C’est dans le cadre de mon parcours de recherche en sociologie urbaine que j’ai décidé de travailler sur les parcours des personnes ayant vécu en bidonville. Même si ce n’est pas le fruit du hasard, je n’ai pas d’attache biographique avec ce passé, ce qui constitue une limite à ce genre de travail, les personnes concernées étant sans doute les mieux à même d’en parler. Pour mon enquête de terrain, j’ai choisi Nanterre (majoritairement peuplé de personnes d’origines algériennes, marocaines et portugaises, 1953-1972) et Champigny (majoritairement peuplé de personnes d’origine portugaise, 1956-1972). Ma question de départ était de savoir comment cette expérience de la vie en bidonville marquait les trajectoires de celles et ceux qui l’ont vécue.
Démarche
J’ai rencontré 50 anciens enfants ayant grandi en bidonville, donc aujourd’hui adultes, 25 à peu près dans chaque ville. En plus du travail d’entretien, j’ai suivi ces personnes sur différentes scènes en utilisant des méthodes d’observation assez classiques en sociologie. Je voulais regarder les scènes de sociabilité, les espaces relationnels où justement cette question des bidonvilles ressurgit, avec l’idée d’échapper à l’entretien qui crée une situation assez artificielle. Mes observations ont ainsi porté sur des espaces publics, des cafés, ou des moments mémoriels plus institués. J’ai aussi enquêté par archives et statistiques.
Je disposais de premiers contacts à Nanterre et à Champigny-sur-Marne, ce qui m’a permis de faire jouer des chaînes de recommandation. C’est ce qu’on appelle en sociologie la méthode « boule de neige » : à la fin d’un entretien on demande si la personne peut nous recommander à d’autres.
Globalement, les personnes que j’ai rencontrées avaient plutôt envie de parler, en partie parce que cette période de leur vie était peu dicible dans le contexte familial. Pour la plupart en effet, il n’est pas évident de dire à ses propres enfants qu’on a vécu en bidonville, même si cela varie en fonction de la trajectoire socio- résidentielle. J’en ai repéré quatre grands types.
Trajectoires de continuité des inégalités
Ce type de trajectoire concerne surtout les familles qui étaient les plus précarisées dans les bidonvilles. Leur expérience résidentielle a été particulièrement dure et ces difficultés ont perduré après la démolition et l’expulsion.
C’est ce dont témoigne le cas de Hakim, d’origine algérienne, aujourd’hui colleur d’affiche1, d’une cinquantaine d’années, qui vit en HLM dans une ville proche de Nanterre. Il raconte par exemple que, bien qu’étant né à Nanterre, il a connu son premier appartement « normal » (avec une salle de bain, des murs qui n’étaient pas en « carton », donc un certain niveau de confort) à 25 ans. Donc, de sa naissance dans les bidonvilles à la sortie d’une des dernières cités de transit de Nanterre, il a cette expérience très longue et très intense de la ségrégation, de la marginalisation, de la précarité résidentielle. Mais le relogement a été aussi vécu comme un moment difficile : pour cette famille comme pour d’autres, cela a représenté la perte de liens de solidarité très forts, même si l’accès à un certain niveau de confort a été un immense soulagement. Ce qui frappe aussi Hakim, c’est la continuité du racisme auquel il est confronté : aujourd’hui encore il est victime de contrôles au faciès et il a l’impression de jouer un éternel rôle de « bouc émissaire », comme après l’attentat de Charlie Hebdo2 par exemple. Cette conscience des inégalités est peut-être ce qui l’a conduit à se syndiquer et à défendre aujourd’hui les familles des nouveaux bidonvilles de Nanterre (à l’encontre des anciens habitants qui font aujourd’hui tout pour s’en distinguer). Il est donc dans un usage actif et militant de la mémoire3.
Trajectoires de petite promotion locale
Cette trajectoire ne concerne que les personnes de Nanterre, d’origines algérienne et marocaine, qui sont restées sur place, mais ont eu une trajectoire un peu différente des précédentes. Leurs familles n’étaient pas parmi les plus mal loties des bidonvilles : elles avaient en fait un peu plus de ressources économiques, culturelles et sociales que les autres avant de partir pour la France et donc des aspirations un peu différentes. Ces familles ont en outre été plus en contact avec des bénévoles et des militants associatifs qui ont encouragé ou fait émerger des aspirations à la poursuite d’études. Ce n’est pas un hasard que ces rencontres aient eu lieu à Nanterre plutôt qu’à Champigny : le bidonville de Nanterre était très visible en raison de la guerre d’Algérie (1954-1962), ce qui a occasionné un très fort contrôle policier et de nombreuses discriminations, mais aussi une mobilisation importante d’acteurs extérieurs, avec des effets non négligeables sur les trajectoires. Faire des sorties culturelles ou sportives, bénéficier de l’aide aux devoirs ou à l’orientation, pour trouver un stage ou côtoyer des étudiants ou des personnes issues de milieux favorisés a pu éveiller ou conforter des envies de parcours de mobilité sociale, autrement contraintes par le racisme, notamment en milieu scolaire.
Ce qui est intéressant avec ce profil de parcours, c’est qu’il concerne des personnes qui ont à la fois une forte proximité avec leur milieu d’origine et qui sont aussi intégrées à une élite locale. Comme leurs conjoint·e·s n’ont pas nécessairement vécu cette histoire, elles occupent une position un peu inconfortable : il faut s’accommoder de discours stigmatisants sur ce passé, ou en transformant le stigmate en fierté, ou en se distinguant du groupe d’origine auquel on se sent encore un peu appartenir. Cela montre bien toute la force des préjugés qui subsistent encore envers ces personnes, y compris de la part de la municipalité nanterrienne qui n’a pas toujours été très au clair pendant des années sur les bidonvilles4.
Trajectoires de reproduction de l’isolement
Cela concerne les habitants du bidonville de Champigny, des personnes d’origine portugaise5, qui ont un type de trajectoires un peu à part : ils incarnent une forme de réussite économique, sont devenus propriétaires de maisons, ont un patrimoine immobilier relativement important, n’ont jamais connu le chômage, ont une stabilité familiale forte et en même temps il ne s’agit pas non plus d’ascensions au sens le plus courant du terme, c’est-à-dire basées sur l’acquisition de titres scolaires et qui s’accompagne d’une légitimité sociale importante – au contraire, ces personnes disent ressentir encore beaucoup de mépris. C’est en relation avec cela qu’on peut sans doute interpréter la faible identification aux catégories de « Français » ou de « Campinois » à la différence des personnes d’origines algérienne ou marocaine de Nanterre. Par contre, il y a un très fort attachement au Portugal.
Et ce qui est intéressant chez ces personnes, c’est qu’il y a un déni quasi complet du fait que leur lieu de vie ait été un bidonville. À un moment je me suis même demandé s’il y avait réellement eu un bidonville à Champigny ! C’est aussi une différence de visibilité entre Nanterre et Champigny. Quand on regarde les articles de presse du Monde depuis les années 50, et qu’on recherche tous les articles où il y a le mot « bidonville », on parle extrêmement souvent des bidonvilles algériens et en particulier de Nanterre, alors que c’était Champigny le plus gros bidonville de France. Donc il a été invisibilité, et ça a eu des effets sur l’action publique et la construction du groupe.
Trajectoires d’ascension de grande ampleur
C’est différent pour les personnes qui ont une très forte ascension et qui sont parties de Nanterre ou de Champigny. Ces personnes ont fait des études supérieures plus poussées et sont aujourd’hui surtout des cadres dans un certain nombre de secteurs. Tandis que dans le deuxième type de trajectoires, il y a eu un appui sur les ressources locales, ces personnes-là avaient besoin de partir, elles ne concevaient pas de rester sur place pour vivre leur ascension sociale. C’est aussi parmi ce profil qu’on rencontre le plus de couples mixtes, avec des personnes qui n’ont rien à voir avec cette histoire de bidonville. Elles sont donc parties loin, ce qui fait qu’elles sont très éloignées à la fois de la municipalité et des scènes de sociabilité.
Leur position par rapport à cette mémoire des bidonvilles est difficile parce qu’elles ne peuvent en parler à personne ou presque à l’inverse des personnes restées sur place qui partagent une mémoire commune de l’espace avec les Nanterriens et les Nanterriennes qui savent qu’il y avait des bidonvilles ou qui y ont vécu. Au contraire, les personnes qui sont parties se vivent souvent comme des « exceptions statistiques » à qui on renvoie souvent l’image d’une trajectoire improbable, voire impossible. Ce sont donc elles qui espèrent le plus de la reconnaissance officielle de cette histoire, pour enfin disposer de supports mémoriels. On voit donc comment les commémorations qui s’organisent depuis une dizaine d’années peuvent avoir, pour ces personnes, des bénéfices symboliques forts tout en étant peu à même de changer directement l’état des rapports de force et donc du racisme et des difficultés socio-économiques avec lesquels beaucoup sont encore en prise.