Dans la dèche à Paris et à Londres.

George Orwell

Citer cet article

Référence électronique

George Orwell, « Dans la dèche à Paris et à Londres.  », Revue Quart Monde [En ligne], 159 | 1996/3, mis en ligne le 01 mars 1997, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/785

Dans les années trente, George Orwell connaît la précarité. Dans la dèche à Paris et à Londres relate ses mois de débine. Avec humour, voire cynisme, Orwell raconte ses multiples démarches dans la capitale française pour dénicher un « petit boulot » nécessaire à sa survie. Il trouve une place de plongeur, ce qui lui permet de livrer au lecteur une description étonnante de cet univers des cuisines de restaurant où se mêlent amitié, jalousie, fierté, misère... Finalement, il quitte Paris et regagne l'Angleterre, son pays natal. Il espère connaître des jours meilleurs dans la capitale anglaise. Mais, très vite, il rejoint les « trimardeurs », ces sans-abri qui errent d'asile en asile et dont la vie n'est qu'attente. Vagabond au milieu des autres vagabonds, Orwell prend conscience du regard que porte la société sur ceux qu'elle exclut. Dans cet extrait, il donne sa réponse à une question encore d'actualité : pourquoi les mendiants sont-ils méprisés ?

Dans la dèche à Paris et à Londres. Traduit par Michel Pétris. Paris, Editions Ivrea, 1993. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'éditeur

Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter quelques mots sur le statut social des mendiants : car celui qui les a côtoyés journellement et a pu constater que ce sont des êtres humains comme vous et moi, ne peut s'empêcher d'être frappé par la curieuse attitude que la société adopte à leur égard. Pour les braves gens, dirait-on, il y a une différence essentielle entre les mendiants et les « travailleurs » normaux. Ils forment une race à part, une classe de parias, comme les malfaiteurs et les prostituées. Les travailleurs « travaillent », les mendiants ne « travaillent » pas. Ce sont des parasites, des inutiles. On tient pour acquis qu'un mendiant ne « gagne » pas sa vie au sens où un maçon ou un critique littéraire « gagnent » la leur. Le mendiant n'est qu'une verrue sur le corps social, qu'on tolère parce que nous vivons dans une Ère civilisée, mais c'est un être essentiellement méprisable.

Pourtant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre les moyens d'existence d'un mendiant et ceux de bon nombre de personnes respectables. Les mendiants ne travaillent pas, dit-on. Mais alors, qu'est-ce que le travail ? Un terrassier travaille en maniant un pic. Un comptable travaille en additionnant des chiffres. Un mendiant travaille en restant dehors, qu'il pleuve ou qu'il vente, et en attrapant des varices, des bronchites, etc. C'est un métier comme un autre. Parfaitement inutile, bien sûr - mais alors bien des activités enveloppées d'une aura de bon ton sont elles aussi inutiles. En tant que type social, un mendiant soutient avantageusement la comparaison avec quantité d'autres. Il est honnête, comparé aux vendeurs de la plupart des spécialités pharmaceutiques ; il a l'âme noble comparé au propriétaire d'un journal du dimanche ; il est aimable à côté d'un représentant de biens à crédit - bref c'est un parasite, mais un parasite somme toute inoffensif. Il prend à la communauté rarement plus que ce qu'il lui faut pour subsister et - chose qui devrait le justifier à nos yeux si l'on s'en tient aux valeurs morales en cours - il paie cela par d'innombrables souffrances. Je ne vois décidément rien chez un mendiant qui puisse le faire ranger dans une catégorie d'êtres à part, ou donner à qui que ce soit d'entre nous le droit de le mépriser.

La question qui se pose est alors : pourquoi méprise-t-on les mendiants ? Je crois quant à moi que c'est tout simplement parce qu'ils ne gagnent pas « convenablement » leur vie. Dans la pratique, personne ne s'inquiète de savoir si le travail est utile ou inutile, productif ou parasite. Tout ce qu'on lui demande, c'est de rapporter de l'argent. Derrière tous les discours dont on nous rebat les oreilles à propos de l'énergie, de l'efficacité, du devoir social et autres fariboles, quelle autre leçon y a-t-il que « amassez de l'argent, amassez-le légalement, et amassez-en beaucoup » ? L'argent est devenu la pierre de touche de la vertu. Affrontés à ce critère, les mendiants ne font pas le poids et sont par conséquent méprisés. Si l'on pouvait gagner ne serait-ce que dix livres par semaine en mendiant, la mendicité deviendrait tout d'un coup une activité « convenable ». Un mendiant, à voir les choses sans passion, n'est qu'un homme d'affaires qui gagne sa vie comme tous les hommes d'affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. Il n'a pas plus que la majorité de nos contemporains failli à son honneur : il a simplement commis l'erreur de choisir une profession dans laquelle il est impossible de faire fortune.

CC BY-NC-ND