Si, avec Paul Valéry, nous nous intéressons à ce qui “ crée, anime ou ranime des problèmes dans notre pensée ”, le livre d’Amin Maalouf, Les identités meurtrières, fait partie de ceux dont je ne me détache pas facilement. Il suscite de nombreuses et fécondes conversations avec mes co-volontaires du Mouvement ATD Quart Monde. La question de l’identité est centrale. En effet le pire pour les personnes en grande pauvreté est de n’avoir aucune identité positive, d’être sans cesse définies par les autres (sans abri, sans formation, sans famille, etc.).
La construction d’une identité collective, celle de Quart Monde, a cherché à répondre à cette mort historique et sociale. Mais alors “ Quart Monde ”, un monde à part ? Quel paradoxe pour notre Mouvement qui, le premier, a dénoncé “ l’exclusion sociale ”1, une notion qui se propage de plus en plus dans le monde, pour faire prendre conscience que le pire de la misère était d’être mis à l’écart. Cette appellation de Quart Monde a été construite par référence aux Cahiers du Quatrième Ordre2 publiés en 1789 par Dufourny de Villiers, où il plaidait pour la nécessité de créer un ordre supplémentaire, “ l’ordre sacré des infortunés ”, sans lequel leur contribution à la Nation naissante ne parviendrait pas aux autres citoyens. Mais en même temps il appelait de ses vœux une société sans ordres. Le paradoxe était donc déjà présent.
Maalouf, écrivain et historien, tente depuis des années d’élargir la perception que nous avons de nous-mêmes en racontant notre propre histoire vue du Moyen Orient. Témoin de notre époque, il en critique ici un aspect saillant qu’il considère comme étant non seulement dangereux mais “ meurtrier ”. Il déconstruit le concept d’identité fondamentale et l’idéologie selon laquelle il faudrait se définir par une identité unique, produits de ceux qui voudraient nous sommer de nous définir suivant leurs questions, de ceux qui nous disent : soit tu es avec nous, soit tu es contre nous !
Son propos est simple et provocant. Vouloir se définir par une identité unique c’est un jour ou l’autre devenir meurtrier des autres. “ Etes-vous plutôt Libanais ou plutôt Français ? ” demandent des journalistes à Amin Maalouf. “ Lorsque j’ai fini d’expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement l’ensemble de mes appartenances, quelqu’un s’approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fond de vous-même, qu’est-ce que vous vous sentez ? Cela supposerait qu’il y a, “ au fin fond de chacun ”, une seule appartenance qui compte, sa vérité profonde, son essence, déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus. Comme si le reste, tout le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie en somme – ne comptait pour rien. Et lorsqu’on incite nos contemporains à “ affirmer leur identité ” comme on le fait si souvent aujourd’hui, on leur dit qu’ils doivent retrouver au fond d’eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale (souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique) et la brandir fièrement à la face des autres. Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve alors marginalisé ”.
“ Immigrants vers l’avenir ”
Ainsi une même personne peut, par exemple, selon les périodes et les idéologies, être forcée de se définir successivement comme membre de la classe ouvrière, puis comme croate, puis encore comme musulmane. Or mon identité, affirme Maalouf, est certes le fruit de mes appartenances, dont certaines sont choisies et d’autres héritées. Mais, suivant les circonstances et les combats que je veux mener, je peux choisir de faire jouer telle ou telle d’entre elles. De toute façon, l’identité de tout être humain est nécessairement complexe. Elle est déjà à la base le fruit de l’union de deux histoires : celle de son père et celle de sa mère. La vie biologique est ainsi faite. Et ce mélange même assure la diversité des êtres et contribue à leur liberté. D’autre part, ces héritages viennent de circonstances qui ne sont plus : le temps dans lequel je vis aujourd’hui est différent et je suis aussi façonné par lui. Nous sommes tous d’une certaine façon des immigrants, des “ immigrants vers l’avenir ”. “ Les hommes sont plus les fils de leur temps que de leur père ” disait Marc Bloch, cité par Maalouf. A la notion d’identité qui lui paraît un “ faux ami ”, Maalouf préfère celle d’appartenances. Mes appartenances me lient à plusieurs groupes, et chacun de ces groupes contient des diversités. Ainsi le fait d’assumer mes appartenances me force à comprendre celles des autres. C’est un chemin pour désamorcer les peurs. Mon identité personnelle est unique, mais elle est faite de toutes ces appartenances, qui se sont construites tout au long de la vie.
A travers ce petit livre, Maalouf explore les paradoxes de ce qu’il soulève, allant de son expérience personnelle à ses connaissances historiques et en ébauchant un essai politique sur les défis de notre époque mondialisée. “ On a tendance à se reconnaître dans son identité la plus attaquée... Affirmer son identité devient un acte de courage libérateur. ” ... “ Pour avoir vécu dans un pays en guerre, je sais que la peur pourrait faire basculer n’importe quelle personne dans le crime. ”. “ Ne disais-je pas tantôt que le mot identité est un faux ami ? Il commence par refléter une aspiration légitime et soudain il devient un instrument de guerre. ” Il explore avec précision comment il a vécu ses dilemmes d’immigrant avec, comme le dit Edgar Morin, la part qu’il faut assumer et la part qu’il faut créer. Ces dilemmes vus comme honteux sont peut-être une source d’avenir vers une meilleure compréhension de notre identité d’humains, tous migrants.
Sa réflexion résume son œuvre d’historien de la relation entre le monde occidental et le monde arabe. Depuis le XVème siècle, ce dernier voit que “ la modernité vient de chez l’autre ”. Elle approfondit les liens entre histoire et religion. Selon lui, on parle de l’influence des religions sur les peuples et sur leur histoire, et pas assez de l’influence des peuples et de leur histoire sur les religions. Il parle d’un événement sans précédent dans l’histoire quand l’Occident a réalisé que “ sa science est devenue la science, sa médecine la médecine, sa philosophie la philosophie. ” Mais l’Occident n’a pas su lier cette avancée à une générosité. Par exemple Muhamed-Ali, vice-roi d’Egypte, qui voulait apprendre comme Pierre le Grand et rejoindre cet espace moderne, en a été rejeté et son peuple en a été humilié pour longtemps. Ce n’est là qu’un exemple pris dans une analyse fouillée et rarement entendue.
“ Apprivoiser la panthère ”
Les dernières parties de l’ouvrage sont des méditations sur les chemins possibles (même “ si l’Histoire ne suit jamais le chemin qu’on lui trace ”) pour ne pas se perdre dans l’universel qui n’est ni la standardisation ni la tentation des clans protecteurs. Maalouf décrit la place objectivement grandissante des appartenances linguistiques, et surtout des appartenances religieuses qui ont la taille critique pour être significatives à l’échelle du monde. La mondialisation pousse notre époque et nos démocraties à “ apprivoiser la panthère ” : notre désir d’identité, notre besoin d’appartenir. Elle peut tuer si on la blesse et la relâche dans la nature, mais elle peut aussi être apprivoisée.
Le grand paradoxe de l’immense puissance de l’Occident c’est de vouloir une société d’ouverture et de tolérance, tout en la fermant à un très grand nombre. “ Il faudrait que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître. ” On peut construire un sentiment d’appartenance à l’aventure humaine par l’intermédiaire de plusieurs appartenances
Il y a quelques années, Edgar Morin, un fils d’immigré lui aussi, nous invitait à méditer sur la complexité de “ l’identité humaine ” (titre du tome 5 de La Méthode, 2001). Nous pouvons et devons, je crois, poursuivre cette méditation en nous enrichissant du témoignage que nous apporte Maalouf. Son expérience des multiples identités qui sont en lui et que nous reconnaîtrons également en nous, comme son exceptionnelle culture d’historien, nous aideront plus encore à comprendre la souffrance des personnes et des peuples qui, par manque de pouvoir social, sont toujours obligés de se situer, de se définir dans les catégories décidées par d’autres. Cela fait écho à ce que nous a dit le père Joseph Wresinski, lui aussi un fils d’immigré, sur le danger de vouloir définir l’autre.