Confinement : temps d’attente ou chance à saisir ?

Associazione 21 Luglio

Traduction de Alain Savary

p. 29-33

Traduit de :
Il lockdown: spazio di attesa o momento di opportunità?

Citer cet article

Référence papier

Associazione 21 Luglio, « Confinement : temps d’attente ou chance à saisir ? », Revue Quart Monde, 256 | 2020/4, 29-33.

Référence électronique

Associazione 21 Luglio, « Confinement : temps d’attente ou chance à saisir ? », Revue Quart Monde [En ligne], 256 | 2020/4, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10082

Comment une association engagée pour la défense des droits des Roms, des enfants, et plus généralement pour le respect des droits humains a fait face au confinement décidé par le gouvernement italien.

Index géographique

Italie

Texte traduit de l’italien par Alain Savary

Pendant le confinement, l’Associazione 21 Luglio a décidé de concentrer son attention sur quatre zones différentes de la ville de Rome, éloignées les unes des autres, mais ayant en commun : la ségrégation tant en matière d’espace que de relations ; des conditions socio-économiques difficiles ; et les processus de ségrégation subis.

Quatre zones ont été identifiées :

  • Le quartier de Tor Bella Monaca, jeune et multiethnique, situé à l’extrémité est de la ville de Rome, avec environ 30 000 habitants dont 41 % vivent en pauvreté absolue.

  • Le bidonville toléré de via di Salone, peuplé de familles italiennes, serbes, bosniaques, monténégrines et roumaines. Environ 360 personnes y vivent dans des baraques ou des containers. Les conditions sanitaires et d’hygiène sont catastrophiques.

  • Le bidonville toléré de Castel Romano, situé dans la périphérie la plus à l’ouest de la ville, à environ 25 km du centre-ville, peuplé d’environ 560 citoyens italiens et bosniaques. Les logements y sont délabrés et l’eau y est distribuée par un camion-citerne régulièrement présent sur place.

  • Le campement autorisé de Tor Cervara, où 500 personnes vivent dans de petites baraques construites à partir de gravats.

Évaluer la situation

Dès le 9 mars 2020, premier jour du confinement, une évaluation a été engagée dans ces quatre zones, dans le but de comprendre quel impact aurait le confinement sur leurs habitants. Ce travail a pu s’effectuer grâce à une connaissance préalable très étroite des personnes interrogées et à une confiance établie de longue date.

L’évaluation a pointé du doigt deux situations critiques menaçant d’aggraver encore les conditions de vie déjà pénibles des familles habitant les quatre zones, objet de l’étude. À court terme, les restrictions en matière de liberté de mouvement imposées par le décret gouvernemental risquaient d’empêcher les familles d’effectuer leur travail habituel, non déclaré, nécessaire à la survie au jour le jour, créant ainsi un risque de pénurie alimentaire, surtout dans les noyaux familiaux avec de jeunes enfants.

En pareil cas, quand les ressources éventuelles se font rares, la solidarité de la communauté peut entrer en ligne de compte. Cette solidarité, toutefois, peut venir à manquer en temps de contagion, quand règne la peur du contact physique et que s’imposent les règles de la distanciation sociale. Dans les quatre zones en question on a ainsi pu constater une fragilité du réseau intérieur de la communauté, paralysée par la peur et incapable d’offrir des solutions d’aide réciproque et de solidarité.

La stratégie adoptée

La stratégie opérationnelle adoptée pendant la durée de l’urgence – comprise entre le décret gouvernemental du 9 mars 2020 et celui du 17 mai 2020 – a visé en tout premier lieu à limiter la pénurie alimentaire pour les enfants de 0 à 3 ans, et dans ce but, à lutter contre la stigmatisation de la communauté en question ; promouvoir des interventions éducatives ; programmer des initiatives pour assurer la durabilité des actions, aussi bien pendant la période d’urgence qu’immédiatement après.

1) Limitation de la pénurie alimentaire pour les enfants de 0 à 3 ans

L’association a décidé de lutter contre la pénurie alimentaire des enfants de 0 à 3 ans de façon à :

  • pouvoir garantir une intervention « universelle » pour toutes les familles comptant de jeunes enfants, évitant de faire des choix en fonction de différences apparentes entre économies et revenus, limitant ainsi une concurrence exacerbée ;

  • éviter toute forme de favoritisme et d’intermédiaires pour l’obtention de « colis bébé » ;

  • encourager un sentiment d’empathie et de solidarité de la part du reste de la communauté, pour pouvoir collecter de la nourriture et des produits d’hygiène (couches, lingettes) à distribuer.

Certains éléments de méthode ont caractérisé notre intervention. Nous avons voulu tout d’abord concilier les exigences de personnalisation de l’action (tant pour la distribution que pour le contenu de l’aide concrète) avec les exigences de catégorisation et de standardisation nécessaires pour garantir la durabilité économique et opérationnelle de l’intervention. Pour ce faire :

  1. nous avons eu un entretien personnel avec chacune des mères de famille qui avaient exprimé des besoins en aliments pour les enfants dans la tranche d’âge étudiée. Nous avons réalisé une première liste de 150 bénéficiaires, devenus 250 en quelques semaines ;

  2. avec l’aide d’une pédiatre et d’une obstétricienne, nous avons élaboré 5 types de « colis-bébé » (en fonction de l’âge de l’enfant, des besoins alimentaires en petits pots et pâtes, et de la nécessité ou non de lait en poudre) ;

  3. chaque semaine, à partir du 1er avril, nous avons assuré une distribution au moyen de l’attribution d’une carte individuelle pour chaque enfant, permettant à la mère de recevoir son propre « colis-bébé » personnalisé ;

  4. à partir du 15 avril, nous avons commencé la distribution de « colis-famille » pour étendre l’aide à d’autres tranches d’âge dans la famille du mineur de 0 à 3 ans.

2) Lutter contre la stigmatisation des communautés bénéficiaires

Pour surmonter les stéréotypes et les préjugés envers ceux qui vivent dans les périphéries extrêmes de Rome, et pour faciliter la création de liens et de connaissance réciproque :

  1. notre communication externe a choisi de mettre en avant le manque alimentaire des enfants de 0 à 3 ans, plutôt que leur appartenance ethnique. Toutefois, nous avons souligné le fait qu’il s’agissait d’enfants vivant dans des bidonvilles, autorisés ou non, ou dans le quartier de Tor Bella Monaca ;

  2. les denrées récoltées ont été entreposées dans le Polo ex Fienile que nous gérons à Tor Bella Monaca. Les colis y ont été confectionnés une fois par semaine, le samedi matin, en plein air, dans le jardin du Polo, dans une atmosphère enthousiaste et amicale, par un groupe de volontaires provenant d’ethnies, de conditions sociales et d’appartenances politiques très variées, divisés en cinq groupes, un pour chaque type de colis ;

  3. nous avons donné la plus grande visibilité possible à la préparation des colis, en cherchant à impliquer dans leur confection des personnalités religieuses et politiques influentes.

Résultats obtenus

  • Nous n’avons été confrontés, au cours de nos interventions, à aucune manifestation d’hostilité par rapport à la nationalité ou à l’ethnie des bénéficiaires.

  • Pour la confection des colis, nous avons vu un nombre toujours croissant de volontaires, partant de 6 au début et arrivant à plus de 40 au cours du mois de mai. Le travail de récolte, de confection et de distribution a rassemblé un total de 85 volontaires, dont des citoyens ordinaires, des militants d’autres associations et les mères de famille bénéficiaires elles-mêmes.

  • Parmi les personnes d’influence qui ont accepté de participer à la confection des colis, il convient de signaler : trois députés de diverses appartenances politiques, un conseiller de la mairie de Rome, un conseiller municipal, le président du conseil municipal de Rome, l’évêque auxiliaire de Rome, etc.

3) Mise en œuvre d’interventions pédagogiques

Conjointement à la distribution alimentaire, nous avons mis en place un ensemble de services :

  1. des groupes WhatsApp permettant de rester en contact avec les mères de famille, de leur donner des conseils, d’être à leur écoute, de leur venir en aide aux moments les plus difficiles, et de leur suggérer des activités à effectuer avec leurs enfants pendant les heures passées à la maison ;

  2. un service permettant d’écouter des histoires pour enfants en italien et en langue romanes (romani chib) : « Contes au téléphone ». Dans chaque colis de nourriture nous mettons aussi un dépliant sur les « Contes au téléphone », de façon à signaler l’importance du jeu et de l’imagination même pendant ce temps de confinement, et l’existence de rapports possibles au-delà de l’aide matérielle ;

  3. nous avons mis à la disposition des enfants des bidonvilles quelque point d’accès à Internet, leur permettant de se connecter aux plates-formes scolaires ; chaque enfant est suivi à distance par un éducateur dont le rôle, outre le soutien technique et didactique, est surtout de créer et de maintenir le rapport avec le groupe de la classe et d’éviter ainsi l’isolement. Nous avons travaillé en rapport étroit avec les enseignants et les parents pour soigner le rapport école-famille, identifiant les difficultés et mettant à disposition des instruments spécifiques pour garantir le droit à l’éducation ;

  4. nous avons renforcé nos actions de pression, de sensibilisation et de plaidoyer par un appel à la maire de Rome et au préfet, demandant que soient mises en œuvre des mesures urgentes pour sauvegarder le droit à la santé et à l’enseignement ;

  5. nous avons lancé un service d’assistance sociale pour faciliter l’accès aux formes économiques de soutien public.

Une stratégie pour l’après-crise

La réflexion que nous avons menée pendant le temps du confinement a conduit à définir les principaux sujets sur lesquels le pays devra faire levier pour repartir après le choc provoqué par la crise. Il s’agit des femmes, des enfants, des catégories les plus défavorisées au point de vue économique et social.

Pendant l’urgence, notre réponse s’est focalisée sur la lutte contre la pénurie alimentaire pour les enfants de 0 à 3 ans. Mais dans l’après-crise, il sera essentiel, pour résoudre les problèmes dus aux inégalités renforcées par la crise, d’impliquer les mères de famille bénéficiaires de l’intervention, qu’il conviendra de soutenir dans un processus régénérateur de création de communautés. À la fin de la période d’urgence deux actions expérimentales ont été lancées dans la 4e circonscription de Rome, visant à responsabiliser les bénéficiaires et à développer entre eux des attitudes communes et partagées.

Le 9 mai 2020, une distribution extraordinaire de denrées alimentaires en faveur de toutes les familles habitant le bidonville de Salone a été lancée. Après avoir demandé aux mères de famille des trois communautés (monténégrine/bosniaque, roumaine et serbe), opposées entre elles par de fortes dissensions, de désigner trois mères de famille, engagées ensuite dans les actions suivantes :

  • on leur a expliqué, en toute transparence, l’intention d’organiser la distribution, leur indiquant aussi le budget disponible ;

  • elles ont effectué de façon autonome un recensement précis de la population du bidonville ;

  • elles se sont mises d’accord avec notre personnel sur les denrées alimentaires à acheter, en fonction des besoins exprimés par la communauté ;

  • en collaboration avec les volontaires assurant la confection des « colis-bébé », elles ont organisé celle des colis alimentaires dans le Polo ex Fienile ;

  • elles ont effectué, avec notre personnel, la distribution des colis alimentaires à l’entrée du bidonville.

Le 13 mai 2020, les 50 mères de famille du quartier de Tor Bella Monaca, bénéficiaires des « colis-bébé », ont été invitées au Polo ex Fienile ; des rencontres par petits groupes en plein air – dans le respect des normes sanitaires en vigueur – les ont incitées à un parcours de connaissance et d’entraide mutuelle, facilité par des membres de notre association. Le résultat a été très positif, et le mardi suivant, jour de distribution des « colis-bébé », de nombreuses mères de famille ont fait preuve d’une attitude de bonne collaboration, pour établir des rapports mutuels et pour s’engager. Ce même jour, un questionnaire a été soumis à toutes les mères de famille, destiné à identifier les besoins comme point de départ pour un parcours commun. Une assemblée des mères de famille est prévue, le 2 juin, pour récolter les réponses au questionnaire et convenir ensemble des étapes suivantes.

À partir de ces deux modèles embryonnaires de succès, l’Associazione 21 Luglio devra privilégier, au cours de la période de post-crise et en vue d’obtenir un changement systémique, une stratégie de création de communautés où les femmes et les mères de famille puissent devenir actrices d’un changement structurel qui, partant des banlieues extrêmes, se répande jusqu’au cœur de la ville.

Les conditions ainsi créées s’avèrent idéales pour mener à terme une « campagne d’écoute », lancée en janvier 2020 et interrompue au bout de deux mois par l’émergence sanitaire due au Covid-19. Cette campagne sera le point de départ pour la création d’une communauté de femmes de plusieurs nationalités et ethnies, à partir de la 4e circonscription où elles vivent, dans le bidonville de Salone et dans le quartier de Tor Bella Monaca, dans des conditions économiques et sociales très difficiles, encore aggravées par la crise du Covid-19.

C’est sur cette base que va se développer, au cours des mois qui viennent, la réflexion de notre équipe, en vue d’établir la stratégie opérationnelle pour orienter le travail de l’organisation pendant les années à venir, prenant comme point de repère concret le Polo ex Fienile, dans le quartier de Tor Bella Monaca.

Associazione 21 Luglio

En Italie, l’Associazione 21 Luglio est une organisation qui soutient les groupes et les individus en condition de ségrégation extrême et de discrimination, en protégeant leurs droits et en promouvant le bien-être des enfants.

CC BY-NC-ND