Revue Quart Monde : Depuis 1988, vous êtes pasteur à la mission protestante d'Erfurt. Dans ce cadre, vous avez fond‚ en 1991 une maison d'accueil pour sans-abri. Quelle est sa mission ?
Harald Ring : La création de cette maison s'est faite suite à la première session des missions locales protestantes allemandes en juin 1990 à Bad Seegeberg. Lors de cette session, nous avions discuté du rôle des Eglises protestantes dans l'aide à apporter aux plus démunis. La mission locale protestante de Kiel avait parlé de son action avec les sans-abri. Quelques semaines plus tard, l'office social de la ville d'Erfurt s'est adressé à nous afin que nous prenions en charge les sans-abri de la ville.
La mission protestante d'Erfurt avait une longue tradition d'aide aux plus d‚munis, aux réfugiés et aux « asociaux » sous les régimes tant nazi que communiste. Nous avons donc accepté et créé cette maison d'accueil, la maison « Zuflucht », en 1991. Initialement, nous avions trente-cinq places pour des familles. Mais, très rapidement, une autre institution s'est occupé des familles et nous avons alors fond‚ la maison « Zuflucht » qui n'accueille que des hommes. Au départ, nous disposions de cinquante places ; aujourd'hui, il y en a cent.
Nous avons très vite senti que nous devions être plus qu'un simple asile de nuit. Nous devions proposer des projets, sinon les gens continuaient à boire, à se tuer. C'est pour cela que nous avons mont‚ le projet de « resocialisation » qui permet aux « pensionnaires » de travailler. Nous avons un atelier et nous passons des contrats avec des petites et moyennes entreprises qui ont des demandes précises. Ainsi, actuellement, douze personnes montent des extincteurs et des stylos à bille.
Notre objectif est de réapprendre aux gens que nous accueillons à avoir une vie « normale », avec des heures fixes pour se lever, manger, travailler...
En 1991, cent soixante personnes sont passées par la maison. En 1996, il y en a eu quatre cent quatre-vingts.
Revue Quart Monde : Comment allez-vous vers les plus pauvres ?
Les pauvres, nous allons les chercher où ils sont, comme ils sont. Nous organisons régulièrement des repas après une célébration ou un temps de prières. Il se passe toujours des choses inattendues ! S'y retrouvent des personnes qui, normalement, n'ont rien à faire ensemble : un avocat, des retraités, des sans-abri... Théoriquement, il ne devrait pas y avoir de rencontre. Et pourtant si...
Cependant, il est difficile de chercher à aider les plus pauvres, ceux que personne ne touche car la maison « Zuchette » est très connue à Erfurt. Les gens viennent directement nous voir ou les institutions nous les envoient. Avec notre structure actuelle, j'ai du travail jusqu'à la fin de ma vie. Par exemple, cet hiver, nous avons organisé une sorte de « Restos du cœur » : huit mille personnes sont venues.
Le danger est qu'on oublie ceux qui ne viennent pas. Alors, de temps en temps, je vais dans les banlieues nouvelles d'Erfurt avec des prospectus d'information sur notre action. Je sais que je ne récolterai pas d'argent mais, à chaque fois, tous mes dépliants partent rapidement. Ainsi, j'essaie d'atteindre d'autres personnes.
Revue Quart Monde: Quel travail faites-vous avec les gens qui viennent à la maison « Zuflucht » ?
Le premier travail que nous faisons, souvent, ne se voit pas. Il s'agit tout simplement de réapprendre à vivre aux gens qui arrivent chez nous. Parfois, ils n'ont même plus conscience de leur corps, ils ne savent plus quand ils ont faim, ils ont perdu le sens du temps... La pauvreté rend malade. Les législateurs ne s'en rendent pas compte. Ils voient que les gens sont sans abri mais ils ne réalisent pas que ce sont des hommes brisés dans leur chair, dans leur âme. Les plus pauvres sont dans une situation de traumatisme où tout est plus ou moins cassé dans leur environnement : famille, santé, vie affective, relationnelle, sociale... Les plus pauvres paient pour tout, dans tous les domaines.
Notre deuxième travail est d'aider les plus faibles à faire reconnaître leurs droits et à leur donner une voix. Pour cela, nous avons, dans différents domaines, des lieux de conseil pour les personnes en difficulté.
Et puis nous cherchons à être un lieu de rencontre et de partage. Notre objectif est de créer une communauté avec une âme car l'homme ne vit pas seulement de pain. Il est à la recherche de sens, de spiritualité. Le travail social ne fait pas tout.
Revue Quart Monde : Est-ce que vous voulez dire par là que le professionnalisme que s'est fixé le travail social ne permet pas de redonner un sens à la vie des personnes en situation de détresse ?
Je pense qu'il ne devrait pas y avoir de contradiction entre professionnalisme et partage avec les plus pauvres. Aujourd'hui, je connais dans le travail social nombre de personnes très compétentes (médecins, infirmières...) qui ne savent plus - ou ne peuvent plus car elles sont obligées de compter seconde par seconde les traitements qu'elles donnent - prendre le temps de parler quelques minutes avec les gens. Le mot juste aide souvent plus qu'un pansement.
Le problème est que, aujourd'hui, on peut s'enrichir de la pauvreté des gens. On ne voit plus l'homme en termes d'être humain mais en termes de finances. Et là, l'Europe va davantage brouiller les cartes.
Revue Quart Monde : En quel sens ?
Le marché social devient aussi un marché économique. Dans ce domaine aussi, il va y avoir de la concurrence au niveau européen. Est-ce que cela signifie que, si les services anglais ou espagnols sont moins chers que les services français ou allemand, on choisira les premiers sans se préoccuper de la qualité ? L'Europe est une bonne chose pour la sauvegarde de la paix mais sa construction coûtera cher.
Revue Quart Monde : Quelle Europe souhaiteriez-vous ?
Je souhaite une Europe sociale qui permette justice et équité entre tous. Une sorte d'Etats-Unis d'Europe où tous ont les mêmes droits, pauvres ou riches, Portugais, Belges ou Italiens, et où l'Etat à l'obligation d'aider les plus démunis. Il y aura toujours des pauvres dans nos sociétés. Mais c'est la façon dont je les rencontre qui est importante. L'Evangile m'aide, il me dit que le pauvre a autant de valeur que moi.
Revue Quart Monde : Par votre travail de pasteur, vous avez été, avant 1989 et la chute du mur de Berlin, très en contact avec la population de l'ancienne RDA. Aujourd'hui, vous êtes toujours engagé‚ auprès de la population mais la RDA.n'existe plus. Qu'est-ce qui a changé dans l'organisation politique de la société ?
L'ex-RDA était une société de classes essentiellement moyennes dans laquelle l'Etat jouait le rôle de père. Parfois un père aimant, parfois un père encombrant, gênant. L'argent n'avait pas d'importance : vous arriviez avec des œufs chez quelqu'un ; il vous les échangeait contre des salades. C'était un pays où la sécurité sociale primait sur tout. Il n'y avait pas d'économie de marché‚. Mais le système n'était pas crédible économiquement et c'est pour cela qu'il s'est effondré. Par exemple, dans ce système, le pain coûtait moins cher que les céréales nécessaires pour le fabriquer ; le prix des aliments de base n'a pas augment‚ entre 1953 et 1989.
Aujourd'hui, nous sommes dans un système régi par l'argent, transféré tel quel par l'Allemagne de l'Ouest. La société n'est plus une société de classes moyennes mais une société inégalitaire. La question que doivent aujourd'hui résoudre les politiques est : comment éviter une explosion sociale, conséquence quasi inévitable des inégalités ? Aujourd'hui, nous vivons presque dans une société qui n'a plus besoin des hommes...
Revue Quart Monde : Qu'entendez-vous par une société qui n'a plus besoin des hommes ?
J'irais jusqu'à dire que nous sommes au d‚but d'une sorte de « fascisme social ». Pour moi, « fascisme social » signifie que l'homme est déterminé par sa conformité à un modèle défini par la société : performance, jeunesse, flexibilité, deviennent des mots d'ordre... On exclut celui qui ne répond pas à ces critères. On exerce là une violence terrible. Non pas une violence physique mais une violence structurelle qui met des hommes et des femmes de côté.
Je peux faire une sorte de parallèle - même si je ne le mène pas jusqu'au bout - avec le passé. Hiltler a voulu créer l'homme « allemand », le communisme, l'homme « communiste ». Aujourd'hui, la société industrielle veut créer l'homme « industriel ». Ce sont des images créatrices de mort. Peu s'en rendent compte. Mais que fait-on lorsqu'on dit à un homme de cinquante ans qu'il n'est plus utile à la société ? Comme si à cinquante ans on était fini... Chagall a commencé à peindre à cinquante ans...
Revue Quart Monde : Quels rapports aviez-vous en tant que pasteur avec le régime de la RDA. ?
Les Allemands de l'Ouest veulent toujours me faire dire que j'ai souffert du temps de la RDA. Mais ce n'était pas le cas car, tout en ‚tant un homme critique, je me reconnaissais comme un enfant de la RDA.
Enfant, je n'étais pas dans les Jeunesses communistes. Ensuite, j'ai refus‚ de faire mon service militaire. Pendant la seconde Guerre mondiale, mon père était officier de la Wehrmacht1. Il ne m'a jamais appris ce qui s'était passé‚ en 1939-1945. Au moment de la guerre du Vietnam, j'ai rencontré un pasteur qui m'a appris ce qui signifiait la guerre, ce que signifiaient les injustices. Je suis alors devenu profondément pacifiste.
Comme je n'étais pas dans les Jeunesses communistes, je ne pouvais pas faire d'études de théologie. J'ai alors travaillé dans une boulangerie tout en suivant des cours du soir en théologie. Je suis devenu pasteur, et, en tant que pasteur, j'ai disposé d'une relativement grande liberté. Pourquoi ? Je l'ignore. Je connais des pasteurs que le régime a cassés tant il les soumettait à de fortes pressions psychologiques. Moi, j'étais comme Daniel dans la Bible : seul livré aux lions et pourtant pas dévoré. Je dois ajouter que, lorsque je suis devenu pasteur dans les années quatre-vingt, les rapports entre l'Eglise et le régime étaient beaucoup moins tendus que dans les années soixante. L'Etat était un partenaire difficile certes, mais nous nous respections mutuellement.
C'est pour cela que j'ai été profondément blessé lorsque je suis allé consulter mon dossier à la Stasi2 après la chute du mur de Berlin. J'y ai lu que j'étais considéré comme « ennemi » du régime. Il était écrit : « Le Ring est à combattre par tous les moyens dont nous disposons ». Cela signifiait que, en cas de révolution politique en RDA., j'étais immédiatement envoyé en camp d'internement. J'ai été très choqué car je ne m'étais jamais considéré comme un ennemi de mon pays et je ne pensais pas que le régime me percevait comme tel.
Mais la RDA était malade, malade de peur. Aujourd'hui, avec le recul, je m'en rends compte. Plus un régime a peur, plus il développe des systèmes de sécurité.
Revue Quart Monde : Comment analysez-vous la situation sociale en Allemagne depuis la chute du mur ?
En RDA, nous vivions dans une société de pénurie matérielle. Mais, finalement, cette société avait du bon car la solidarité entre les gens jouait un rôle très important. En fait, c'était une société d'échanges dans laquelle chacun avait besoin de l'autre pour s'en sortir. Tout le monde se connaissait. Aujourd'hui, nous avons besoin d'argent et non d'hommes. C'est cela la pauvreté dans la richesse.
Revue Quart Monde : Mais est-ce que cela signifie que la pauvreté n'existait pas en RDA. ?
La pauvreté matérielle n'existait pas. L'idéologie communiste l'interdisait, en quelque sorte. Mais il y avait, bien sûr, de la pauvreté plus ou moins cachée. Cependant, dans l'idéologie communiste, l'Etat devait soutenir les plus pauvres. Par exemple, en URSS où l'économie de marché ne signifiait rien, ceux qui n'avaient pas de quoi se vêtir recevaient des manteaux de l'armée. Dans cette économie de pénurie, on prenait ainsi peut-être mieux en compte la pauvreté que dans certaines démocraties occidentales.
Mais on dit qu'il n'y avait pas de pauvreté en RDA car tout le monde avait un travail. Travailler était un droit et un devoir fixés par la loi. Un droit : ainsi, lorsque quelqu'un sortait de prison, on devait lui fournir immédiatement un logement et un travail. Un devoir avec toutes les conséquences qui en d‚coulent pour ceux qui refusaient de travailler. Ces derniers étaient considérés comme « asociaux » et envoyés en prison.
En RDA, les prisons jouaient un rôle économique majeur. Tous les détenus travaillaient, souvent plus durement que les autres ouvriers, dans des entreprises. Par exemple, à Halle, les femmes détenues étaient toutes employées dans une laverie. Elles remplissaient une réelle fonction économique. En un sens, c'était absurde car les prisonniers ne touchaient, en tant que travailleurs, que 17% du salaire net et les seuls produits qu'ils pouvaient se procurer en prison étaient des produits de luxe.
Aujourd'hui, ceux qui étaient emprisonnés sous le régime de la RDA ont été amnistiés mais ils vivent difficilement car ils ne touchent aucune retraite. Les années de travail en prison ne sont effectivement pas reconnues comme telles.
En fait, en RDA, les idées étaient souvent bonnes mais les hommes les ont perverties. Par exemple, les logements que l'on donnait aux anciens détenus étaient indignes des êtres humains. Ceux qui relogeaient n'auraient jamais accepté d'y vivre. On donnait du travail à tous mais les anciens prisonniers étaient accueillis avec des préjugés dans les entreprises et étaient vite exclus par leurs collègues. En fait, on leur demandait beaucoup plus qu'aux autres. Il n'est guère étonnant que beaucoup soient retournés très vite en prison. Aucun accompagnement psychologique, de type « pédagogie sociale », n'était prévu. J'irais jusqu'à dire que leur retour derrière les barreaux était programmé d'avance...
Revue Quart Monde : Quel est le débat sur la pauvreté aujourd'hui en Allemagne ?
En 1962, période faste économiquement, était votée en Allemagne de l'Ouest la « loi fédérale d'aide sociale ». Aujourd'hui, cette loi n'arrive plus à lutter contre la pauvreté grandissante. La pauvreté devient uniquement l'affaire des administrations. Cette tradition administrative remonte à Bismarck3. En Allemagne, tout est organisé, la pauvreté aussi. Les pauvres sont des dossiers sans voix. L'accepter, c'est trahir la démocratie.
Revue Quart Monde : Laisser les plus pauvres sans voix, c'est trahir la démocratie ?
C'est trahir la démocratie car les citoyens ne connaissent pas les lois et ne peuvent se défendre. Aujourd'hui, il suffit de ne rien faire pour être coupable. Je pense aux familles qui sont expulsées car elles n'ont pas payé leur loyer ou qu'elles ont des dettes. Ces familles reçoivent un avis qui les informe de leur expulsion et qui les avise de la possibilité de recours qu'elles ont si elles s'adressent au bureau d'aide sociale. Lorsque les familles utilisent ce recours, l'expulsion est généralement retardée d'au moins trois mois, le temps de réfléchir à une autre solution. Lorsqu'elles dépassent les délais imposés, elles n'ont plus aucun recours et se retrouvent à la rue. A Erfurt, seules 5% des familles qui en ont la possibilité font appel à ce recours.
Les administrations restent muettes car elles savent qu'elles n'ont pas les moyens de remplir leur mission ; l'argent manque. Nous sommes dans un système où ceux qui savent s'en sortent et où les autres sont mis de côté. C'est une société du chacun pour soi. Qu'est-ce qu'une démocratie dans laquelle le mot liberté n'a aucun sens si l'on n'a pas d'argent ?