Cette pandémie du coronavirus me semble malheureusement juste une petite répétition, finalement assez bénigne, de catastrophes beaucoup plus graves que nous allons avoir dans l’avenir. Une alerte a été donnée par des médecins chinois sur une fièvre porcine étrange qui pourrait être une nouvelle pandémie.
État des lieux
Je résume le dernier rapport du GIEC, qui donne ses prospectives, en fonction de quatre grands scénarios, les RCP1 :
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L’augmentation de la température à la fin du siècle de + 4° à + 6°. Le RCP le plus optimiste est celui qui nous permet de rester en dessous du seuil des 2°, or nous n’y arriverons pas. Nous allons atteindre 2° quel que soit l’effort que nous ferons maintenant, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire d’effort sinon cela sera bien pire.
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Le constat initial, c’est aussi que l’on supporte mieux une chaleur sèche ; nous l’avons tous expérimenté. Aussi l’on a évalué la température que le corps peut supporter en tenant compte du degré d’humidité pour établir une température létale (celle où l’homme ne peut survivre s’il y est exposé plus de 6 h d’affilée). Si nous ne faisons rien, 50 % des terres à la fin du siècle seront exposées à plus de vingt jours par an à des conditions létales, ce qui concernerait 75 % de la population humaine (dans l’hypothèse extravagante où il n’y aura aucune migration). Seront concernées les zones suivantes : la totalité du bassin amazonien et toute l’Amérique centrale, la totalité du bassin du Congo, du golfe de Guinée, la frange Est de l’Afrique, tout le littoral indien, la totalité de l’Asie du Sud-est, le Nord de l’Australie (plus de trois cents jours de températures létales par an, donc plus d’habitants). Pour la côte Sud-est des USA et la côte Est de la Chine cela serait de cent jours par an. On ne pourra pas s’en sortir avec l’air climatisé qui produit beaucoup de CO2. Mais globalement l’Europe n’est pas directement concernée (excepté l’Italie et l’Espagne).
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Lorsque la banque mondiale estime que dans la deuxième moitié de ce siècle, nous devrions avoir deux milliards et demi de réfugiés climatiques, ces prévisions sont plutôt optimistes, ceci toujours dans l’hypothèse où nous ne ferions rien. J’espère que cela ne va pas se réaliser et que nous allons nous décider à réduire nos émissions de CO2, non seulement en France mais dans l’ensemble du monde industrialisé.
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D’autre part, l’Europe va être concernée par le « stress hydrique » car le dérèglement climatique affecte le cycle de l’eau. La pluviométrie ne baisse pas beaucoup, mais la fréquence et l’intensité des pluies changent complètement, ce qui fait qu’une partie des sols n’arrive pas à absorber l’eau, et ne remplit pas les nappes phréatiques, ce qui est dramatique pour l’agriculture. En 2040 les zones qui risquent de souffrir d’un manque d’accès à l’eau potable sont : la totalité du Maghreb, le Sud de l’Espagne et de l’Italie. La France, elle, aurait une perte entre 20 et 40 %. Ce qui risque de poser des problèmes colossaux pour l’accès à l’eau potable, particulièrement en milieu rural. En France, par ailleurs, nos infrastructures d’accès au réseau d’eau sont très vétustes (pas de rénovation du réseau par Véolia entre autres), donc il y a le risque d’un gros problème, car on peut vivre quelques jours sans électricité mais pas sans eau !
Horizon novateur versus ressusciter le monde d’hier
Ceci est une sorte de préliminaire afin de vous faire prendre conscience que ce dont il est question est d’une gravité inédite dans notre histoire, et donc je crois que c’est très important aujourd’hui que l’on prenne cette question très au sérieux et que l’on se désintoxique tous collectivement de l’idée qu’il faille aujourd’hui ressusciter « le monde d’hier », parce que ressusciter le monde d’hier c’est, dans le cadre de relance du plan Covid, nous empêcher complètement de faire face aux défis colossaux que je viens de rappeler.
De mon point de vue je crois qu’il faut se redonner un horizon et se demander à quoi veut ressembler la société française entre 2040 et 2050, de manière à ce qu’elle mette elle-même en œuvre la stratégie nationale… et la réduction des émissions de CO2, sachant qu’il n’y aura pas de capacité industrielle de stockage de carbone… C’est un espoir chimérique de penser que l’on pourrait capturer ce CO2 et l’enfouir quelque part.
Une vision systémique du territoire
Il faudrait prévoir et organiser un tissu urbain constitué de petites villes très denses pour faire des économies d’énergie, tissu urbain plutôt circulaire ; ça c’est une propriété mathématique simple, si vous voulez maximiser de la surface en minimisant son périmètre, en minimisant les pertes, il faut que cela soit un cercle. Des villes reliées par des trains, avec des transports publics à l’intérieur de la ville et quasiment plus de voitures à l’intérieur de la ville. Et autour de chaque ville de la poly-agriculture, évidemment écologique et bio, des circuits courts, l’acheminement de la nourriture par le train en centre-ville, via des centres commerciaux à proximité des gares. Cela veut dire la fin de la grande distribution avec des supermarchés à quatre km des centres-villes et auxquels on ne peut accéder qu’en voiture. Cela suppose donc un réaménagement complet du territoire.
Les étapes sont celles qui étaient communes à la totalité des périodes de transition, sur lesquelles nous avions travaillé, à l’initiative de la ministre Delphine Batho2, dans le cadre des experts pour la transition. Une dizaine de scénarios ont émergé en fonction du « mix énergétique » que nous déciderions d’avoir en 2035 et pour simplifier encore davantage en fonction de la part du nucléaire que nous voulions avoir dans le bouquet énergétique français.
Mais quelle que soit l’option que nous prendrions en matière énergétique, les trois étapes sont toujours les mêmes : rénovation des bâtiments publics et privés, mobilité verte, verdissement de l’industrie et de l’agriculture.
J’ai commencé par dresser ce panorama d’aménagement du territoire pour dire au fond que ces trois étapes-là sont bien connues, depuis longtemps. D’une certaine manière, le citoyen que je suis s’interroge sur pourquoi on ne les a toujours pas mises en place aujourd’hui en France. Le point fondamental, c’est de comprendre que ce ne sont pas des chapitres techniques que l’on pourrait réaliser l’un après l’autre, ou à côté l’un de l’autre, indépendamment l’un de l’autre, c’est une vision systémique du territoire français qu’il faut avoir, un aménagement complet du territoire… Ce que je suis en train de vous décrire, c’est la fin de la banlieue pavillonnaire, du type Aix-Marseille, modèle lui-même alimenté par l’imaginaire californien.
Cela veut dire bien évidemment qu’il faut réhabiliter le train, à commencer par la SNCF, et réhabiliter une partie du réseau ferroviaire extrêmement dense que nous avions en 1945, que nous avons fait l’erreur de détricoter, alors que nos amis allemands, suisses et belges n’ont pas détricoté leur réseau ferroviaire, en tout cas beaucoup moins que nous.
Les enjeux macro-économiques pour la France
C’est excellent pour la balance commerciale, parce que cela réduit le coût de nos importations en pétrole, c’est excellent pour les émissions de CO2 parce que cela réduit les émissions, c’est excellent pour la création d’emplois. Pour donner juste un exemple, la seule rénovation thermique des bâtiments, si nous ne faisions que les bâtiments publics — c’est une partie du sujet parce qu’il y a la totalité des bâtiments privés qu’il faut également traiter — les chiffres auxquels nous étions parvenus dans des études précédentes c’est que la rénovation thermique des bâtiments créerait quinze emplois par millions d’euros investis. On peut discuter longtemps sur les chiffres… mais nous étions parvenus à six ou sept milliards par an d’investissement pendant deux ou trois ans, et cela créerait entre cinq cents mille et deux millions d’emplois.
Comme nous savons tous que l’emploi — et l’hémorragie de l’emploi — va devenir le thème obsessionnel de notre débat politique et démocratique à l’automne, je crois qu’il est temps de se rendre compte que la reconstruction écologique du pays, ce n’est pas un problème de plus qui vient s’ajouter à tous les problèmes, c’est la solution à tous ces problèmes, notamment la création d’emplois.
Si vous calculez le taux de chômage en France avant la pandémie, vous trouvez 30 % de chômeurs en Équivalent Temps Plein. Cela fait des années que nous sommes à 30 % de chômage en ETP, donc « le monde d’hier » ne permet pas de résoudre le problème de l’emploi en France, ne l’a jamais permis depuis 30 ans.
Et l’Allemagne, qu’on dit quasiment en plein emploi ? Le chômage de l’Allemagne en Equivalent Temps Plein, c’est 25 %… On est très loin du plein emploi ; en réalité le marché du travail allemand ne survit que par la multiplication des petits boulots précaires à temps partiel qui ont créé cette figure nouvelle en Allemagne du « travailleur pauvre ». Aux USA, le chômage ETP, c’est 30 %. Ces chiffres sont d’avant la pandémie et la pandémie va aggraver cette situation.
Les dangers de ne rien faire
Si nous ne mettons pas en œuvre un plan de relance et de reconstruction écologique extrêmement ambitieux, si nous ne mettons pas le paquet, y compris du point de vue budgétaire, pour financer la reconstruction écologique en France maintenant, que va-t-il advenir ? Nous allons entrer dans un scénario à la japonaise, c’est-à-dire un scénario de déflation dans lequel personne ne sait comment l’on sort de la trappe déflationniste… L’origine de cette phase déflationniste est toujours la même : c’est un grand krack financier, une suraccumulation de dettes privées que personne ne peut plus rembourser. Nous sommes exactement dans cette situation, nous avons eu le plus grand krack financier en 2008, et nous avons une suralimentation de dettes privées, puisqu’en France avant la pandémie nous étions à 130 % de dettes privées, contre 90 % puis 120 % à cause de la pandémie de dette publique… Mais la dette privée c’est beaucoup plus grave que la dette publique, pourquoi ? Parce que l’essentiel de l’investissement est un investissement privé, y compris en France, et si vous avez un secteur privé qui est surendetté, il ne peut pas investir, et s’il ne peut pas investir, il ne fera pas une reconstruction écologique, et nous irons vers les + 5 °C d’élévation de la température…, et par ailleurs nous aurons toujours autant de chômage et très peu de croissance.
Si nous faisons l’austérité monétaire, ce qui serait le pire, nous ne résoudrons pas le problème des finances publiques françaises. L’austérité budgétaire dans une situation de déflation ne permet pas d’améliorer le ratio d’aide publique sur PIB. Nous avons eu un exemple caricatural avec la Grèce, nous avons amputé le PIB grec de 27 %, nous avons infligé une cure d’austérité budgétaire sans précédent en Europe au 20e siècle… et nous en sommes toujours à 180 % de dette publique en Grèce en dépit de la privatisation du port du Pirée, des aéroports, etc.
Si nous faisons une austérité budgétaire, nous n’améliorerons pas le ratio d’aide publique sur PIB, et nous nous enfoncerons encore davantage dans la déflation dont personne ne sait comment on en sort. Le Japon patauge dans la déflation depuis 25 ans — à cause de la grande crise financière de 1990, de la bulle financière qui s’est effondrée, des banques qui ont gardé leurs créances. Et donc plus de croissance, une dette privée colossale et une circulation de la monnaie qui s’effondre doucement, une économie qui rentre en léthargie totale dans une espèce de ralenti. Si vous pratiquez une politique d’austérité budgétaire, vous empirez le mal, parce que vous êtes dans une situation où il y a un paradoxe (voir Fisher3).
Exemple : si pour réduire ses dettes T veut vendre des actifs et pouvoir rembourser, et si moi je fais de même, le prix des actifs baisse — donc même si T a réduit sa dette de 10 %, en réalité elle a augmenté car les actifs en sa possession ont diminué de valeur. Quand tout le monde veut se désendetter en même temps, le poids de la dette augmente.
Aujourd’hui, de mon point de vue, pour sortir de ce piège terrible de la déflation, beaucoup plus grave que l’inflation, c’est qu’il y ait un acteur économique qui continue de dépenser et d’investir, pendant que le secteur privé se désendette. Et cet acteur économique cela ne peut être que l’État, qui est le seul à pouvoir continuer à accumuler de la dette provisoirement sans faire faillite.
Donc mon point de vue n’est pas qu’il faille avoir de la dette publique et ne jamais y prêter attention, pas du tout, mais dans la représentation classique du problème macro-économique dans lequel nous sommes aujourd’hui, on met la charrue avant les bœufs, on demande à l’État de se désendetter d’abord et au privé ensuite, alors que c’est le contraire qu’il faut faire. Il faut autoriser le secteur privé à se désendetter d’abord. Pour pouvoir investir tout de suite, le seul qui peut le faire c’est l’État qui, lui, continue d’investir pendant que le secteur privé se désendette, et ensuite l’État pourra commencer à se désendetter, mais dans un deuxième temps.
Le seul moyen de s’en sortir c’est donc de faire un vrai plan de construction écologique qui va endetter davantage l’État…