Les jeunes qui défilent pour le climat ont le mérite d’avoir lancé un débat1. Et, enfin, un lien a été établi avec l’injustice sociale, ce que nous devons dans une large mesure à l’apport des gilets jaunes. Pour autant, ce que vivent vraiment les pauvres au quotidien et ce qu’ils pensent du climat reste très largement dans l’ombre. Et c’est dommage, parce que leur apport est nécessaire si l’on veut aller vers une société durable pour tous les citoyens.
Pour les personnes qui vivent dans la pauvreté, faire des choix durables représente un défi supplémentaire, et parfois impossible à relever. Vouloir par exemple manger tous les jours des légumes ou des fruits bio quand on n’a que le revenu d’intégration, c’est risquer de se retrouver sans le sou à la moitié du mois. Le tri sélectif, devenu une évidence pour le citoyen moyen, est un défi logistique pour quiconque doit vivre sur une trentaine de mètres carrés. Lors d’une journée organisée le 16 février dernier par l’Université populaire d’ATD Quart Monde, nous avons parlé de pauvreté et de durabilité avec une cinquantaine de personnes.
L’histoire de Francine2 en dit long. Elle habite dans l’une de ces tours que nos grandes villes ont érigées pour les personnes qui vivent en bas de l’échelle.
« Ça fait des années que l’eau qui sort du robinet est brune et sale. La société de logement social dit que le problème vient du distributeur, ce qu’il conteste évidemment. Je suis donc obligée d’acheter de l’eau en bouteille. C’est cher, mauvais pour l’environnement et je dois en plus acheter des sacs de tri supplémentaires. »
Vieille voiture diesel
Vivre sans nuire à l’environnement est souvent la conséquence logique d’un budget extrêmement limité. « Nous ne jetons jamais rien », a-t-on entendu de la bouche de nombreux participants. Avec, parfois, des situations kafkaïennes à la clé.
« Je dois me débrouiller avec 60 euros par semaine », explique Paul. « Autant dire que chez moi, c’est tous les jours la “journée Gros Pull”. Mais la semaine passée, j’ai eu une inspection du service social, qui soupçonnait une fraude au domicile à cause du montant trop faible de ma facture d’énergie. J’ai dû prouver que j’habitais bien dans mon appartement et pas ailleurs. »
Les personnes qui vivent dans la pauvreté estiment par ailleurs que la politique climatique comporte une part d’hypocrisie et de vision à court terme. Dirk habite à la campagne :
« Là-bas, j’arrive encore tout juste à payer le loyer. Mais sans voiture, pas moyen de me rendre à mon travail. Or, avec ma vieille voiture diesel, l’accès à plusieurs villes m’est interdit. Une voiture qu’on utilise pendant vingt ans, c’est quand même mieux pour l’environnement que deux nouvelles voitures, non ? Et puis après, où va-t-elle aller, ma vieille diesel ? »
Souvent, les personnes pauvres n’ont d’autre choix que de faire appel aux banques alimentaires.
« Je reçois toujours la même chose. Je ne pourrai jamais dire combien de kilos de spaghettis j’ai déjà dû manger. Il y a aussi beaucoup de boîtes de conserve, parfois périmées. Pas vraiment de la nourriture saine, donc. Mais je n’ose pas le dire à la banque alimentaire, de peur qu’ils me considèrent comme un ingrat, ou qu’ils me disent que je n’ai qu’à me débrouiller sans eux. »
Les pauvres comme solution à nos surplus ?
« Dans quel genre de maison habitez-vous ? »
De nombreuses études ont montré que les personnes qui vivent dans la pauvreté ont une petite empreinte écologique. Plus on monte sur l’échelle socioéconomique, plus l’empreinte écologique est importante. Il suffit de penser par exemple à l’impact des voyages lointains ou des voitures de société. Nous avons voulu en avoir le cœur net et avons fait un test en ligne censé mesurer l’empreinte écologique.
La première chose que nous avons constatée est que ce genre de test n’a manifestement pas été conçu pour les pauvres. Un peu comme s’ils n’existaient pas. Sous la rubrique « Logement », ils devaient en effet indiquer dans quel genre de maison ils habitent : un petit appartement, un grand appartement, une maison mitoyenne ou une maison individuelle. Cette question a, d’emblée, suscité de vives réactions.
« Ça fait des années que j’habite chez ma fille, parce que je ne peux pas me permettre un loyer ».
Un peu plus loin dans le test, le participant doit indiquer s’il a mis un autocollant sur sa boîte aux lettres pour éviter que n’y soient glissés des dépliants ou des journaux publicitaires. Dans ce cas, en effet, l’empreinte écologique diminue, vu que l’on économise du papier. « Pas si logique que ça », estime Kurt, qui est coincé chez lui par de gros problèmes de dos et qui doit se débrouiller avec une allocation.
« Je ne veux pas de ce genre d’autocollant », poursuit-il. « J’épluche minutieusement tous ces journaux publicitaires. Comment ferais-je autrement pour ne pas être à sec avant la fin du mois ? »
Il est très rapidement apparu que l’empreinte écologique des personnes présentes était nettement inférieure à celle du Belge moyen. Heureux les pauvres, car ils sauveront le climat ? On peut en tout cas certainement associer les personnes qui sont au pied de l’échelle sociale à la recherche de solutions durables. Un petit saut dans le passé suffit à s’en convaincre.
Quand les vêtements usés deviennent « vintage »
Bien avant que le recyclage ne devienne une mode et que les « repair cafés »3 ne voient le jour, ils avaient déjà été inventés par les pauvres. De nombreuses personnes ayant grandi dans un contexte de pauvreté se souviennent que leurs parents ou grands-parents récoltaient le vieux fer. Et, parmi le vieux fer, il y avait aussi de vieilles machines à laver, de vieux vélos ou de vieilles motos, qui, une fois arrivés à la maison, étaient réparés et revendus. On n’en devenait pas riche, mais on pouvait en vivre. Il est tragi-comique qu’aujourd’hui, le monde de la transition se demande par exemple comment impliquer davantage les personnes qui vivent dans la précarité dans les activités des « repair cafés ».
Les personnes pauvres observent le même paradoxe au niveau des magasins de seconde main. Avant, ils y étaient les seuls clients et pouvaient y trouver par exemple un divan à un prix raisonnable.
« Entre-temps, c’est devenu chic de parader dans des vêtements de seconde main », explique Tanja. « Mais à cause de ça, les prix ont augmenté. Essayez de trouver encore une veste d’hiver pour enfant pour moins de 10 euros et vous verrez. »
« Ils appellent ça du “vintage” », ajoute Willy. « Je n’arrive plus à trouver, dans un magasin de seconde main, une armoire correspondant à mon budget ».
Tout cela n’empêche pas certaines personnes précarisées de collaborer avec beaucoup d’enthousiasme à l’élaboration de solutions durables. Depuis l’année passée, un groupe composé d’une vingtaine d’« experts du vécu » participe à une étude menée par le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. Deux fois par mois, ils se réunissent pour réfléchir et faire des suggestions sur la base de leur expérience vécue. Ensuite, leur expertise et leurs perceptions sont croisées avec celles de chercheurs et d’organisations de la vie civile.
Ce croisement de connaissances manque dans le débat sur le climat, et, a fortiori, dans la politique menée dans ce domaine. Les personnes qui vivent dans la pauvreté sont trop souvent dépeintes comme des pollueurs et sont utilisées comme excuse fallacieuse pour contrecarrer des mesures environnementales. Leur absence relative lors des marches pour le climat est interprétée comme un manque d’intérêt. Pourtant, l’appel de ces personnes est très clair :
« Parlez avec nous, pas à notre place. Réfléchissez avec nous, pas à notre place. »