Décalages d’univers

Mathilde Caurier

p. 9-12

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Mathilde Caurier, « Décalages d’univers », Revue Quart Monde, 253 | 2020/1, 9-12.

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Mathilde Caurier, « Décalages d’univers », Revue Quart Monde [En ligne], 253 | 2020/1, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8434

L’auteure s’interroge sur la pertinence des protocoles ou programmes conçus pour aider les jeunes, dénommés « parcours ». Elle analyse, exemples à l’appui, le hiatus entre une certaine réalité projetée par des personnes de milieux privilégiés, ayant eu personnellement des parcours faciles, rédigeant lesdits programmes, et une autre réalité vécue par des jeunes « bénéficiaires » sur le terrain.

Index de mots-clés

Jeunesse

Aurélien1 est devenu en quelques semaines un invité régulier de la Maison Quart Monde. Quand je l’ai rencontré, il y a un an, il dormait dehors depuis plusieurs jours et prenait ses repas dans un lieu d’accueil de jour. Son regard, fuyant et difficile à fixer, laissait deviner une grande fragilité. Depuis, il a trouvé une solution d’hébergement, il partage un appartement avec un homme d’une soixantaine d’années rencontré par l’intermédiaire d’une association.

Chaque semaine, il reçoit sur son compte en banque vingt euros d’allocations, le reste de son RSA2 étant géré par une conseillère de la CAF3 titulaire de sa tutelle. Une fois réglés par cette femme ses frais d’hébergement, ses charges et sa carte de transport, il lui reste donc vingt euros pour financer sa consommation et ses loisirs. Trois euros par jour. Il va sans dire qu’il dépend nécessairement de diverses aides alimentaires proposées par des associations.

Certes, Aurélien est maître de l’emploi du temps de ses journées et du contenu de ses repas – dans la limite du budget qui lui est imparti. Un adolescent pourrait rêver d’une telle liberté. Mais Aurélien a 25 ans, et les nuits qu’il passe à jouer à des jeux vidéo ne repoussent que temporairement ses angoisses. De même, les kebabs dont il se nourrit ne comblent pas le vide sentimental et affectif qui le plonge régulièrement dans des épisodes dépressifs.

Quelle expérience sous les mots ?

Au ministère des Solidarités et de la Santé, parmi les conseillers des ministres et secrétaires d’État, pas un n’a dû vivre les galères qu’a connues Aurélien. Mais ce qui est plus grave, et dangereux pour un tel ministère, c’est qu’à mon avis aucun ne serait capable de les imaginer. Pour eux, comme pour moi, l’autonomisation a réellement ressemblé à un « parcours » au cours duquel ils ont « accédé » à une autonomie de plus en plus grande. Les mots et expressions qui figurent dans les programmes et dispositifs divers sont effectivement conformes à leurs expériences. En somme, appliquées à leur vie, la fluidité et la progressivité que suggèrent les termes de « parcours jeune majeur » et « accès à l’autonomie » sont conformes à la réalité.

Mais le problème, justement, est que les dispositifs qu’ils décrivent ne sont pas faits pour eux, mais pour les jeunes « bénéficiant » de mesures de protection de l’enfance.

Et précisément, l’autonomisation des jeunes en situation de grande pauvreté, souvent concernés par lesdites mesures de protection de l’enfance, me semble différer sensiblement de celle des jeunes qui grandissent dans des conditions plus privilégiées sous au moins trois rapports.

Le rapport aux contraintes qui limitent l’autonomie

Il existe toujours des obstacles plus ou moins grands qui limitent notre autonomie. Mais ces obstacles, selon leur nature, ne sont pas aussi simples à surmonter. Et sur ce point, il me semble qu’entre les jeunes réfugiés et les jeunes connaissant la grande pauvreté, il existe une différence importante.

À Marseille, les jeunes migrants ou réfugiés que j’ai rencontrés, pour construire leur autonomie, doivent affronter un certain nombre de défis : trouver un logement, trouver une formation ou un travail, obtenir l’asile s’ils ne l’ont pas, etc. Ces obstacles sont essentiellement matériels, physiques. Pour eux, l’image d’un « parcours » semé d’embûches, décrit dans les dispositifs qui visent à « fluidifier » ce parcours, pourrait s’appliquer. En un sens, il serait comparable au parcours d’un jeune qui, ayant grandi en France dans un milieu ordinaire, voudrait devenir autonome. À ceci près, et cela fait toute la différence, que les difficultés qu’ils rencontrent sont bien plus importantes et les ressources dont ils disposent bien moindres.

Pour Aurélien, ces difficultés existent. Mais ce n’est pas tant des obstacles matériels qui paraissent le contraindre – moins importants que ceux rencontrés par des jeunes migrants sans papiers – que des fragilités plus anciennes et plus ancrées, héritées de son histoire. Des fragilités qui affectent sa confiance en lui, ses relations avec les autres, et qui le conduisent à se réfugier dans les jeux vidéo ou l’alcool quand elles deviennent trop pesantes. Ces difficultés, moins visibles au premier abord, m’ont semblé beaucoup plus insidieuses et limitantes que celles, matérielles, facilement identifiables. Mais justement, elles paraissent d’autant moins sérieuses et réelles qu’elles sont moins visibles.

Ainsi un jeune réfugié, qui avait obtenu ses papiers puis un travail en chantier d’insertion au prix de longs mois d’effort, ne comprenait pas la situation d’Aurélien. « Mais pourquoi tu ne travailles pas ? » lui demandait-il régulièrement. Implicitement, il attribuait l’oisiveté d’Aurélien à un manque de volonté et d’effort. Sa perspective pouvait s’entendre étant donné son propre parcours. Mais les dispositifs publics font fausse route quand ils adoptent cette posture simpliste.

Le rapport au temps

Un autre aspect relatif aux conditions de l’autonomie m’a frappé par les contrastes qu’il dessine : il s’agit du rapport au temps.

Chez les jeunes que j’ai côtoyés pendant mes études, les préoccupations de poursuite d’études en thèse – pour s’ouvrir des possibilités de travail à l’étranger – ou d’emprunt pour acheter un appartement manifestent bien une volonté de construire les conditions de leur autonomie.

Mais contrairement aux jeunes en difficultés que je rencontrais à Marseille, leurs préoccupations portent sur une autonomie relative plus au futur qu’au présent. Pour eux, cette autonomie dans laquelle ils se projettent mobilise au moins autant leurs efforts que celle qu’ils construisent au quotidien. Au contraire, les jeunes migrants ou réfugiés que j’ai rencontrés, plongés en apparence dans une situation d’indépendance immédiate, construisaient leur autonomie à court terme. Chaque aspect quotidien – se nourrir, se loger, faire des demandes auprès de la CAF ou de l’OFPRA4 –, exige déjà des efforts nombreux, à répéter toujours, qui réclament pour eux l’énergie qu’il faudrait pour construire les conditions d’une autonomie future.

De même, Aurélien, qui pouvait sembler libre de ses choix quotidiens, apparaissait empêché de se projeter et de construire son futur.

Le rapport aux autres

Enfin, dans le rapport aux autres se dessine une autre ligne de partage des conditions de l’autonomisation. Cette notion suggère la construction d’une indépendance, notamment vis-à-vis des autres. L’étymologie le souligne : être autonome, c’est se référer à ses propres lois, à ses propres règles. Pour les construire, l’adolescent a tendance à remettre en cause l’autorité de ses parents, à se détacher de leurs règles. Plus tard, quand on dit de quelqu’un qu’il « prend son autonomie », on entend généralement par là qu’il prend ses distances, se sépare d’un groupe, temporairement ou durablement, etc.

Dans l’autonomisation, il y a donc, au moins en partie, un mouvement d’éloignement et de distanciation. Et c’est ce qui sous-tend les discours sur « l’accès à l’autonomie », remplaçant l’expression bannie de « sortie sèche », pour les jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). L’idée est d’amener ces jeunes à se détacher des structures sous la responsabilité desquelles ils étaient placés, afin qu’ils continuent leur « parcours » par eux-mêmes.

Pourtant, l’exemple d’Aurélien dans la manière dont il construit son autonomie me paraît décrire le mouvement inverse. Quand je l’ai connu, Aurélien se rendait régulièrement dans les locaux d’une association, et c’est d’ailleurs par l’intermédiaire de cette association que je l’ai rencontré. Quand je suis partie de Marseille, huit mois plus tard, il était lié à au moins quatre associations. Je ne sais pas s’il est devenu plus autonome en étant davantage relié à d’autres et présent dans des collectifs, mais il a certainement gagné confiance, en lui et dans les autres. Et je pense que c’est sur cette voie qu’il construit les conditions de son autonomisation.

De la même façon, Mounir, qui n’avait pas ni papiers ni logement stable, était engagé dans plus de six associations à Marseille. À toutes, il offrait son soutien et sa participation, bénévolement, et sa présence auprès de ces différentes associations rythmait l’essentiel de ses journées. Il a apporté un soutien précieux aux actions que nous avons menées avec le groupe de jeunes, qu’il s’agisse de cuisiner pour récolter des fonds, de préparer la rencontre nationale des jeunes qui eut lieu l’été dernier ou de concevoir des ateliers.

Indirectement, sa fidélité et son engagement dans toutes ces associations ont participé à la construction de son autonomie puisqu’il trouva un logement et un travail grâce aux liens noués à travers elles. Mais surtout, comme il l’a exprimé lui-même, il a repris confiance en lui et retrouvé l’énergie pour s’inscrire à nouveau à l’université. Pourtant, ces réseaux de relations auraient pu être vus par un observateur extérieur comme contribuant à renforcer sa dépendance et à réduire sa marge d’autonomie.

Apprendre des jeunes concernés

Pour conclure, c’est par les jeunes que j’ai rencontrés durant mon service civique que j’ai appris à quel point les conditions de l’autonomie sont à construire. Avant cela, les éléments de langage utilisés au ministère pour exprimer de façon fluide et progressive « l’accès à l’autonomie » ne m’auraient sans doute pas paru en décalage avec la réalité. Aujourd’hui, je suis bien consciente des difficultés qu’il peut y avoir à être simplement en capacité de choisir une orientation, définir un projet, s’engager dans une formation.

Des jeunes comme Aurélien auraient beaucoup à apprendre à ceux qui définissent les dispositifs que ces expressions décrivent.

1 Les prénoms ont été modifiés.

2 Revenu de Solidarité Active géré par les conseils départementaux et versé par la Caisse d’allocations familiales.

3 Caisse d’Allocations familiales.

4 Office français de protection des réfugiés, auprès duquel les réfugiés doivent déposer leur demande d’asile.

1 Les prénoms ont été modifiés.

2 Revenu de Solidarité Active géré par les conseils départementaux et versé par la Caisse d’allocations familiales.

3 Caisse d’Allocations familiales.

4 Office français de protection des réfugiés, auprès duquel les réfugiés doivent déposer leur demande d’asile.

Mathilde Caurier

Mathilde Caurier a étudié deux ans en classe préparatoire littéraire, puis a fait un master d’économie sur les politiques publiques. Après une année de service civique au sein du Mouvement ATD Quart Monde à Marseille en 2018-2019, elle est actuellement en dernière année à l’ENS (École Normale Supérieure), et fait un stage de cinq mois au Secrétariat d’État en charge de la protection de l’enfance.

CC BY-NC-ND