Pratiques numériques des personnes à la rue : entre solitude et maintien de soi

Marianne Trainoir

p. 15-20

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Marianne Trainoir, « Pratiques numériques des personnes à la rue : entre solitude et maintien de soi », Revue Quart Monde, 248 | 2018/4, 15-20.

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Marianne Trainoir, « Pratiques numériques des personnes à la rue : entre solitude et maintien de soi », Revue Quart Monde [Online], 248 | 2018/4, Online since 01 June 2019, connection on 13 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7787

La vie entre rue et assistance impose aux personnes à la rue un certain nombre d’épreuves qui les obligent à lutter contre la dégradation de leurs situations d’existence et la menace identitaire qu’elles comportent. L’auteure aborde ici cette lutte pour le maintien de soi qui s’inscrit à la fois dans le quotidien de la rue et dans le temps plus long de la biographie, et analyse comment les pratiques numériques observées dans son enquête ethnographique y contribuent.

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Société de l'information

Au quotidien, le maintien de soi se travaille dans la gestion de l’image de soi (pour soi et pour autrui). Dans la temporalité biographique, le maintien de soi constitue un « défi au temps » selon les mots de Paul Ricoeur1. Il s’agit de se maintenir comme sujet de sa propre vie à travers la recherche de cohérence et de continuité entre un passé, un présent et un futur. C’est par la réflexivité et la mise en récit que cette continuité peut être maintenue ou recouvrée mais cette posture est difficile à adopter dans un quotidien marqué par l’absence d’espace intime, la précarité et l’urgence. Ainsi, le travail de maintien de soi est harassant et lorsque la personne ne parvient plus à maintenir une image positive d’elle-même ni une forme minimale d’unité biographique, apparait le risque de l’épuisement capacitaire. Sont alors empiriquement observés des états d’abdication et de régression ainsi qu’une altération de la parole et la mémoire.

Le maintien de soi est donc une lutte au quotidien et la lutte de toute une vie mais il est une lutte qui n’exclut pas la recherche de plaisir. Le divertissement et les joies du quotidien participent ainsi au maintien des capacités. Cette lutte s’actualise dans l’ensemble des pratiques quotidiennes (activités domestiques, activités de loisirs et sociabilités, activités professionnelles, démarches administratives, etc.) dont les pratiques numériques qui font l’objet de ce numéro.

Enquêter sur les pratiques numériques quotidiennes

L’appréhension des pratiques quotidiennes nécessite un travail en immersion dans les terrains, au plus près des acteurs. Il ne s’agit pas seulement d’aller « sur » le terrain, mais de plonger « dans » un univers social. L’enquête ethnographique2 a donc combiné observations, entretiens biographiques et visites des espaces numériques des enquêtés.

De 2009 à 2014, j’ai passé environ une année en immersion dans chacune des quatre structures d’accueil de jour composant le terrain d’enquête. Cette longue période d’observation participante nous a permis de rencontrer un grand nombre de personnes connaissant ou ayant connu la rue. Puis, nous avons mené des entretiens biographiques avec quarante-cinq d’entre elles. Enfin, cette enquête a été complétée par une observation des espaces numériques personnels des enquêtés (comptes sur les réseaux sociaux, sites régulièrement consultés ou alimentés). Cela permet d’identifier les espaces que les individus fréquentent, la manière dont ils les investissent et de « rencontrer » les personnes avec qui ils sont en contact.

Ce long travail de terrain révèle comment les pratiques numériques soutiennent la lutte pour le maintien de soi dans les deux temporalités quotidiennes et biographiques précédemment évoquées.

Au quotidien : des pratiques numériques communes aux fonctions plurielles

Les pratiques numériques constituent un vecteur essentiel de l’accès aux droits et outillent la débrouille au quotidien. Pourtant, ces dimensions demeurent une préoccupation marginale dans l’expérience quotidienne vécue des personnes à la rue qui s’accommodent des difficultés dans une forme de fatalisme mêlant résignation et savoir-faire tactique. Les enjeux vécus semblent être ailleurs : dans le maintien de ses identités et de ses appartenances sociales. Les droits revendiqués concernent ainsi davantage l’accès aux divertissements, aux loisirs et à la communication. Le téléphone portable, équipement unanimement possédé par les enquêtés (même s’il doit être régulièrement renouvelé), apparaît comme le premier outil de cette gestion quotidienne de la survie. Par ailleurs, sans que cela ne semble découler de soucis techniques, les démarches administratives médiatisées mettent souvent les personnes à la rue dans l’embarras. Elles utilisent alors volontiers les équipements (ordinateur connecté, téléphone) des structures d’accueil afin de réaliser leurs démarches en s’assurant de la présence d’un tiers de confiance et du bénéfice d’un environnement sécurisant. Ces pratiques, bien que courantes dans le quotidien observé, sont peu abordées dans le cadre des entretiens. Les interactions avec l’aide sociale, foncièrement inégalitaires et souvent empreintes d’incompréhension, sont toujours vécues comme stigmatisantes. Elles participent à une forme de réduction de la personne à ses carences et à ses empêchements. Elles alimentent une fatigue, physiquement et moralement ressentie, qui est ainsi combattue en se concentrant sur autre chose, notamment les pratiques de divertissement et de sociabilités. On observe alors une banalisation des questions matérielles.

Les sociabilités numériques observées concernent en premier lieu les relations amicales de la rue. L’expérience commune facilite les échanges. Dans ce cadre, les réseaux socionumériques élargissent la diversité des formats de l’échange. Au-delà des dialogues interpersonnels (écrits et oraux), les correspondances numériques prennent la forme de statuts et de commentaires qui deviennent des correspondances publiques ou semi-publiques. À travers ces messages plus ou moins directement adressés, les enquêtés partagent leurs goûts, leurs humeurs, leurs joies, leurs colères, leurs loisirs et leurs préoccupations. Les photos, musiques et citations leurs permettent de partager des sentiments difficiles à exprimer avec leurs propres mots et, parfois, de solliciter directement du soutien et des conseils. Enfin, les messages à caractère humoristique ont vocation à renforcer les liens entre pairs. Les profils des différents enquêtés apparaissent plus ou moins politisés. Les réseaux sociaux sont, pour certains, un nouvel espace où relayer des combats parfois peu investis dans le quotidien. Les personnes qui ont les sociabilités numériques les plus actives sont celles qui sont très engagées dans la culture de la rue.

Au-delà des sociabilités numériques régulièrement entretenues, subsistent des liens plus faibles avec des amitiés généralement nouées avant la vie à la rue. Les liens sont alors maintenus tout en n’étant que peu entretenus. Les contacts sont conservés dans une forme de coprésence silencieuse qui donne naissance à des expériences contrastées. Ils inscrivent dans un univers social et introduisent de la continuité dans l’histoire personnelle. Pourtant, ils sont également source de souffrance morale. Sans attention réciproque ni vécu commun, ils soulignent le décalage entre le quotidien éprouvé et celui que donnent à voir les « amis ». Le « fil d’actualité » constitue alors une vitrine sur un monde qui devient, toujours davantage, étranger et inaccessible.

Dans le cadre des liens familiaux, les outils numériques de communication permettent parfois de surmonter l’éloignement géographique et d’adoucir les tensions. Toutefois, ce sont les carences dans les sociabilités familiales qui créent le sentiment de solitude le plus douloureusement ressenti. Si les rapports téléphoniques sont souvent conflictuels, les réseaux sociaux permettent de réintroduire de la distance notamment grâce à l’absence de la voix et à la possibilité d’échanger de manière asynchrone. Pour les plus jeunes, les comptes sur les réseaux sociaux constituent alors un espace « concédé » à la famille, notamment à la mère, pour lui permettre de jouer son rôle. Par ailleurs, les réseaux réintroduisent une forme de quotidienneté dont les placements et les fugues ont souvent privé les familles par le passé. Enfin, si les interactions familiales médiatisées constituent un support du maintien de soi par le réconfort moral et le soutien pratique qu’elles apportent dans une temporalité immédiate, la conservation de leurs traces joue également un rôle important. Les messages conservés sont consultés dans les moments de solitude incarnant une forme de présence et une attestation de l’appartenance familiale. Pourtant, les inadéquations entre les attentes des enquêtés et la réalité de leurs liens créent de la souffrance. Si les sociabilités numériques visent avant tout à soutenir le moral mis à mal par un quotidien difficile, les demandes de soutien ne sont souvent pas directement adressées. Ces messages sans adresse deviennent alors des messages sans retour, ne trouvant aucun écho compassionnel. De plus, les personnes à la rue changent très souvent de téléphone portable et de numéro en raison des pertes et des vols, mais aussi des dégradations dues aux conditions matérielles d’existence. Ces changements successifs entrainent ainsi la rupture de certains liens.

Les pratiques numériques visent également l’affiliation à un monde social commun. Les enjeux sont d’« être à la page » et d’« être au courant ». Les représentations sociales font des pratiques numériques des pratiques ordinaires voire « obligées » du quotidien. Certaines pratiques observées se justifient donc par la crainte d’apparaître marginal. Cette pression sociale est plus durement ressentie par les enquêtés les plus jeunes. Si l’adoption de pratiques culturelles et communicationnelles ordinaires permet de témoigner d’une appartenance au monde social, l’absence de sens attribué aux pratiques numériques témoigne à l’inverse de la distance ressentie avec le monde « normal ». Ne pas trouver d’utilité à une technologie socialement valorisée et dont on sait par ailleurs que beaucoup de personnes l’utilisent quotidiennement provoque un réel sentiment de relégation notamment chez les plus jeunes qui ont intériorisé l’idée que cela devrait « naturellement » faire partie de leur quotidien. Ils expérimentent alors un sentiment de culpabilité et de dissemblance radicale.

Tout cela ne doit pas occulter la dimension hédoniste des pratiques. Les pratiques de divertissement expriment la revendication d’un droit inaliénable au plaisir et colorent agréablement le quotidien. Elles visent une mise à distance de l’ennui, de l’isolement et des angoisses qu’ils génèrent. Les pratiques numériques routinières à visée de divertissement sont plutôt solitaires, elles relèvent essentiellement du jeu et de la consommation médiatique (musiques et vidéos en ligne). Ces pratiques solitaires créent une forme de bulle d’intimité éphémère autour de la personne lui permettant de s’extraire de la brutale réalité du quotidien. Les pratiques qui rompent cette routine sont des pratiques partagées qui prolongent numériquement des événements agréables vécus en commun (soirées, free parties, « virées »). Ces pratiques étirent le temps festif et soutiennent les sociabilités amicales entre pairs. Le plaisir – éprouvé, énoncé et revendiqué – contraste alors, pour certains, avec une habituelle théâtralisation de leur condition précaire. Les pratiques numériques permettent d’aménager le temps vacant pour lutter contre l’ennui et les angoisses qu’il génère. En outre, elles supportent la création de bulles d’intimité dans un quotidien vécu dans l’espace public ou la promiscuité des accueils collectifs. Les temps de connexions constituent des temps de pause permettant d’échapper à la situation immédiate et de stimuler un certain regard sur soi et une forme de réflexivité.

Des pratiques numériques biographiques : s’affirmer, se raconter et se rêver

Le maintien de soi vise le dépassement des épreuves biographiques successives à travers la recherche de cohérence et de continuité entre un passé, un présent et un futur. Dans un premier temps, les pratiques numériques estompent l’obligation de construire un récit cohérent et exhaustif. Elles permettent avant tout de « faire trace ». La continuité et la cohérence peuvent se travailler en aval dans la compilation, l’organisation, la sélection, la revisite et le commentaire de ces morceaux racontés de soi. Les espaces en ligne permettent ainsi la conservation de « traces » plus ou moins anodines ou narrées mais d’autant plus importantes que les enquêtés sont dépourvus d’espace propre et que la précarité du quotidien rend difficile la conservation des équipements matériels. Le numérique permet ainsi la conservation de documents divers (notamment des photographies) constituant des archives personnelles. Dans ces récits ordinaires et morcelés de soi, la suprématie de l’écriture diminue au profit d’autres types (image et photographie, enregistrement sonore, vidéo). Enfin, l’origine de ces publications n’est pas toujours claire. Si elles sont parfois des productions originales, elles sont souvent empruntées à d’autres. Ces écritures ordinaires (messages d’humeur, instants vécus, photographies ordinaires, citations partagées) requièrent certaines compétences spécifiques pour sortir de leur apparente banalité et acquérir un sens. Or, les personnes à la rue n’ont pas toujours ces compétences techniques, esthétiques, rédactionnelles et relationnelles spécifiques.

Enfin, les espaces numériques constituent de nouveaux espaces de réalisation virtuelle de fantasmes dans lesquels l’individu questionne ses limites identitaires. Cette manipulation de soi traduit la volonté d’échapper aux images de soi imposées par la société et le désir maladroitement exprimé d’exister « autrement ». Elle permet également de tester son autonomie et son aspiration à la liberté. Les espaces numériques sont un terrain d’expérimentation à la croisée entre histoire et fiction. Le sujet y rassemble les bribes de son histoire, faits historiques empreints de « variations imaginatives »3 en un tout acceptable dont il est à la fois le narrateur et le personnage principal. L’expression d’un soi alternatif permet de préserver et/ou tester la possibilité d’un futur. Si la formulation d’un projet semble souvent inaccessible aux personnes rencontrées, elles témoignent d’une inégale capacité à rêver de lendemains meilleurs.

Le maintien de soi : une lutte intersubjective

Mais ce qu’il convient de souligner c’est le caractère fondamentalement intersubjectif que revêt le maintien de soi. En effet, le succès ou l’insuccès de la lutte ne dépend pas seulement des capacités propres de la personne mais également du contexte interactionnel et de la capacité des acteurs de l’environnement à produire un accueil et une lecture bienveillants des pratiques singulières. La manière dont ces pratiques numériques hétérogènes vont être appréhendées par l’environnement, notamment les intervenants sociaux et les membres du groupe auquel la personne aspire à appartenir, détermine largement l’issue de la lutte. Se donner à voir ne constitue une expérience subjectivante que si quelqu’un regarde et que ces publications suscitent des réactions (positives). Sans réponse, le support se retourne contre le sujet et alimente le sentiment douloureux de solitude. Les objets et pratiques numériques en tant que promesses non réalisées de lien matérialisent alors durement l’isolement vécu.

Sur les réseaux socionumériques, l’orientation positive des échanges normalisent les interactions4. Si certaines expressions de soi permettent de soulager une estime de soi violemment ébranlée, l’impossibilité d’exprimer la part négative et douloureuse du quotidien crée des identités amputées d’une large part de leur réalité. Certaines publications des enquêtés montrent le désir de susciter la compassion, recherchent plus ou moins explicitement le réconfort. Pourtant, le surgissement des sentiments négatifs et l’expression publique de la douleur contreviennent à l’obligation de présenter une image positive de soi. Entre pairs, les réactions à ces expressions du malheur sont rares. Elles entrent en opposition avec le modèle viril de la sensibilité retenue qui domine les interactions. Chez les intervenants sociaux, ces publications suscitent à la fois une empathie qui ne s’exprime pas et une réprobation quant à la publicisation ostentatoire et imprudente de ses difficultés. Le dévoilement constitue ainsi toujours un risque qui n’est jamais abordé par les personnes à la rue, ni au cours des conversations quotidiennes, ni au cours des entretiens. Il ne semble conscientisé que lorsque les réactions négatives adviennent. De même, le droit à la vie privée et la protection des données personnelles sont des thématiques remarquablement absentes de nos données et donc, postulons-nous, des préoccupations des enquêtés pour qui l’attestation de l’être nourrit toutes les inquiétudes.

1 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. Du Seuil, 1990.

2 L’ethnographie désigne une démarche d’enquête s’appuyant sur l’observation prolongée d’un milieu, de situations et d’activités.

3 On peut voir à ce sujet : Patrick Bruneteaux, Les mondes rêvés de Georges. Fabrications identitaires et alternative à la domination, Rennes, Presses

4 Laurent Mell, Une dialectique de la pudeur : les pratiques de mise en visibilité de soi sur Facebook, tic&société, volume 10, pp. 45-70.

1 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. Du Seuil, 1990.

2 L’ethnographie désigne une démarche d’enquête s’appuyant sur l’observation prolongée d’un milieu, de situations et d’activités.

3 On peut voir à ce sujet : Patrick Bruneteaux, Les mondes rêvés de Georges. Fabrications identitaires et alternative à la domination, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016. Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

4 Laurent Mell, Une dialectique de la pudeur : les pratiques de mise en visibilité de soi sur Facebook, tic&société, volume 10, pp. 45-70.

Marianne Trainoir

Marianne Trainoir est docteure en Sciences de l’éducation. Elle a soutenu, en décembre 2017, une thèse portant sur les pratiques numériques des personnes à la rue. Elle est actuellement attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Rennes 2.

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