Des histoires pleines de mots.

Pascal Décarpes

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Pascal Décarpes, « Des histoires pleines de mots. », Revue Quart Monde [Online], 193 | 2005/1, Online since 01 October 2005, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/940

L’auteur réfléchit à partir du matériel qu’il a recueilli, constitué d’entretiens réalisés avec des détenus et de la retranscription de cinquante heures de l’émission radiophonique “Téléphone du dimanche”.

La famille est un élément essentiel du phénomène carcéral. Elle y est omniprésente car elle vit l’incarcération avec le détenu, elle lui apporte les ressources nécessaires pour survivre à la prison, ou bien elle lui fait douloureusement défaut quand les murs ont distendu les relations familiales. Selon l’enquête de l’INSEE1, trois cent vingt mille adultes ont un membre de leur famille derrière les barreaux. Quant aux enfants, soixante trois mille deux cents ont un père, un beau-père ou un grand-père en détention. L’emprisonnement est lourd de conséquences pour les familles de prisonniers. On peut en dénombrer trois catégories centrales, à savoir “ des perturbations psychologiques liées au sentiment de mise à l’écart ou de stigmatisation, des problèmes financiers accrus pour des familles souvent peu fortunées, [et] un bouleversement de l’emploi du temps occasionné par les visites et les démarches. ”2 Il faut noter que cette enquête du Crédoc n’a été effectuée qu’auprès de personnes recevant la visite de parents ou de conjoints. On peut dès lors, par extension de l’analyse, mesurer l’ampleur et la gravité des changements induits par l’incarcération pour les personnes qui ne disposent pas de visite – même pour celles qui a fortiori ne bénéficiaient pas d’un entourage affectif ou social avant leur entrée en prison. Toujours selon le Crédoc, “ la principale conséquence de l’incarcération est la détérioration du lien social des familles. Une personne sur deux a vu ses relations avec ses amis ou le voisinage se réduire, près d’une sur trois vit le même phénomène avec sa famille et avec son entourage. ” Ce phénomène intervient dans un contexte économique et financier précaire pour les familles. Les détenus et leurs familles disposent avant l’incarcération de moins de revenus que la moyenne nationale, et les emplois occupés par les femmes ou conjointes de détenus sont souvent précaires ou à mi-temps. C´est ce que Bruno Aubusson de Cavarlay entend par : “ l’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement ferme, lui, est plutôt sous-prolétarien ”3. Notre analyse se situe se situe dans ce contexte.

Une relation familiale menacée

Dans le processus de désaffiliation qu’engendre l’incarcération, une typologie en quatre branches se dégage de l’analyse de la position du détenu par rapport à son entourage familial. Dans un premier temps, les moins affectés sont les “ entourés ”, autour desquels la famille forme un bloc solidaire face à l’épreuve de la prison. Il faut souligner ici l’engagement que représente un maintien des liens familiaux, car comme le dit de façon imagée une conjointe interrogée par le Crédoc, “ c’est un boulot à plein temps de s’occuper d’un détenu ”. La famille joue un rôle primordial dans le vécu du quotidien carcéral, que cela soit pour Jean - “ y’a jamais eu de coupure, je suis resté en bons termes avec ma famille ” (33 ans, maison centrale), ou bien pour Pierre dont la situation est plus difficile étant donné l’éloignement de l’établissement - “ ma famille est là, ma mère, mon père, mes frangins, mes frangines [...] – ça fait six ans que je les ai pas vus, mais y’a le téléphone, des photos ” (35 ans, maison centrale).

Dans un second temps, il y a les “ abandonnés ” pour lesquels la prison est une cassure, environ 50 % des personnes incarcérées se sentant mises à l’écart par leur entourage familial, amical ou professionnel4. C’est ainsi que la petite sœur de Frank “ est la seule à qui je puisse dire merci parce qu’elle vient me voir ” car les autres frères et sœurs “ c’est stop-là, maintenant tu as fait de la prison, c’est fini ” (36 ans, maison d’arrêt). De même, Ali souffre de sa détention parce que “ avec mon meilleur ami on se parle plus depuis que je suis tombé ” (24 ans, maison d’arrêt).

Dans un troisième temps, la relation familiale est pour les “ solitaires ” quasi inexistante car par définition ces détenus n’entretiennent aucun lien social ou familial ; ils sont peu visibles dans les recherches sociologiques ou au sein des activités de soutien carcéral. Dans cette catégorie floue mais réelle, on retrouve des étrangers, des sans-abri, des personnes atteintes de troubles psychiques.

Enfin, la prison a aussi pour effet de créer des “ reclus ” qui ont décidé, pour différentes raisons, de ne plus entretenir de relation avec leur entourage. C’est le cas de David : “ Il me reste que ma mère, avec qui j’ai coupé les ponts ces derniers temps ” (38 ans, maison centrale) et celui de Patrick : “ J’ai coupé des liens avec beaucoup de personnes ” (41 ans, maison centrale). Cette typologie se doit bien entendu d’être nuancée en prenant en compte la différenciation existante dans la qualité, la quantité et la fréquence des contacts familiaux. De plus, les rapports à la famille sont parfois mis en échec par des effets psychologiques induits par la détention : les détenus davantage portés au désespoir, à la dépression, à l’auto-dépréciation ainsi qu’à une très faible motivation5.

La famille autour du détenu

Pour parer à cet effritement de la relation familiale, l’émission radiophonique “ Téléphone du dimanche ”, qui a fêté ses vingt ans en novembre 2003, animée par des bénévoles associatifs, a pour leitmotiv : “ Des voix de l’extérieur pour ceux qui sont à l’intérieur ”. Elle offre à des personnes la possibilité de laisser un message à la radio que le détenu entendra en direct sur son poste. Regroupées au sein de l’association “ Prisons du Monde ” fondée en 1986, l’émission est diffusée localement auprès d’une trentaine d’établissements. Ce sont surtout des femmes qui appellent : conjointes, mères, sœurs ou tantes. Et dans 85 % des appels, le détenu reçoit un message accompagné de tendresse. Cependant, bien que le nombre d’appels ait doublé sur une période d’un an, il y avait toujours peu de détenus concernés par rapport à la population carcérale de l’établissement6. Cela s’explique en partie par quatre hypothèses : d’une part, l’obstacle que constitue l’utilisation d’un moyen de communication nouveau ; d’autre part la gêne quant à une prise de parole publique ; de plus, une maladresse due à une représentation faussée de la prison et de ce que l’on a le droit d’en dire ; enfin, une retenue sentimentale bipolaire – d’un côté une douleur contenue, d’un autre côté un amour pudique, ce qui conduit à réfréner une affection que le détenu aurait plaisir à entendre. L’information des détenus par la bonne volonté de la direction de l’établissement est un facteur essentiel de réussite de ce type de maintien ou de reconstruction du lien familial.

Un autre élément, majeur quant à lui, de préservation du tissu familial est la visite7. Le droit de visite demeure la pierre angulaire de la relation famille-détenu. Encore faut-il bien sûr que la famille soit présente, que le permis ait été accordé et que les visiteurs puissent se rendre à la prison – difficultés liées aux moyens de transport, à la distance, aux horaires. C´est ainsi que Pierre regrette que ses proches ne puissent lui rendre visite qu’une fois l’an : “ mais ils sont loin, ils sont ouvriers et y’a beaucoup de problèmes financiers ”. De plus, il ne faut pas perdre de vue les carences du système de parloir en France : manque d’intimité, contacts physiques interdits ou alors seulement tolérés, marge décisionnelle arbitraire du surveillant sur le déroulement du parloir et la liberté laissée au détenu et à sa famille, etc. Afin de faciliter les visites, des associations se sont mises en place pour recevoir les familles. Ainsi, par exemple, l’UFRAMA8, union au sein de laquelle cent trente cinq maisons d’accueil sont réparties sur le territoire français. Créées à partir de 1982, les maisons d’accueil ne sont pourtant à ce jour présentes que dans un peu plus de la moitié des départements. Ceci constitue une inégalité supplémentaire pour les nombreux détenus et leur famille se trouvant dans des zones peu ou pas couvertes par un tissu associatif dédié à la cause pénitentiaire9.

Le détenu face à sa famille

Une fois le maintien des liens assuré et l’organisation des échanges familiaux réussie, la troisième phase qui découle de la nouvelle morphologie du lien familial dépend du détenu lui-même. Il développe pour ainsi dire des stratégies familiales pour pouvoir vivre en prison une relation avec la famille qui, elle, se trouve dehors. Le détenu met en place ces stratégies de camouflage émotionnel pour ne pas faire savoir ou donner à voir sa misère. Il veut ainsi éviter de causer de la peine, de perdre la face ; ou bien il tente de se convaincre lui-même. Les deux attitudes extrêmes du discours du détenu à sa famille sont résumées par Michel : “ Moi surtout je dis tout à mes parents, mais y’en a certains qui cachent, ils vont pas dire tous les problèmes qu’ils ont en prison ; ils disent que tout va bien en prison, qu’ils sont bien en cellule, mais c’est pas vrai [...]. Ils veulent pas dire la vérité. ” (21 ans, maison d’arrêt). Ensuite, on voit s’établir un nuancier des attitudes du détenu envers ses proches. Christophe tente ainsi de préserver sa famille : “ Bah ! ce que je lui en dis, moi, j’essaye de moins faire peser... soit tu prends le parti de te plaindre quand t’es en taule, soit de faire comme si t’assumais et que ça allait. Moi j’ai pris le parti de faire comme si ça allait parce que je veux pas qu’ils se tracassent dehors. ” (36 ans, maison d’arrêt). Quant à Lionel, il ne veut pas que sa mère vienne parce qu’elle est “ trop sensible ”, et puis : “ Bah ! ma famille, elle sait ce que je veux bien lui dire, et j’essaye de lui dire le minimum de la réalité, parce que si on commence à leur dire vraiment ce qu’est la prison, à mon avis ils vont plus très bien dormir ” (28 ans, maison d’arrêt). Un des arguments les plus récurrents est la valeur attribuée au parloir – parce que riche en émotions et courte en temps. Didier nous indique que “ quand c’est les parloirs, c’est pour la famille, c’est pas pour la prison [...]. Pour parler de la prison, tu peux en parler dans tes courriers, au lieu de perdre du temps au parloir ” (27 ans, maison d’arrêt). Et puis certains détenus se livrent plus facilement, masquant cependant souvent leur mal-être par un paravent descriptif du “ petit rien ”. C’est ce que nous raconte Medhi à propos de sa famille : “ Si elle te demande comment ça va, moi je leur explique comment c’est à peu près à l’intérieur, comment on vivait, comment on se réveillait pour aller aux douches, comment on fait le café, des petits trucs comme ça, on parle de ça avec ma famille. Y’a des moments je lui dis que ça va, y’a des moments que ça va pas, ça dépend. ” (21 ans, maison d’arrêt). Reste que la prison est un ensemble complexe et que la vision des détenus est paradoxalement compartimentée par le système carcéral lui-même, comme l’évoque Frank : “ Oui oui, je lui en parle beaucoup [...]. J’essaie de lui expliquer les conditions dans lesquelles je vis, bon moi-même j’y connais pas trop. ” Malheureusement, certaines de ces stratégies d’évitement, de mensonge ou de non-dits produisent à la fois un effet pervers et un résultat contre-productif. L’effet pervers va consister pour la famille à minorer, voire à méconnaître les souffrances du proche. Le résultat contre-productif se traduit alors par une baisse des ressources mises à la disposition du détenu par sa famille, cette dernière ne réalisant pas entièrement la réalité de la situation carcérale. Ceci peut s’enchaîner dans un processus cumulatif où plus le détenu sera confronté à des difficultés, moins il en fera part à sa famille, et plus celle-ci sera dans l’ignorance des besoins du détenu et des démarches et efforts qui seraient à entreprendre pour le soutenir. Un sociologue considère, dans un autre contexte, qu’“ en réalité, ce que l’individu gagne en réflexivité, il le perd en authenticité ”10. C’est pourquoi il faut redonner au détenu une parole vraie qui soit à la fois libre et pleine d’espoir.

La prison, affaire de tous

L’espoir chez les détenus est avant tout lié à la confiance. La confiance en soi tout d’abord, c’est-à-dire en ses capacités à affronter dedans le réel carcéral et une fois dehors l’imaginaire social (ce que pensent les voisins, les collègues, etc.) La confiance de la famille ensuite, faite de compréhension, de neutralité, de soutien, etc. Enfin, la confiance vis-à-vis de la société quant à la réintégration dans la vie post-carcérale - par le biais notamment de réduction de peine, de permissions de sortir, d’autorisations de sortir sous escorte, de placement en milieu semi-ouvert, de libération conditionnelle ou encore de placement sous surveillance électronique (dit bracelet électronique). C’est cette confiance qui fait par exemple défaut aux familles de détenus, qui sont 42 % à taire le fait qu’elles ont un fils ou un conjoint incarcéré11 Car en définitive, la prison est l’affaire de tous. Pas seulement parce que tout un chacun est susceptible d’être un jour ou l’autre confronté de près ou de loin à l’enfermement. C’est l’affaire de tous car une société se doit de protéger et de porter assistance à ses citoyens les plus vulnérables, et c’est précisément ceux-là qui composent la population touchée par l’incarcération. Si le droit est un moyen de reconnaître l’égalité de statut de nos concitoyens emprisonnés12, la confiance que la société doit accorder au détenu demeure l’élément essentiel d’une réintégration familiale, professionnelle et sociale pleine et entière. A ce titre, le mot de la fin sera laissé à Lionel et à son attachement à sa famille : “ Je vais tout faire pour plus jamais revenir ici, ça y est, j’ai donné. Je finirai ma peine tranquille et après ça y est, reprendre une vie comme tout le monde. La liberté a pas de prix, c’est la vérité. Parce qu’on rate plein de choses, mes enfants, rien que le fait de pas les emmener à l’école tous les matins, je sais que pour eux ça doit être traumatisant et pour moi aussi, et c’est pour ça que j’ai plus envie de remettre ça ”.

1 Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), “ L’histoire familiale des hommes détenus ”, Synthèses, n° 59, janvier 2002.

2 Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), “ La prison bouleverse la vie des familles de détenus ”

3 Cité par Anne-Marie Marchetti in : “ Fabriques de misère ”, EcoRev´- Revue critique d´écologie politique, n° 15, hiver 2004. Cet auteur reprend

4 CREDOC, mai 2000.

5 Stratégies sociocognitives du détenu. Recherche de contrôle et recherche d’identité avant et après jugement, Sid-Ahmed Abdellaoui, thèse de doctorat

6 Sur un an, 7 détenus ont reçu 76,5% des appels. Ils ne représentaient que 4% du total des détenus.

7 Sur le flou juridique qui règne sur les modalités du droit de visite, voir le commentaire de Pascal Remillieux, Actualité juridique pénale, Dalloz

8 Union nationale des fédérations régionales des associations de maisons d’accueil de familles et proches de personnes incarcérées.

9 Enfin, la relation familiale peut aussi être maintenue grâce au courrier (ici, le problème de l’illettrisme et de l’analphabétisme), au téléphone et

10 Grammaires de l’individu, Danilo Martuccelli, Gallimard, 2002, p. 336.

11 Crédoc, mai 2000.

12 Sur une avancée juridique en prison concernant par exemple la mise à l’isolement contrainte, voir le commentaire de Pascal Remillieux, Actualité

1 Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), “ L’histoire familiale des hommes détenus ”, Synthèses, n° 59, janvier 2002.

2 Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), “ La prison bouleverse la vie des familles de détenus ”, Consommation et mode de vie, n° 143, mai 2000.

3 Cité par Anne-Marie Marchetti in : “ Fabriques de misère ”, EcoRev´- Revue critique d´écologie politique, n° 15, hiver 2004. Cet auteur reprend cette citation dans son article publié en page XXX.

4 CREDOC, mai 2000.

5 Stratégies sociocognitives du détenu. Recherche de contrôle et recherche d’identité avant et après jugement, Sid-Ahmed Abdellaoui, thèse de doctorat, université Pierre Mendès France, Grenoble, 1997.

6 Sur un an, 7 détenus ont reçu 76,5% des appels. Ils ne représentaient que 4% du total des détenus.

7 Sur le flou juridique qui règne sur les modalités du droit de visite, voir le commentaire de Pascal Remillieux, Actualité juridique pénale, Dalloz, N° 3/2004, page 122.

8 Union nationale des fédérations régionales des associations de maisons d’accueil de familles et proches de personnes incarcérées.

9 Enfin, la relation familiale peut aussi être maintenue grâce au courrier (ici, le problème de l’illettrisme et de l’analphabétisme), au téléphone et aux mandats (ici, problèmes des ressources financières et des indigents).

10 Grammaires de l’individu, Danilo Martuccelli, Gallimard, 2002, p. 336.

11 Crédoc, mai 2000.

12 Sur une avancée juridique en prison concernant par exemple la mise à l’isolement contrainte, voir le commentaire de Pascal Remillieux, Actualité juridique pénale, Dalloz, N° 2/2003, p. 74.

Pascal Décarpes

Pascal Décarpes, chargé de recherches au sein de la chaire de criminologie à l’université de Greifswald (Allemagne), membre de l’Association française de criminologie, travaille actuellement sur les systèmes pénitentiaires, les interactions en prison et autour de la prison, les médias et l’opinion publique en France et en Allemagne.

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