« Faire cesser le tri entre enfants en souffrance »1
Sans parents sur le territoire, je suis arrivé en France à 14 ans. J’ai été confié à l’Aide Sociale à l’Enfance jusqu’à ma majorité, et j’ai bénéficié d’un contrat jeune majeur jusqu’à mes 20 ans. J’ai fait partie de ces enfants qu’on range dans la case « MNA » (Mineurs Non Accompagnés), souvent connus par leur invisibilité. Cette case dit pourtant peu de choses sur la dureté de l’exil que ces mineurs ont connu, ainsi que sur le lot de désolation qui l’accompagne : perte de la famille, perte des repères qui vous construisent, maltraitances, agressions sexuelles… Tout cela dans l’espoir d’un avenir plus prometteur.
Pourtant, à leur arrivée en France, la situation des MNA vient nous rappeler tristement que l’application des valeurs républicaines se fait à géométrie variable dans notre pays. « Familles d’accueil » bénévoles non formées, enfants abandonnés dans des hôtels, manque de formation des équipes éducatives sur les questions juridiques d’accès au séjour ou sur les psycho traumatismes, absence de soutien psychologique pour des enfants ayant connu l’exil et pour certains la traite des êtres humains, ghettoïsation dans structures low cost dédiées sans aucune diversité, appels à projets différenciés et à bas coût…
Sans parler du couperet des 18 ans, qui se solde pour beaucoup par un retour à la rue… ou à la frontière.
Il est urgent de cesser de considérer les mineurs isolés comme des enfants de seconde zone. Les engagements internationaux de la France le demandent. La décence ordinaire et l’humanité minimale le commandent.
Nos vœux l’appellent, maintenant.
Joao – 23 ans
Porte-parole de Repairs! 75
« Des repères stables, pour des liens durables »
Nous arrivons en placement en ayant vécu la violence, la maladie mentale, la précarité, l’addiction, l’exil... Nous avons appris bien trop tôt les ruptures, l’insécurité, l’impuissance, l’urgence,... Et les blessures laissées par ces enfances fragilisées se réparent avec de la bienveillance, de l’affection, de la sécurité physique et affective, et surtout avec de la stabilité. L’enfant, l’adolescent qui grandit en foyer, en famille d’accueil ou en village d’enfants, devrait pouvoir investir les liens du quotidien avec ceux qui prennent soin de lui en toute confiance, sans prendre le risque d’une nouvelle rupture.
J’ai été placée entre 15 et 21 ans et je n’ai connu « que » deux lieux d’accueil. J’ai eu la chance de rester assez longtemps dans chacun de ces lieux pour me poser et d’y faire des rencontres déterminantes. Des professionnels accueillants, fiables et engagés, qui m’ont regardée avec plus de bienveillance que je n’en ai jamais eu pour moi-même. Qui ont cru en moi, plus que moi-même.
Depuis quelques années, la stabilité des parcours en protection de l’enfance est devenue centrale dans les textes et dans les intentions. Tout le monde s’accorde sur le risque de délitement des liens créés par l’enfant lors des changements de lieu d’accueil si une continuité n’est pas pensée.
Mais pour la mise en acte, on est encore loin du compte ! Pour beaucoup de jeunes, le parcours est marqué par les ruptures, les changements d’intervenants et de lieu d’accueil, la perte des liens qu’ils avaient créés et de leurs repères. Quand on connait la fréquence et l’importance des troubles de l’attachement chez les enfants placés, on comprend que la pérennité des liens est une question cruciale, avec des conséquences à long terme, qu’il est inconscient de prendre à la légère.
Comment peut-on se construire une base intérieure de sécurité affective lorsque tous les liens qu’on a construits et investis ont une date d’expiration ? Comment peut-on grandir sereinement et se construire des bases solides si celles du système qui nous protège peuvent céder à tout moment ?
Et que dire des mineurs isolés étrangers, traités avec défiance, déplacés, remis à la rue, abandonnés dans des hôtels, dont les droits et la dignité sont trop souvent bafoués par les institutions mêmes qui devraient les protéger ? Comment peut-on grandir sereinement et se construire des bases solides si le même système censé nous mettre à l’abri se met, à la place, à générer des violences supplémentaires ?
Pour 2020, je formule le vœu que l’Aide Sociale à l’Enfance fasse cette promesse à chaque enfant placé puis la tienne : celle de l’accueil inconditionnel, stable, bienveillant et respectueux de ses besoins et de ses droits…
« Seuls les mythes composent des récits déterministes. Dans le réel chaque rencontre est une bifurcation possible », Boris Cyrulnik.
Anne-Solène – 34 ans
Vice-Présidente de Repairs! 75
« Mettre les jeunes à la table des décisions »
J’ai été abandonné par ma mère dès ma naissance puis j’ai été placé à l’Aide Sociale à l’Enfance, d’abord en pouponnière, puis ensuite dans des familles d’accueil. J’ai alerté les services sociaux pour des faits de violences graves au sein de ma première famille d’accueil : suite à l’intervention de la police, j’ai enfin pu être écouté et les réalités que je constatais au quotidien ont pu enfin être prises en compte. J’ai donc changé de famille d’accueil où j’ai pu bénéficier d’une existence plus apaisée. Aujourd’hui quand je compare mon parcours à certains jeunes membres de Repairs!, je me rends compte que je n’ai pas eu le pire parcours à l’Aide Sociale à l’Enfance. Car même dans les périodes sombres, j’ai réussi à tirer du positif : j’ai appris à me connaitre, à faire face à l’adversité et sur le plan psychologique je crois que j’en suis sorti renforcé. Mais à quel prix ? Mes parents détenant l’autorité parentale mais ne donnant pas signe de vie, c’était quasiment impossible pour moi de pouvoir sortir avec mes amis. Participer, avoir le droit de formaliser ses envies ou même simplement d’être entendu a été compliqué pour moi.
Aujourd’hui on parle beaucoup de participation des jeunes : entendre leur point de vue, les mettre à la table des décisions, « faire avec »… Je partage totalement ces objectifs, mais avant même de faire participer les jeunes aux politiques publiques, il me semble que l’Etat devrait s’intéresser à la participation effective des enfants et des jeunes placés, dont il a directement la responsabilité. Durant mon placement, j’ai passé mon temps à satisfaire des demandes, sans que les miennes ne soient écoutées. J’ai souvent eu le sentiment de m’être plié à des injonctions, tout en ayant manqué d’information. Pour beaucoup d’enfants placés, le cadre institutionnel reste étouffant : on en parle beaucoup pour la vie en foyer, mais c’est aussi le cas pour les familles d’accueil, où le huis clos familial peut être particulièrement anxiogène. Des évènements importants ont lieu, des décisions importantes sont prises… mais l’enfant est souvent le dernier informé.
Mon vœu pour 2020 sera simple : que les jeunes soient enfin mis à la table des décisions. Une meilleure écoute individuelle de l’enfant placé, un PPE (Projet Pour l’Enfant) généralisé dans l’ensemble des départements, une liste élargie d’actes usuels, pour permettre aux enfants placés de vivre une vie normale et d’être pleinement inscrit dans la vie de leur école et de leur quartier. Je souhaite qu’on ait enfin une attention toute particulière à la force du collectif. Cela commence sans doute par faire respecter la loi : tous les foyers ont l’obligation depuis la loi 2002-2 de mettre en place des instances de participation collective à destination des jeunes. On est encore loin, très loin, du compte. Le temps du courage est venu !
Sébastien – 21 ans
Vice-Président de Repairs! 94
« La date anniversaire des 18 ans ne doit plus être un sécateur à rêve »
J’ai été placée à l’Aide Sociale à l’Enfance de mes 3 ans à mes 18 ans. J’ai d’abord été en foyer puis j’ai changé deux fois de familles d’accueil. Bien que j’aie pu bénéficier d’un accompagnement au-delà de mes 18 ans, cette période de transition à l’âge adulte a été pour moi douloureuse. Comme beaucoup de jeunes, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire de ma vie, je n’avais plus de soutien familial : en clair, j’étais seule. Parce que j’ai eu de la chance, – l’Aide Sociale à l’Enfance ressemble parfois à une grande loterie –, parce que je suis tombée la bonne année, parce que j’avais les armes et l’aisance du langage pour défendre mon projet…, l’Aide Sociale à l’Enfance m’a soutenue en finançant mes études en école de commerce, ce qui est devenu de nos jours un luxe inaccessible pour beaucoup de jeunes placés. Même si les questions d’indépendance matérielle et d’accès au droit sont fondamentales au moment de la transition à l’âge adulte, le sujet central est ailleurs : sur qui et pour qui compter à 18 ans, quand on sort de placement ?
Si on ne veut pas faire de l’ASE un sécateur à rêve, le temps des demi-mesures doit alors cesser : il faut rendre les contrats jeune majeur obligatoires à 18 ans et jusqu’à leur insertion réelle ! Ces contrats, signés actuellement au bon vouloir des départements, prolongent l’accompagnement des jeunes de l’ASE jusqu’à 21 ans (dans le meilleur des cas !). Accorder à tous les jeunes placés ce droit spécifique par le bais d’un contrat jeune majeur jusqu’à 21 ans, ou leur donner un accès privilégié au droit commun par le biais du revenu universel d’activité, quelle que soit l’option, des solutions existent pour leur éviter la rue à 18 ans ! Il y a urgence à agir. Mais il faut pour cela de la volonté et du courage politique, ce qui a manifestement manqué à la députée Brigitte Bourguignon lors de l’examen de sa proposition de loi. C’est par ce genre de renoncement qu’on contribue à créer une jeunesse sans toit ni foi envers l’avenir.
Fouzi – 31 ans
Co-fondatrice de Repairs! 94
« Il ne peut y avoir de plus vive révélation de l’âme d’une société, que la manière dont elle traite ses enfants »
Au-delà de mon parcours personnel, ma conscientisation sur le sujet de la protection de l’enfance vient de la recherche par les pairs sur la transition à l’âge adulte menée avec Pierrine Robin, chercheuse à l’Université de Créteil, à partir de 2012. Nous étions un collectif de 15 « chercheurs pairs » autour de Pierrine, et nous avions pour mission la réalisation d’entretiens avec d’autres jeunes placés. Le partage des expériences de vie, la mise en sens collective de notre vécu, la prise de conscience que les difficultés rencontrées individuellement rejoignent l’histoire sociale des jeunes sortis de placement… Cette conscientisation, parce qu’elle permet de se penser socialement, est une étape importante dans un parcours de fin de placement. D’abord parce qu’elle permet de sortir de la spirale de la culpabilité : on comprend qu’on n’est pas seul dans sa galère, et que cette même galère est pour partie le fruit des défaillances d’un système. Cette conscientisation permet enfin et surtout la construction d’un plaidoyer, porté par et pour les premiers concernés.
Repairs! en profite donc pour réaffirmer ses positions et appeler au courage et à la volonté politique. La stratégie de Protection de l’enfance du Gouvernement rappelle d’ailleurs dans son préambule « l’urgence d’agir ». Nous souhaitons donc que 2020 soit d’abord le temps de son application pleine et entière… avec les moyens qu’elle impose.
Cesser le tri entre enfants en souffrance, permettre à chacun d’entre eux d’avoir des repères stables et des liens durables, les inviter autant que possible à la table des décisions, investir dans leur avenir. Aucune de ces ambitions ne sera atteinte si on oublie de prendre soin de ceux, qui, chaque jour, chaque nuit, chaque weekend, prennent soin des enfants. Au-delà des professionnels, 2020 doit être l’année de l’audace en protection de l’enfance : faisons collectivement le pari du pouvoir d’agir et de l’entraide, entre pairs ayant eu un parcours en protection de l’enfance et au-delà.
L’incapacité des pouvoirs publics à sortir de leur zone de confort, l’indigence du soutien aux associations d’anciens et l’instrumentalisation de la parole des premiers concernés se sont-elles arrêtées sur le seuil de la porte de 2020 ? Nous l’espérons !
Notre dernier vœu pour 2020 : que les politiques regardent les enfants placés avec autant de bienveillance et de confiance en leur avenir qu’ils regarderaient leurs propres enfants.
« Il ne peut y avoir de plus vive révélation de l’âme d’une société, que la manière dont elle traite ses enfants », Nelson Mandela.
Léo – 28 ans
Président de Repairs! 75