Paradoxale Allemagne

Claire Isambert

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Claire Isambert, « Paradoxale Allemagne », Revue Quart Monde [En ligne], 159 | 1996/3, mis en ligne le 05 mars 1997, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/789

Après la réunification, l'Allemagne se transforme et s'interroge. Efficacité du système de protection sociale et pauvreté, unification et solidarité, deviennent thèmes du débat public et sujets de discussions... Essai de mise en perspective

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Allemagne

Très tôt en Allemagne s'est manifestée la volonté de protéger l'homme contre les risques de la vie. La mise en place d'un système de protection sociale s'est, en effet, faite de façon « précoce » par rapport aux autres pays européens. Les lois sociales de Bismarck datent de la fin du dix-neuvième siècle : l'assurance maladie (1883), l'assurance contre les accidents du travail (1884) et l'assurance invalidité et retraite (1889). Seule l'assurance chômage a été instaurée après la première Guerre mondiale. Et c'est en 1962 qu'a été votée la loi fédérale sur l'aide sociale. L'objectif de cette loi était clair : il s'agissait de donner les moyens à ceux qui n'avaient plus rien de « mener une vie qui corresponde à leur dignité d'homme ». Le but était de supprimer les poches de pauvret‚ mais aussi de considérer l'homme comme un tout dont la dignité d‚pendait non seulement de sa sécurité matérielle mais aussi de sa participation à la vie sociale et culturelle de son pays

Une tradition sociale ancienne mais une grande pauvreté taboue

L'Allemagne a donc été un des premiers pays en Europe à légiférer en ce sens et pourtant la pauvreté reste un sujet  presque tabou. Tabou parce qu'il difficile de comprendre et d'accepter que, malgré un système de protection tellement « en avance », la pauvreté existe et se développe toujours.

Difficile de comprendre que l'expérience de la pauvreté aujourd'hui est différente de celles que les Allemands ont faites au cours de leur histoire. Pendant la République de Weimar et juste après la seconde Guerre mondiale, ils ont connu une misère tant morale que matérielle. Mais il s'agissait, du moins dans l'après-guerre, d'une misère vécue par tout un peuple qui se devait de reconstruire son pays et de bâtir une démocratie. Aujourd'hui, ce sont plutôt des expériences de d‚ni de dignité, de sentiment de dévalorisation, vécues dans l'isolement... Les Allemands qui ont connu la guerre et participé à la reconstruction de leur pays en ruine ne comprennent pas toujours cette pauvreté et ont du mal à admettre qu'elle existe : selon eux, les plus pauvres seraient sans volonté et refuseraient de « retrousser leurs manches » pour s'en sortir.

Difficile d'accepter car la pauvreté est vécue comme l'échec d'un modèle qui ne réussirait pas à assurer la protection de chaque individu comme il se l'était fixé après le traumatisme de la seconde Guerre mondiale.

Aujourd'hui, le débat porte alors davantage sur la nécessaire réforme du système de sécurité sociale que sur la dévalorisation que vivent les plus pauvres. On considère, en Allemagne comme ailleurs, que le chômage est la cause majeure de l'augmentation de la pauvreté et que le système de sécurité sociale n'est plus à même de l'enrayer. Les critiques portent essentiellement sur trois points. Le système est organisé pour des « parcours » classiques, lin‚aires au niveau professionnel et personnel. Il prend fort peu en compte la multiplication des formes de vie et les itinéraires plus ou moins cahotiques. Par ailleurs, il est mis à mal en période de crise car il est fond‚ sur une économie de croissance. Enfin, il est lié, selon le principe même de l'assurance, au statut de travailleur : le niveau de prestations que versera l'Etat à un assuré nouvellement au chômage dépend en grande partie de son activité professionnelle et de sa rémunération passées. Conséquence : l'allocataire ne peut guère améliorer  sa situation grâce aux prestations sociales qu'il reçoit. Et, très souvent, ceux qui se trouvent en bas de l'échelle sociale s'appauvrissent davantage lorsqu'ils sont touchés par le chômage. Ainsi, les clivages dans la société s'accentuent.

Plus de trente ans après son entrée en vigueur, la loi d'aide sociale ne semble pas avoir vraiment atteint ses buts. La pauvreté n'a pas disparu : on permet surtout aux plus défavorisés de « survivre », et non de vivre, en leur versant des allocations, en leur donnant des bons de vestiaires... - « Personne ne meurt de faim », comme le dit Peter Huysmann. Mais peu s'en sortent vraiment.

Un pays unifié mais pas vraiment uni

Depuis la réunification, le paysage politique allemand est « troublé ». Deux systèmes sociaux différents, deux populations coupées l'une de l'autre pendant cinquante ans, se sont retrouvés ensemble et doivent se compléter. Mais se compléter comment ? Beaucoup pensent que la réunification s'est réalisée « au détriment » de l'Est. Certains parlent de « mutation nécessaire » de l'Est, d'autres de « processus trop rapide », d'autres encore de « colonisation de l'Est par l'Ouest ». Les organisations caritatives dénoncent le fait que l'on ait transféré à l'Est le système social de l'Ouest tel quel sans modifications préalables, c'est-à-dire avec ses failles et ses faiblesses. Mais, parallèlement, des responsables politiques, une large majorité du public..., assurent que l'Allemagne de l'Est aurait sombré sans les transferts massifs de l'Ouest vers l'Est. Les Allemands de l'Ouest participent de fait à la reconstruction de l'Est par le fameux « impôt de solidarité »1. Il ne faudrait cependant pas assimiler avec l'Est le problème de la pauvreté au risque d'oublier que la misère et l'exclusion existent aussi à l'Ouest.

Aujourd'hui, l'Allemagne est en quête de solidarités « concurentielles » : une solidarité « verticale » vers les plus pauvres de l'ensemble du pays et une solidarité « horizontale » entre l'Est et l'Ouest. La République fédérale est très consciente que cette dernière est bien davantage que des transferts massifs d'argent de l'Ouest vers l'Est. Elle requiert une écoute mutuelle et un dialogue qui laissent les préjugés de côté. En effet, l'effondrement des pays de l'Est ne peut se résumer uniquement à une pauvreté économique. Il signifie aussi une grande inquiétude psychologique face à un avenir incertain, avec son augmentation massive du chômage car le plein emploi n'est plus garanti. Actuellement, la solidarité « horizontale » prend le pas sur la « verticale » avec l'illusion que régler les inégalités entre l'Est et l'Ouest permettra de couvrir les inégalités sociales.

La pauvreté en Allemagne est plus qu'une simple question de revenus. Elle interroge les Allemands : quelle société veulent-ils construire ? Quelle solidarité souhaitent-ils pour leur pays ? Et ce, avec les plus pauvres de l'Est comme de l'Ouest pour partenaires.

1 L'impôt sur le revenu des Allemands de l'Ouest a augment‚ de 7,5% après la réunification pour payer la « reconstruction » de l'Est
1 L'impôt sur le revenu des Allemands de l'Ouest a augment‚ de 7,5% après la réunification pour payer la « reconstruction » de l'Est

Claire Isambert

Diplômée en sciences politiques, Claire Isambert vit depuis deux ans à Berlin. Elle travaille depuis octobre 1995 dans l'ancienne Allemagne de l'Est avec les volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde

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