La pandémie de Covid-19, qui a déferlé sur le monde depuis le début de l’année 2020, a encore contribué à aggraver la vulnérabilité de catégories entières de la population. Aux personnes vulnérables en raison de pathologies chroniques ou de leur âge se sont ajoutées les personnes les plus fragiles socio-économiquement, qu’ils s’agissent des travailleuses et travailleurs exposés (les fameux « premiers de corvée »), de ceux qui vivent dans des conditions précaires (campements de fortune, habitations exiguës, surpeuplées ou insalubres) ou de ceux subissant des difficultés d’accès aux soins et des discriminations. Ces différentes catégories se superposent souvent et des études scientifiques ont clairement mis en évidence le lien entre pauvreté et surmortalité au coronavirus1. Le Covid-19 est aussi une maladie de la précarité. Mais l’impact de la pandémie sur les personnes vulnérables ne se limite pas à ce constat. Un autre point doit être souligné : les mesures adoptées par les pouvoirs publics français depuis mars 2020 ont en elles-mêmes contribué à aggraver la vulnérabilité des populations qu’elles avaient pour objet de protéger.
Effet paradoxal des dispositifs mis en place
Le constat a été mis très tôt en évidence : une tribune cosignée par Jacques Toubon (alors Défenseur des droits), Adeline Hazan (Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté) et Jean-Marie Burguburu (Président de de la Commission nationale consultative des droits de l’homme), parue dans le journal Le Monde du 20 mars 2020, relevait ainsi que les mesures destinées à limiter les risques de propagation du virus Covid-19, quoique « nécessaires, doivent être mises en œuvre en gardant à l’esprit les difficultés de la vie quotidienne qu’éprouvent les personnes les plus précaires et les plus fragiles, et l’exigence de garantir l’égalité de traitement de toutes et de tous comme le plein exercice des droits fondamentaux. Dans les circonstances que nous connaissons, les personnes enfermées, isolées, celles qui vivent à la rue, qui ont besoin d’aide sociale pour une partie de leurs besoins fondamentaux, seront les premières à subir une double peine si rien n’est fait pour les accompagner ». C’était ainsi pointer du doigt l’effet paradoxal des dispositifs adoptés et le risque que les mesures prises au titre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19 contribuent à renforcer la vulnérabilité des populations. Cette mise en garde s’est hélas avérée confirmée par les faits, pour deux raisons au moins.
Violences sociales accrues
La première est que le confinement de la population française, imposé du 17 mars au 11 mai 2020 au titre de l’état d’urgence sanitaire, a accru le risque de violences sociales pesant sur certaines catégories vulnérables de la population, soit que celles-ci soient privées de domicile (sans-domicile fixe et migrants vivant dans des campements), soit que, pour d’autres, le domicile soit tout sauf protecteur : personnes mal-logées ou vivant dans des logements surpeuplés, femmes et enfants victimes de violences domestiques. S’agissant de ces derniers, la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) a révélé que le nombre d’appels reçus par le service d’écoute des victimes de violences conjugales a augmenté de 400 % pendant le confinement2. Comme le notait très tôt une observatrice de la situation :
« Sans surprise, on retrouve parmi les victimes qui paient le prix fort de l’épidémie de coronavirus, ceux qui étaient déjà les plus mal lotis socialement, économiquement et sur le plan de la santé : personnes à la rue, détenues en prisons et dans les centres de rétention administrative, hospitalisées en psychiatrie, mais aussi résidents et personnels des établissements médico-sociaux accueillant des personnes âgées dépendantes et des personnes handicapées. Souvent plus fragiles face au virus, elles sont aussi les grandes perdantes des mesures de confinement »3.
Services publics défaillants
Mais le risque d’aggravation des vulnérabilités sociales n’est pas lié uniquement au dispositif de confinement : il a été, en second lieu, généré par le (dys)fonctionnement des services publics, qui pèse particulièrement sur les usagers vulnérables. Parmi ceux-ci, les personnes dont la liberté est restreinte, celles des personnes âgées dépendantes et celles malades.
Pour les personnes dont la liberté est restreinte, la situation dans les prisons ou les centres de rétention pour étrangers a été très vite pointée du doigt : leur surpeuplement et leur insalubrité ont rendu impossible la mise en œuvre des mesures de prévention, et notamment les règles de « distanciation physique ». Les libérations anticipées décidées sur le fondement d’une ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 ont certes permis de diminuer la pression carcérale, mais il a fallu parfois en appeler au juge pour que soient ordonnées l’organisation de campagnes de dépistage ou la mise à disposition de masques dans les locaux partagés4.
Pour les personnes âgées résidant en établissement d’hébergement des personnes âgées dépendantes, particulièrement exposées au risque mortel que constitue le coronavirus (en mai 2020, la moitié des décès dus à l’épidémie déplorés en France concernait des personnes résidentes d’Ehpad), la décision d’interrompre les visites familiales a eu des conséquences d’une gravité extrême. La désorganisation des services, due notamment au sous-effectif chronique des soignants en Ehpad, lequel a été encore accru par de nombreux arrêts maladies des personnels, a eu pour effet de priver des résidents de soins pourtant indispensables, comme la toilette ou la conversation. Cette déprivation a eu de lourdes conséquences. Comme le relève le gériatre Régis Aubry, « pour les 60 à 70 % des résidents en Ehpad qui souffrent de troubles cognitifs, parfois très sévères, ces mesures de confinement n’étaient pas comprises et ne pouvaient être respectées. L’interdiction des visites et le maintien dans les chambres ont été vécus comme une agression, ce qui a eu pour effet d’augmenter fortement leurs troubles du comportement. Les résidents ont eu le sentiment de subir un enfermement »5. La solitude et le sentiment d’abandon ont pu ainsi contribuer à dégrader la santé physique et psychologique de ceux-là mêmes que la mesure visait à protéger, au détriment de leur dignité et de leur droit au respect de la vie familiale.
Enfin, pour les personnes malades, les conditions de prise en charge médicale ont, elles aussi, été profondément dégradées. L’état du service public hospitalier au début de l’épidémie, laissait présager une crise majeure : les réductions budgétaires massives, ces vingt dernières années, se sont traduites par une diminution des lits hospitaliers et du personnel soignant. Dans ce contexte, le nombre important de cas graves du Covid-19 nécessitant une hospitalisation a constitué le déclencheur d’une crise majeure : les difficultés à prendre en charge tous les patients ont conduit à des choix éthiques déchirants, conduisant à reprogrammer des interventions ou des hospitalisations prévues, quitte à aggraver la condition de certains malades, ou à ne pas hospitaliser d’autres6. Les témoignages médicaux en ce sens se sont succédé, à l’instar de celui d’une gériatre, rapporté par le journal Le Monde, décrivant la situation des Ehpad dans la région parisienne :
« Dans 70 % de ces établissements, j’ai vu des médecins coordinateurs et des médecins prescripteurs extraordinaires, qui ont géré les fins de vie quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, raconte-t-elle. Mais quand il n’y avait ni médecin ni infirmière de nuit, la prise en charge des détresses respiratoires a parfois été extrêmement compliquée. Certains malades ont pu être transférés d’urgence à l’hôpital, mais, le plus souvent, ça n’a pas été possible. Et le personnel s’est retrouvé seul pour accompagner des patients qui sont morts de manière parfois extrêmement brutale. Quand il y a 30 décès en quinze jours dans de telles conditions, comment parler de soins palliatifs ? Il y a des soignants qui ont vu des morts franchement pas confortables »7.
Saisi en urgence par des associations de proches de malades, le juge administratif a pourtant refusé d’admettre ce point. Alors qu’il devait examiner une requête dénonçant des pratiques de triage aboutissant à priver les personnes résidant en Ehpad d’un accès aux établissements de santé, le juge administratif a considéré que les faits n’étaient pas établis8. Seul le temps et le recul que celui-ci permet saura établir les faits, mais d’ores et déjà un constat s’impose : la vulnérabilité du service public rejoint et conforte celle des usagers.
L’épidémie de coronavirus souligne ainsi, tragiquement, que la vulnérabilité n’est pas une fragilité « naturelle » de certaines personnes qui appellerait des mesures dérogatoires et caritatives, par attention « aux plus faibles ». Tout comme le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité n’est pas propre à certains « défavorisés », mais une caractéristique commune et partagée9, l’épidémie nous révèle que la plus grande vulnérabilité de certaines personnes est le résultat d’interactions et le produit de constructions sociales, économiques et politiques. En d’autres termes, la vulnérabilité ne peut se comprendre qu’au miroir de l’égalité et de l’égale dignité.