des réunions avec la famille, des travailleurs sociaux, la mairie de C. ont été régulièrement organisées. Des habitants de la commune ont été sollicités pour manifester leur soutien.
Dans notre esprit, au-delà de la recherche d'un logement décent, cet accès à un vrai logement devait tenir compte des aspirations de la famille et lui donner une chance réelle de promotion sociale. Toute démarche, tout courrier, ont été faits avec sa participation et son aval. Cette façon d'agir semble naturelle : les premiers concernés doivent être les premiers à donner leur avis. Mais elle va souvent à l'encontre du soi-disant « bon sens ». Ainsi, il a été à plusieurs reprises reproché à la famille d'avoir refusé un logement il y a quatre ans. Nous répondions aux détracteurs que la solution proposée - un logement en H.L.M. en pleine cité urbaine - aurait coupé la famille B. de ses racines - monsieur est originaire de C. et madame de la ville voisine - et que le décalage avec ses habitudes de vie était énorme. On nous rétorquait alors : « Quand on est pauvre, on accepte ce qui est proposé... »
Aucune proposition sérieuse n'a abouti. Plusieurs mois avant l'incendie, il leur a été proposé de bénéficier d'un prêt remboursable pour acheter, en guise de logement, des containers de chantier. Madame avait commencé à rêver : « Je vais pouvoir sortir mes belles nappes, mettre des rideaux aux fenêtres ; et surtout je pourrai mettre Myriam par terre ! » Mais, en même temps, elle et son mari se rendaient bien compte qu'on ne leur proposait pas un vrai droit. Comment le « droit au logement » peut-il se traduire par « mettre une famille dans des containers » ? Qui de nous l'accepterait pour lui-même ?
Comme un chien !
Depuis l'incendie, rien n'évolue. La famille vit dans des conditions absolument inhumaines : le fils aîné dort dans la voiture, les deux adolescents, sous une tente qui prend l'eau de toutes parts, Myriam et ses parents, dans une caravane délabrée, atteinte par l'incendie. Un petit cabanon de deux mètres sur trois construit par Denis avant son départ pour l'armée pour y entreposer ses outils et ses affaires sert de séjour-cuisine...
Depuis seulement quelques jours, des perspectives plus précises et plus positives bien qu'encore très précaires sont envisagées : pour le long terme est proposée la pose d'un « chalet » sur le terrain. Mais quelle est la durée de vie d'un tel habitat ? Le terrain sera-t-il viabilisé ? En attendant, pour la période hivernale, la famille occuperait provisoirement un F4 en H.L.M.
En lien avec l'assistante sociale, face à l'urgence de trouver un toit et à l'intolérable de la situation, nous avions trouvé un hôtel qui acceptait d'héberger les B. quelques nuits. Il avait fallu beaucoup parlementer avec le patron avant que ce dernier n'accepte, rassuré sur le fait qu'il serait payé : « Vous me comprenez, ces gens-là, je les connais, ils sont sales, ils vont faire du bruit... » Lorsque le soir, la famille s'est présentée comme convenu, elle s'est fait jeter comme un chien. D'après elle, le patron de l'hôtel aurait refusé la petite - qui avait pourtant été annoncée - car, par ses pleurs, elle aurait dérangé les autres clients. Selon le patron, M. et Mme B. l'auraient insulté dès leur arrivée. Sans doute les deux versions sont-elles partiellement justes. On peut très bien comprendre que devant tant de recommandations pour ne pas faire de bruit, pour ne pas salir, épuisés par leur vie de misère, les nerfs à fleurs de peau à force d'aller d'espoir déçu en espoir déçu, les parents se soient emportés.
Quelle humiliation !... La famille B. est repartie vers son campement refusant l'hébergement proposé par un ami et la solution d'urgence trouvée par le maire « pour ne pas gêner » ... A minuit, elle a dû appeler le Samu : le dos de monsieur était complètement bloqué. Un homme qui en a vraiment, au sens propre comme au sens figuré, « plein le dos »
Un droit contre l'autre ?
Dans ces multiples démarches, nous nous sommes souvent confrontés à des logiques diamétralement opposées au bien-être et aux aspirations profondes de la famille. Par exemple, celle-ci ne pourrait prétendre à un logement locatif car elle ne vit que de prestations sociales - les bailleurs veulent des garanties plus sérieuses ; d'un autre côté, la commune de C. ne possède aucun logement social et les communes voisines refusent d'accueillir sur leur territoire de nouveaux pauvres. Il n'y a pas donc aucune solution pour la famille B. dont la situation est « hors norme ». Nos interlocuteurs semblaient se contenter de ce constat.
Autre exemple : on nous dit qu'il faut envisager un centre d'hébergement d'urgence. S'il n'y a pas de possibilité pour la famille, celle-ci sera dispersée : monsieur dans un foyer, madame avec la petite, sans doute, dans un autre et les enfants ailleurs. Il faut choisir entre le logement et l'intégrité familiale : « Il vaut mieux avoir un toit quitte à être séparé que de vivre comme ils vivent », avons-nous entendu.
Le placement des enfants, la plus grande crainte de toute la famille, a été sérieusement envisagé car on était incapable de trouver un logement décent qui permette une vie familiale digne. Cette mesure aurait été la pire des injustices, le plus grand scandale. Mais, heureusement, peu de nos interlocuteurs tenaient ce discours.
Exclusion
La famille est constamment obligée de se justifier face aux « ragots ». « Ils ne font pas d'effort pour s'insérer », « Monsieur est fainéant » alors qu'il a travaillé plus de vingt-neuf ans commençant dès quatorze ans. « Ils ne se prennent pas en charge » Certains ont même été jusqu'à insinuer que les B. pourraient être les incendiaires ! Pourtant, aidés seulement des copains de leur fils aîné ils ont nettoyé les décombres après l'incendie. Ils ont payé un camion pour venir prendre les gravats et les tôles tordues. Monsieur a entrepris de construire une nouvelle cabane avec des matériaux de récupération... Non pour y vivre, mais pour y venir en été quand ils seront relogés. Marie-France et Steven, dormant sous la tente, étaient prêts pour la rentrée. Bien habillés, ils avaient un cartable plein. La directrice de l'école avait pourtant préparé toutes les fournitures pour les leur donner mais on avait « oublie » de les prévenir... Cet oubli a permis … la famille B. de montrer qu'elle sait s'occuper seule des enfants. Mais la rumeur court et la présente comme extrêmement difficile et donc difficile à reloger...
Solidarités
La solidarité au village a heureusement joué, surtout grâce à une femme fière de se présenter comme communiste et catholique. Grâce à elle, des personnes ont donné à la famille des vêtements, de la vaisselle, du mobilier... pour vivre malgré tout. Elle a fait signer une pétition envoyée au préfet - elle a recueilli cent vingt signatures dans une commune de huit cents âmes ! Elle a fait venir le journal l'Humanité et un sénateur. Elle a ramassé des fruits sur le terrain des B. et a fait une centaine de pots de confiture qu'elle a vendus à la fête de l'Humanité au profit de la famille. Régulièrement elle lui prend son linge sale et le rapporte lavé et repassé... Extraordinaire solidarité qui permet aux B. d'avoir un minimum mais surtout qui leur permet d'avoir le sentiment de compter pour d'autres. La famille ressent durement l'exclusion. Elle comprend et est prête à accepter que la municipalité de C. ne puisse pas beaucoup l'aider par manque de moyens... Mais une visite, même brève, lui aurait été un réel réconfort.
Pied de nez à la misère
M. et Mme B. ont un courage et une force absolument extraordinaires ! Ils gardent tout leur humour et puisent dans leur amour familial l'énergie pour continuer. Dernièrement, M. B. nous a montré une pousse verte de quelques centimètres au pied d'un arbre qui, planté contre la cabane, avait brûlé avec elle. La vie prend le dessus.
De même, au milieu de tant de rien, il y a souvent un bouquet de fleurs dans une bouteille en plastique coupée. Un pied de nez à la misère ! Ces petits signes que nous ignorons si souvent nous rappellent que M. et Mme B., avec toute leur famille, attendent profondément d'être respectés dans leur dignité.