Eternelles histoires de mendicité

Kemnitz

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Kemnitz, « Eternelles histoires de mendicité », Revue Quart Monde [En ligne], 159 | 1996/3, mis en ligne le 01 mars 1997, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/757

Que faire face à celui qui mendie ? Compatir ? Condamner ? Exclure ? L'histoire de l'incompatibilité entre misère et progrès politique.

Article traduit du bimensuel Motz, journal vendu par des sans-abri de Berlin. Mars 1996

Deux périodes, surtout, ont marqué cette ‚poque : autour de l'an 800 et durant la vague de peste de 1350 à 1390. Le nombre des mendiants, colporteurs et brigands n'a alors cessé de croître. S'ajoutaient aussi les artistes-forains, escrimeurs, acteurs et jongleurs que l'on considérait comme un peuple ambulant honorable. A l'inverse, on tenait pour malhonnêtes les équarrisseurs, bergers, charbonniers, les vanniers et fabricants de brosses, les rémouleurs de ciseaux, rétameurs, chasseurs de parasites, barbiers, docteurs ambulants et bourreaux ainsi que les écrivains publics, les « calotins dissolus » et les moines en fuite.

Ces derniers subvenaient à leurs besoins en travaillant, les mendiants et les voleurs étaient considérés comme des personnes sans travail. Mendier, même par choix de « style de vie », était reconnu comme un don de Dieu, faire l'aumône comme une action plaisante à Dieu. Cela était vrai pour les mendiants sédentaires comme pour ceux qui voyageaient.

La forte augmentation du nombre des mendiants itinérants pendant les temps de peste et le pouvoir croissant des villes débouchèrent sur les premières interdictions de mendier. La ville de Nuremberg, par exemple, n'autorisait la mendicité qu'après avoir examiné préalablement si ceux qui demandaient de l'aide étaient vraiment dans le besoin. Cette autorisation - si elle était accordée - était valable six mois et était réservée aux personnes résidentes du lieu, inaptes au travail. Les mendiants ambulants, eux, n'avaient pas le droit de rester dans la ville plus de trois jours. En 1394, fut édictée, en Prusse, la première interdiction générale de mendier en dehors de sa commune d'origine. La ville de Vienne, quant à elle, commanda une enquête afin de déterminer si les mendiants étaient, ou non, agréables à Dieu.

Cependant, d'une manière générale, les mendiants survivaient grâce à un commandement de Charlemagne remontant à l'an 806 qui demandait aux Eglises ainsi qu'aux fondations privées de soutenir et d'aider les errants.

Du seizième au dix-huitième siècle

A l'époque de la Réforme, de la guerre des Paysans et de la Contre-Réforme catholique, on associa de façon croissante mendiants et populations paysannes ambulantes à délinquance et criminalité. Les villes suspectaient ces anciens paysans d'être des combattants qu'elles avaient chassés pendant la guerre des Paysans.

Désormais, on contrôlait non seulement la situation de besoin des mendiants mais également leur façon de mendier (!) et leurs « bonnes mœurs ». Une ordonnance de la police impériale interdit aux communes de renvoyer les habitants pauvres sur les grandes routes. Et, au même moment, la mendicité itinérante fut interdite. Tout mendiant capable de travailler pouvait être condamné.

La guerre de Trente ans marqua un changement d'attitude envers ceux qui faisaient la manche sur les routes. Des princes dont les royaumes avaient été décimés instituèrent pour repeupler leurs territoires une prime pour les mendiants.

Au cours du dix-septième siècle, on assista à un nouveau changement d'attitude. La mendicité avait perdu son caractère de don divin. Elle ‚tait de plus en plus perçue comme un comportement individuel corrigible, ce qui est toujours le cas aujourd'hui. On instaura les premières institutions de redressement et les centres de travail pour lutter contre la pauvreté par le biais d'une éducation programmée.

A la fin du dix-huitième siècle - époque où, par exemple, presque un tiers des citoyens de la ville de Berlin vivait d'aumônes et de soutiens financiers - la répression de l'Etat envers les mendiants augmenta à nouveau. Les maisons de détention développèrent leur caractère punitif. En 1751, une ordonnance bavaroise déclarait étranger tout mendiant non-bavarois. Les mendiants originaires de Bavière étaient « uniquement » fouettés et renvoyés vers leur lieu de naissance tandis qu'un étranger convaincu de récidive risquait l'exécution. En 1765, la police organisa en Bavière la première rafle contre des mendiants. Dans presque toutes les principautés allemandes, la mendicité était frappée d'une lourde peine et il ‚tait interdit de faire la charité à un mendiant ou simplement de l'héberger. On livrait les mendiants à l'armée, on les obligeait à travailler pour les souverains. Même les enfants de vagabonds qui auraient pu justifier d'un lieu de naissance n'obtenaient pas le droit de citoyen et se voyaient alors privés de tout droit à une assistance financière.

Le dix-neuvième siècle

Avec l'industrialisation et l'essor économique de la fin du dix-neuvième siècle, les répressions prirent de plus en plus un caractère économique. On aurait pu penser que le développement du travail salarié - même effectué dans des conditions inhumaines - et l'essor du chemin de fer donneraient aux mendiants la liberté de s'établir où ils le souhaitaient. Ce ne fut pas le cas. Il leur ‚tait uniquement permis de séjourner dans un endroit lorsqu'ils parvenaient à subvenir à leurs besoins par un gagne-pain quelconque.

Hors de leur lieu de naissance, ils pouvaient, au bout de quelques années, acquérir un droit à l'aide financière. Ceci mettait fin au principe selon lequel tout pauvre ne recevait d'aide que sur son lieu de naissance, sur son domicile de secours. Mais cela signifiait aussi que les pauvres perdaient le droit à ce domicile de secours - droit pour la vie entière - et aussi le droit d'y revenir.

A la fin du dix-neuvième siècle, la recherche de travail exigea une nouvelle mobilité qui mit beaucoup de travailleurs sur les routes. Ceci se fit dans une grande fébrilité en réaction aux nombreuses poursuites pénales entamées contre les mendiants dans tout l'Empire allemand et à la criminalisation de la mendicité. Administrativement, on faisait bien la distinction entre un vagabond et un voyageur à la recherche d'un travail. Papiers d'identité et attestation de travail permettaient cette distinction. Sans papiers, les mendiants étaient menacés de peines d'emprisonnement de six semaines pour mendicité et d'emprisonnement forcé en cas de récidive. Une personne qui, après avoir perdu son gîte, n'en retrouvait pas rapidement ou se trouvait dans l'impossibilité de prouver qu'elle avait entamé sans succès des démarches s'exposait à une poursuite pénale.

Les jugements étaient rendus en procédure d'urgence. La misère sociale, qu'on appelait « la question des vagabonds » suscitait des initiatives diverses, la plupart du temps de mouvance chrétienne. Jusqu'à la fin du siècle, un système d'aide aux pauvres-migrants se développa, non pas pour stopper la migration, mais pour la contrôler et la canaliser. Ce système reposait sur trois types d'action : l'hébergement, les associations anti-mendicité (pour protéger les citoyens des mendiants faisant du porte-à-porte) et des sortes de stations de ravitaillement et colonies de travailleurs.

L'aumône versée par un bureau remplaçait la charité faite sur le seuil des maisons. Souvent, son versement était lié à l'obligation de quitter la ville. Par la suite, les administrations demandèrent très souvent du travail en ‚change. « Travail plutôt qu'aumône » devint le credo des colonies de travailleurs. Celles-ci étaient conçues comme une aide privée aux chômeurs, mais elles se voulaient être aussi des maisons d'éducation de mouvance chrétienne et morale.

Durant ces années s'accomplirent de nombreux changements : on est passé d'une aumône anarchique à une charité organisée, d'un personnel bénévole à des employés à plein temps. On a cherché plus à discipliner l'âme intérieure qu'à contrôler les comportements.

Le vingtième siècle

La République de Weimar1 vota un décret concernant l'assistance sociale sur le territoire allemand, l'assistance chômage légale et une aide publique à la recherche d'emploi. Les dispositions pénales du « Kaiserreich »2 restèrent cependant en vigueur bien que de moins en moins appliquées. Cependant, presque un demi-million de personnes vivait dans la rue - par nécessité ou par soif de vivre - à la fin de la République de Weimar. Le critère d’ « utilité sociale » devint le critère majeur. Ceux qui vivaient dans la rue par choix n'entraient pas dans la norme. Le terme « asocial » entra dans le langage courant. Le vagabond fut désigné comme « psychopathe »

Avec l'avènement du nazisme, les rafles contre les mendiants reprirent avec une ampleur encore jamais atteinte. On emprisonna les mendiants, on les extermina dans les camps de concentration, on appliqua un programme pervers d' « extermination par le travail »

De 1933 à 1938, les nazis transformèrent les traditionnels « carnets de route » qui donnaient accès aux « auberges de la patrie »3 en véritables permis de circuler. Quiconque voyageait sans ces papiers risquait l'emprisonnement. Le premier « Service des nomades » fut créé en Bavière. Il dépendait du Ministère bavarois de l'intérieur. Dès 1936, sans-domicile-fixe, mendiants, gitans et proxénètes furent systématiquement arrêtés. Ceux qui étaient sans permis étaient envoyés directement au camp de concentration de Dachau. Plus de onze mille disparurent dans les camps de concentration.

L'après-guerre

Après la guerre, plus de six millions d'Allemands - réfugiés des territoires de la Prusse orientale, de Silésie... - affluèrent vers l'Ouest alors que presque 22% de l'habitat venaient d'être détruits.

L'errance dans les villes, la mendicité et le marché noir apparurent. Pour que tous acceptent d'être relogés dans les logements disponibles, les autorités remirent en vigueur un décret datant de la fin du dix-neuvième siècle qui faisait obligation d'avoir un domicile fixe. Quiconque s'y opposait risquait la prison ou le centre de travail forcé. La loi fédérale d'aide sociale de 1962 prévoyait encore une peine de privation de liberté sous forme de placement forcé dans un établissement pénitencier. C'est seulement en 1969 que les peines de travail forcé furent supprimées.

La réforme de l'article 72 de la loi fédérale d'aide sociale du 1er avril 1974 a introduit, pour la première fois, un droit qui assure un soutien « aux personnes en grande difficulté sociale ». Depuis 1976, les sans-abri comptent explicitement parmi ces « personnes en grande difficulté sociale »

Les solutions de la République démocratique allemande (R.D.A)

Vagabonder et mendier en R.D.A. étaient « asocial ». Dans les rues, on ne voyait personne tendre la main, mais plutôt des gens fouiller les poubelles. La R.D.A cachait bien ses pauvres. Mais, durant toutes ses années d'existence, elle eut toujours ses clochards et ses vagabonds. En 1950, il existait neuf colonies de travailleurs et encore bien plus « d'auberges de la patrie ». Ces établissements furent peu à peu fermés parce qu'ils ne correspondaient pas à la notion de l'assurance sociale prônée par les idéaux socialistes. En 1965, il ne restait plus que cinq auberges et deux asiles de nuit de cent soixante-quatre places. En R.D.A., personne n'était sans abri.

Il en fallait réellement beaucoup pour qu'un bailleur expulse un locataire. Néanmoins, quand cela se produisait, un nouveau logement était trouvé pour le locataire dans les plus brefs délais. Ceux qui étaient en prison avaient obligatoirement à leur sortie un logement et un travail. Toute entreprise d'une certaine taille devait respecter des quotas pour pouvoir les intégrer. Des actions d'éducation, de parrainage et de soutien étaient réalisées par l'intermédiaire des groupes syndicaux et des collectifs de travail

Ce système reposait sur un décret « sur les personnes à risque ». Le principe de base ‚tait le suivant : intégrer socialement à travers l'éducation socialiste.

Les mesures correspondant à cet idéal socialiste et leur application d‚pendaient, dans chaque entreprise, de la « commission des conflits ». Chacun pouvait faire appel devant ces commissions. Des mesures répressives étaient seulement prévues en cas de récidive et pour les cas graves. Souvent les tribunaux rendaient des jugements qui restreignaient le droit de séjour dans les villes très demandées. Faire de la prison ou être dans un centre de travail durant six à huit mois n'étaient pas rare.

Avec la stagnation politique croissante de la R.D.A., beaucoup de jeunes, surtout ceux qui refusaient de s'adapter au système politique et professionnel, commencèrent à errer d'un endroit à l'autre. Les « politiquement mécontents » étaient, pour l'administration, des citoyens qui représentaient un danger potentiel pour la société. Ils furent de plus en plus traités comme tels afin d'être réduits au silence.

Appendice

La longue histoire des interdictions de mendier montre leur inefficacité. Vouloir remplacer la mendicité par l'assistance publique ou par le travail forcé n'a jamais réussi. Qu'est-ce qui distingue celui qui mendie dans la rue de celui qui va voir l'assistance publique et l'agence pour l'emploi ?

Le dernier se confronte aux tracasseries bureaucratiques, le premier en subit plutôt de la part de la police. Aujourd'hui, mendier pour trouver un travail est devenu une réalité alors qu'autrefois les mendiants étaient menacés de travail !

Une assurance sociale de base avec la possibilité de choisir librement son travail permettrait peut-être d'en finir avec l'obligation de mendier pour vivre. Mendier est une occupation très dure que l'on ne parviendra pas à supprimer tant qu'elle permettra d'assurer la survie d'hommes qui n'ont pas d'autre choix.

1 Régime républicain de l'Allemagne de 1919 à 1933, date de la prise de pouvoir par les nazis

2 Empire allemand de 1871 à 1918

3 Carnet que possédaient, depuis le dix-neuvième siècle, les travailleurs ambulants et sur lequel étaient not‚s leurs haltes et le travail effectué

1 Régime républicain de l'Allemagne de 1919 à 1933, date de la prise de pouvoir par les nazis

2 Empire allemand de 1871 à 1918

3 Carnet que possédaient, depuis le dix-neuvième siècle, les travailleurs ambulants et sur lequel étaient not‚s leurs haltes et le travail effectué dans les « auberges de la patrie ». Ces auberges, créées dans la mouvance caritative chrétienne, fournissaient gîte, couvert et travail à ces « compagnons du devoir »

Kemnitz

Kemnitz est rédactrice en chef du journal berlinois de sans-abri Motz, créé en mai 1995. Après la chute du mur de Berlin, elle s'est trouvée dans une situation de crise tant personnelle que professionnelle. Elle a participé à une grève de la faim pour soutenir des amis qui vivaient en caravane. Ses reportages sur cet acte « politique » lui ont servi de tremplin pour le journalisme.

CC BY-NC-ND