Quelle promotion de l’autonomie des jeunes en Europe ?

Tom Chevalier

p. 4-8

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Tom Chevalier, « Quelle promotion de l’autonomie des jeunes en Europe ? », Revue Quart Monde, 253 | 2020/1, 4-8.

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Tom Chevalier, « Quelle promotion de l’autonomie des jeunes en Europe ? », Revue Quart Monde [En ligne], 253 | 2020/1, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8432

La question de l’accès à l’autonomie des jeunes est étroitement liée aux difficultés sociales. Si l’État joue son rôle et configure l’entrée dans l’âge adulte, différentes stratégies sont développées selon les pays. L’auteur examine l’effet structurant des politiques publiques mises en œuvre, ainsi que les conséquences électorales et politiques qui en découlent.

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Jeunesse

Si les personnes les plus âgées étaient la catégorie de la population concentrant les difficultés économiques et sociales au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le tableau s’est aujourd’hui inversé : que ce soit en termes de chômage ou de pauvreté, les jeunes sont désormais la catégorie de la population la plus vulnérable. D’un point de vue dynamique, sur la totalité du cours de vie, cette inversion n’a pas les mêmes implications : on pourrait par exemple penser qu’un.e jeune a toute la vie pour sortir de la pauvreté, contrairement à une personne âgée. Mais on peut aussi argumenter que les effets de « scarification » sont particulièrement tenaces quand ils arrivent tôt dans le cycle de vie : être pauvre enfant ou jeune augmente les chances de le demeurer plus tard, limitant les perspectives de mobilité sociale.

L’État et l’accès à l’autonomie

Se pose alors la question de l’accès à l’autonomie des jeunes, comme miroir de ces difficultés sociales. Il y a près de dix ans, Cécile Van de Velde1 proposait une sociologie des expériences de transition à l’âge adulte en Europe en distinguant quatre configurations : la trajectoire d’expérimentation au Danemark (« se trouver »), la trajectoire d’émancipation au Royaume-Uni (« s’assumer »), la trajectoire d’installation matrimoniale en Espagne (« s’installer »), et enfin la trajectoire d’intégration en France (« s’insérer »). Elle montrait notamment dans quelle mesure le contexte national structurait de façon différenciée ces expériences d’accès à l’âge adulte.

En effet, c’est l’État qui structure la configuration du cours de vie en général, et de l’entrée dans l’âge adulte en particulier. Et en matière d’accès à l’autonomie, c’est-à-dire d’accès à l’indépendance financière, l’État peut intervenir de deux façons distinctes2 : ou bien il promeut l’autonomie en facilitant l’entrée des jeunes sur le marché du travail et leur accès à l’emploi (c’est l’enjeu de « citoyenneté économique »), ou bien il leur délivre directement une aide publique (c’est l’enjeu de « citoyenneté sociale »). La première intervention passe par les politiques d’éducation et les politiques de l’emploi tandis que la seconde intervention mobilise les politiques sociales et les aides aux étudiants.

La citoyenneté économique des jeunes

En ce qui concerne la citoyenneté économique, deux stratégies sont en présence (tableau 1). La première est inclusive dans le sens où des compétences, centrales pour l’entrée des jeunes sur le marché du travail3, sont distribuées à tous les jeunes. L’objectif de cette stratégie est que chaque jeune soit en possession d’un certain nombre de compétences lui permettant de s’insérer convenablement sur le marché du travail. Afin d’aider les jeunes à obtenir un emploi, l’accent est donc mis sur la formation (learn-first) avant tout.

Le mode d’intervention de l’État se focalise sur l’offre de travail (c’est-à-dire les jeunes travailleurs), notamment en adoptant des politiques de l’emploi censées développer le capital humain4, et notamment la formation, des jeunes travailleurs. Enfin, la formation professionnelle est principalement dirigée vers les jeunes les moins qualifiés, afin que ceux-ci puissent accéder aux compétences qu’ils n’ont pas obtenues en formation initiale, nécessaires pour entrer sur le marché du travail.

La seconde stratégie est sélective dans la mesure où elle est élitiste, et réserve ainsi les compétences à une partie de la jeunesse. Ainsi, pour les jeunes peu qualifiés en difficulté sur le marché du travail, l’objectif prioritaire est avant tout de favoriser leur accès à l’emploi, quel qu’il soit, et non pas de développer leur formation. C’est donc une politique centrée sur la demande de travail qui est privilégiée (c’est-à-dire les employeurs), notamment en abaissant le coût du travail des jeunes (via des salaires minimums plus faibles, des exonérations de contributions sociales) et/ou en promouvant la création d’emplois atypiques (ni à durée indéterminée ni à temps plein), notamment dans le secteur public et parapublic.

Tableau 1. Les deux figures de la citoyenneté économique des jeunes

Stratégie inclusive

Stratégie sélective

Logique de distribution des compétences

Pour tous

Pour une élite

Objectif prioritaire de la stratégie

Développer l’accès à la formation (learn‑first)

Développer l’accès à l’emploi (work‑first)

Mode d’intervention

Politique centrée sur l’offre de travail

Politique centrée sur la demande de travail

Fonction des politiques de l’emploi

Investissement dans le capital humain

Création d’emplois atypiques

La citoyenneté sociale des jeunes

En ce qui concerne la citoyenneté sociale, deux stratégies sont ici aussi en présence (tableau 2). D’un côté, la citoyenneté sociale des jeunes peut être familialisée : la jeunesse est considérée comme une extension de l’enfance, et par conséquent les jeunes sont traités institutionnellement comme des enfants : les parents sont toujours censés les prendre en charge, ce qui signifie que les prestations sont le plus souvent dirigées vers eux et non vers les jeunes, qui conservent donc un statut d’enfant à charge dans la protection sociale.

Les limites d’âge pour accéder aux prestations sont relativement tardives, le plus souvent autour de 25  ans. Et dans la mesure où un enfant est censé être en éducation, les étudiants, e.g. les jeunes toujours scolarisés, sont soutenus principalement via les dispositifs de la politique familiale (allocations familiales et aides fiscales aux familles), ou des bourses qui dépendent du revenu de leurs parents.

Reflétant le principe de subsidiarité, on trouve une telle citoyenneté sociale dans les pays renvoyant au régime de protection sociale dit « Bismarckien » ou « conservateur-corporatiste »5.

D’un autre côté, dans les États « Beveridgiens », la citoyenneté sociale des jeunes est individualisée. Les jeunes sont alors considérés comme des adultes, et non plus comme des enfants, dès l’âge de fin de scolarité obligatoire ou de majorité civile. Les limites d’âge pour accéder aux prestations sont donc relativement précoces, autour de 18 ans. Puisque les jeunes ne sont plus considérés comme des enfants, même quand ils poursuivent des études, la politique familiale n’est pas mobilisée pour aider les étudiants, qui perçoivent en revanche des aides (bourses et prêts) indépendantes du revenu des parents.

Tableau 2. Les deux figures de la citoyenneté sociale des jeunes

Familialisation

Individualisation

Régime de protection sociale

Bismarckien

Beveridgien

Obligations alimentaires envers les jeunes adultes

Oui

Non

Limites d’âge des prestations sociales

Tardives (autour de 25 ans)

Précoces (autour de 18 ans)

Type d’aide aux étudiants

Politique familiale

Bourses et prêts

Bourses étudiantes

Limitées, et dépendantes du revenu des parents

Importantes, et indépendantes du revenu des parents

Les régimes de citoyenneté socioéconomique des jeunes et l’accès à l’autonomie

Si l’on croise ces deux modes d’intervention de l’État pour promouvoir l’autonomie des jeunes, quatre régimes de citoyenneté socioéconomique se dégagent (tableau 3). Dans les pays d’Europe continentale comme l’Allemagne, on trouve une citoyenneté « encadrée » à la fois par la famille et le maître d’apprentissage, dans la mesure où la stratégie inclusive de citoyenneté économique passe par l’importance de la formation professionnelle et du système d’apprentissage. Dans les pays nordiques comme la Suède, la citoyenneté est « habilitante » dans la mesure où l’État investit fortement dans le capital humain des travailleurs tout en individualisation la citoyenneté sociale. Dans les pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni, l’individualisation s’articule à un système éducatif produisant de fortes inégalités scolaires en raison de sa segmentation et de l’importance du secteur privé, débouchant sur une citoyenneté de « seconde classe ». Enfin, les pays d’Europe méditerranéenne, comme la France, présentent une citoyenneté « refusée » dans la mesure où la familialisation ne permet pas aux jeunes d’accéder aux prestations sociales alors que l’élitisme du système éducatif produit de fortes inégalités scolaires, laissant de nombreux jeunes en difficulté sur le marché du travail.

Tableau 3. Les régimes de citoyenneté socioéconomique

Familialisation

Individualisation

Stratégie inclusive

Citoyenneté « encadrée »
Ex : Allemagne

Citoyenneté « habilitante »
Ex : Suède

Stratégie sélective

Citoyenneté « refusée »
Ex : France

Citoyenneté de « seconde classe »
Ex : Royaume-Uni

Chaque type d’intervention de l’État, et donc chaque régime de citoyenneté, promeut différents modes d’accès à l’autonomie pour les jeunes. L’accès à l’autonomie renvoie notamment à l’accès à l’emploi et la sortie de la pauvreté. Or, d’un côté, en raison des transformations de l’économie et du marché du travail, l’accès à l’emploi en général, et à l’emploi de qualité en particulier, dépend du niveau d’éducation. Le type de citoyenneté économique est donc crucial pour l’accès à l’emploi : une stratégie « inclusive », grâce à son investissement dans le capital humain des travailleurs, permet ainsi un meilleur accès à l’emploi des jeunes. De l’autre côté, hormis l’accès à l’emploi, le meilleur moyen pour sortir de la pauvreté est d’accéder à des prestations sociales, comme les minima sociaux. C’est ici le type de citoyenneté sociale qui prend toute son importance puisqu’elle détermine l’accès aux prestations sociales : ainsi la familialisation, en raison de limites d’âge tardives, ne permet pas aux jeunes en situation de pauvreté d’accéder aux prestations de revenu minimum (comme le revenu de solidarité active en France), contrairement à l’individualisation.

L’action publique a un effet structurant sur l’accès à l’autonomie des jeunes. Mais elle n’a pas que des effets « sociaux » : elle a aussi des effets « politiques » non moins importants. Elle a notamment des conséquences sur les niveaux de confiance politique des jeunes dans les institutions6 : l’individualisation de la citoyenneté sociale, tout comme la citoyenneté économique inclusive, augmentent ces niveaux de confiance, au contraire de la familialisation et des stratégies sélectives qui les réduisent. Or les niveaux de confiance politique sont importants dans la mesure où ils conditionnent la légitimité des institutions démocratiques en place, et constituent un fort déterminant du vote pour les partis politiques d’extrême droite. L’accès à l’autonomie des jeunes est donc un enjeu très politique, en raison à la fois de la place de l’État dans sa structuration et des conséquences électorales et politiques potentielles qui en découlent.

1 Van de Velde C., Devenir Adulte : Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, Paris, 2008.

2 Chevalier T., La jeunesse dans tous ses États, PUF, Paris, 2018. https://www.puf.com/content/La_jeunesse_dans_tous_ses_%C3%89tats

3 Müller W., Gangl M., Transitions from Education to Work in Europe: The Integration of Youth into EU Labour Markets, Oxford, Oxford University Press

4 Bonoli G., 2010, « The Political Economy of Active Labor-Market Policy », Politics & Society, 38, 4, p. 435‑457.

5 Esping-Andersen G., The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press, Princeton, 1990.

6 Chevalier T., 2019, « La confiance institutionnelle des jeunes en Europe : Quel effet de l’action publique ? », Revue française de sociologie, 60, 1

1 Van de Velde C., Devenir Adulte : Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, Paris, 2008.

2 Chevalier T., La jeunesse dans tous ses États, PUF, Paris, 2018. https://www.puf.com/content/La_jeunesse_dans_tous_ses_%C3%89tats

3 Müller W., Gangl M., Transitions from Education to Work in Europe: The Integration of Youth into EU Labour Markets, Oxford, Oxford University Press, 2003.

4 Bonoli G., 2010, « The Political Economy of Active Labor-Market Policy », Politics & Society, 38, 4, p. 435‑457.

5 Esping-Andersen G., The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press, Princeton, 1990.

6 Chevalier T., 2019, « La confiance institutionnelle des jeunes en Europe : Quel effet de l’action publique ? », Revue française de sociologie, 60, 1, p. 1342.

Tom Chevalier

Tom Chevalier est chargé de recherche CNRS au laboratoire Arènes depuis octobre 2019. Ses recherches portent sur les politiques publiques (politiques sociales, politiques d’éducation, et politiques de l’emploi) en direction des jeunes en Europe, ainsi que sur la pauvreté et le rapport au politique des jeunes. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage La jeunesse dans tous ses États, publié en 2018 aux Presses Universitaires de France.

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