Joseph Wresinski et l’Afrique

Philippe Garrouste

p. 56-59

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Philippe Garrouste, « Joseph Wresinski et l’Afrique », Revue Quart Monde, 257 | 2021/1, 56-59.

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Philippe Garrouste, « Joseph Wresinski et l’Afrique », Revue Quart Monde [Online], 257 | 2021/1, Online since 01 September 2021, connection on 12 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10173

Dans le cadre de la préparation d’un nouveau séjour en Afrique, l’auteur fait part de ses réflexions à partir de ses lectures sur la pensée du fondateur du Mouvement. Il s’interroge alors sur son engagement et sur la façon de participer au développement de l’Afrique.

Ce texte résulte de l’étude par l’auteur de divers documents internes au Mouvement, documents conservés au Centre de Mémoire Joseph Wresinski, pour certains non publiés.
* Dossiers de Pierrelaye. Lignes de pensées et d’action écrites pendant un séjour de Joseph Wresinski en Afrique (1981).
** Quand des historiens, des militants du Quart Monde et des volontaires relisent ensemble des archives des dix premières années d’ATD Quart Monde (1957‑1967).

Quel est le combat qui nous réunit ?

À la source « de tout » si l’on peut dire, ce sont ces propos de Joseph Wresinski que je retiens : « Ce n’est pas d’avoir faim, de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs est de vous savoir compté pour nul, au point même où vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens. »1 Ou encore ceux-ci : « La misère commence là où commence la honte, le sentiment aigu et douloureux du rabaissement de soi. »2

À la source de l’engagement de chacun, cet autre propos de Joseph Wresinski me paraît le plus signifiant : « Tout est né d’une vie partagée, jamais d’une théorie. ». Car il importe de connaître un monde, et de laisser ce monde nous pénétrer de toute sa réalité. C’est le nécessaire chemin de toute personne soucieuse de s’engager (que ce soit au travers du volontariat, de l’alliance ou de toute autre forme et lieu d’engagement). Sans ce cheminement, ce qui est devenu peu à peu affirmation du Mouvement court le risque d’être davantage affirmation intellectuelle que conviction venant de l’intérieur, ancrée dans une histoire singulière.

Agir avec quelles façons d’être ?

Une fois supposé un certain partage de la vie de personnes en situation de pauvreté, comment se situer, comment être ? Comment et jusqu’où se faire proche des plus pauvres alors que l’on restera toujours un étranger ? Surtout dans les cas où l’on est dans un autre pays, sur un autre continent que le sien !

Il est question d’apprivoisement mutuel3. Selon Joseph Wresinski, en Afrique plus qu’ailleurs, « Tout passe à travers la parole et le contact direct entre les personnes… ». Il est question d’immersion et de silence pour comprendre, car « Quand on ne comprend pas ce qu’a vécu une population, on ne comprend pas non plus ce qu’elle pense, et pourquoi elle pense comme elle le fait. » Ceci pour pouvoir « Partager les espérances des gens, les faire siennes… Car c’est à ce niveau de profondeur qu’il nous faut rencontrer la population. »4

Pendant un séjour en Afrique, Joseph Wresinski écrit : « J’ai peur que les volontaires ne se hâtent trop, n’écoutent trop de gens et n’acquièrent pas l’habitude de la contemplation. Il n’y a rien d’autre qui vaille que de regarder l’autre avec amour, que de devenir silence en face de lui. » Alors on pourra dire avec lui sans conteste que « Nous apparaissons pour des héros, mais les gens du courage n’est-ce pas plutôt ces milliards d’hommes et de femmes qui répondent minute après minute, à chaque heure du jour, à l’appel de la vie ? »5

Pour autant, tout ne se résume pas à cette attitude d’enfouissement et de contemplation.

Dans le document de Projet mémoire histoire sur les dix premières années du Mouvement**, il est relevé que le charisme du père Joseph a joué un grand rôle dans la construction et les valeurs du Mouvement. Et dans ce charisme, cinq aspects sont repérés et distingués par les auteurs : la confiance, l’espérance et la fierté ; la confrontation car sans réciprocité, il ne peut y avoir de libération pour personne, chacun est cantonné dans « son rôle », aidant ou aidé ; une capacité à saisir les opportunités ; une vision claire de la finalité, notamment l’importance de ne pas prendre la place des personnes vivant dans la grande pauvreté, mais de travailler avec elles ; le tâtonnement : car il faut se re-questionner sans cesse.

La question pourrait être justement : comment ces cinq dimensions perdurent-elles ou se vérifient-elles dans la déclinaison de nos actions aujourd’hui ?

Quelles actions avec les personnes ?

Dans le bidonville de Noisy-le-Grand, les habitants ont eux-mêmes identifié les actions significatives qui ont amélioré les conditions de vie dans le camp : l’installation de fontaines, la construction d’un jardin d’enfants, le ramassage des ordures avec les jeunes, la volonté d’installer l’électricité et l’eau partout, etc.**

Il est évident que les actes majeurs de Joseph Wresinski et des premiers membres du Mouvement ne sont pas que cela, ne sont pas d’abord cela, mais il semblerait malhonnête de ne pas dire qu’ils sont aussi cela. Est-ce que ce n’est pas trop peu évoqué lorsqu’on parle des débuts du Mouvement ? Même si ces actions ne prennent tout leur sens qu’à la lumière de la façon d’être évoquée, se contenter, pour ne pas dire s’arrêter à cette démarche première serait, me semble-t-il, tout autant amputer une dimension essentielle.

Parmi les actions des débuts, il est aussi remarqué celle de l’accès aux savoirs sous toutes ses formes.

Pour l’éclairer, je retiens cet autre propos remarquable de Joseph Wresinski : « Savoir, c’est d’abord avoir conscience d’être une personne, c’est pouvoir donner un sens à ce que l’on vit et pouvoir l’exprimer […] pouvoir le partager avec d’autres. »6 Ainsi, parler de la nécessité de projet culturel, c’est parler de permettre déjà aux très pauvres d’accéder au savoir ainsi défini.

Si l’on se déplace sur le continent africain, d’autres intonations surgissent. Parlant de proverbes recueillis, des prisonniers disent :

« C’est le code de la route de la vie. […] Les proverbes, c’est la sagesse d’un peuple. […] Si tu ne sais pas lire, tu perds au moins 80 % de ta valeur. Tu perds aussi tes potentialités, tu n’as plus de secrets. »7

Quelque forme qu’il prenne, le partage du savoir paraît donc essentiel parce qu’il correspond à une aspiration profonde des plus démunis autant que de toute personne.

Quelle libération ?

Un mot semble faire consensus dans les ouvrages ici cités pour décrire, sinon les résultats, du moins les « impacts » de nos actions : celui de libération. Comme le dit Marie Jahrling :

« Le père Joseph était révélateur de nos possibilités ; il n’arrêtait pas de nous ouvrir les portes vers les autres. [...] On a été libéré parce qu’on a été déculpabilisé de notre histoire. »**

Sur le continent africain, Moïse ne dit pas autrement :

« Simone devait croire profondément à notre capacité de nous transcender. Le fait d’être provoqué à écrire très librement, ça libère profondément des gens. »8

Pendant un séjour en Afrique, Joseph Wresinski fait état de la nécessité du « refus systématique de précéder la population et de ne rien entamer sans que celle-ci ait compris et se soit donné les moyens humains pour rester totalement responsable de son projet. »*

Et en Afrique, peut-on parler d’exclusion ?9

Pour comprendre les peuples d’Afrique, une question s’impose : que savons-nous de leur passé qui puisse nous donner une meilleure compréhension de ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent et souhaitent aujourd’hui ?

La majorité des ethnies connaissent ou ont connu une forme d’exclusion fondamentale et extrême : le bannissement (de la famille, de la tribu), forme de vraie mort sociale. Pour les peuples d’Afrique, la notion de déchéance sociale est sans doute davantage à retenir que celle d’exclusion. Malgré tout, avec l’essor grandissant des mégalopoles, l’exclusion « classique », visible, touchant notamment les personnes vivant à la rue a des couleurs assez « occidentales » si j’ose dire.

Joseph Wresinski écrit :

« Au Sénégal, personne ne nie l’exclusion des plus pauvres. Pour la plupart, ils pensent au monde des paysans, coupés de …, isolés dans la savane,… monde paysan dont dépend la vie dans les villes mais longtemps négligé par le pouvoir. »*

Il faut en effet se tourner vers la pauvreté plus diffuse, apparemment moins criarde, répandue à travers les campagnes. Si elle n’existait pas, la misère urbaine ne serait pas ce qu’elle est. Le passage du village à la ville fait passer le paysan pauvre d’une culture traditionnelle à une vie urbaine de misère, vidée de presque toute culture. En fait, le modèle de croissance économique imposé (ou subi) use jusqu’à la corde les relations de parenté, grignote de partout la dignité des personnes, dévalorisant leur savoir, leur sagesse, leurs traditions, autant de choses qui jusque-là avaient assuré l’honneur et une certaine survie.

Traditions et « développement » : une irréductible opposition ?

Il nous faut vivre avec des questions au jour le jour, reconnaître nos perplexités, à la recherche d’un équilibre dans lequel la tradition transmette son savoir, son expérience, ses valeurs toujours applicables, tout en laissant au passé ce qui ne peut plus avoir cours en notre temps.

Amadou Hampaté Ba dira :

« Il faut que chacun de nous cherche, que les Africains récoltent, recueillent sans arrêt tout ce qui est culture, histoire, tradition,… puis qu’ils fassent un tri, qu’ils voient ce qui est réellement dépassé, et le coupent radicalement comme on coupe une branche morte d’un arbre vivant. Ce que je demande, c’est de ne pas couper le tronc africain mais sur lui vous pouvez greffer tout ce qui est greffable. »

Comme en écho, toujours lors d’un de ses séjours en Afrique, Joseph Wresinski écrira :

« Nous avons remplacé des proverbes nés de l’expérience des anciens et de la vie quotidienne par des théories, des idées nées d’une autre histoire. Souvent, nous volontaires ou alliés, nous nous contentons de nous proclamer les défenseurs des exclus, nous parlons de priorité aux plus pauvres… Tout cela n’est-ce pas de bons principes, des intentions louables, parfois des slogans ? »

L’homme au centre du développement serait-il simplement à ce prix : celui de l’investissement d’une autre vie d’homme ?

1 La cour aux 100 métiers [à Ouagadougou au Burkina Faso], Michel Aussedat, Éd. Quart monde, 1996.

2 À la rencontre des milieux de pauvreté. De la relation personnelle à l’action collective, Patrick Brun et 12 membres actifs d’ATD Quart Monde

3 Le récit du Petit Prince en fait l’éloge et en indique plusieurs traits : le temps, la durée, le rythme, voire le rite de la rencontre, le silence

4 À la rencontre des milieux de pauvreté. Opus cité.

5 NDLR : Ce texte résulte de l’étude par l’auteur de divers documents internes au Mouvement, documents conservés au Centre de Mémoire Joseph Wresinski

6 Atteindre les plus pauvres, UNICEF / Éd. Quart monde, 1996.

7 D’une terre que l’on disait morte…, Simone Viguié, Philippe Hamel, Éd. Quart monde, 2001.

8 Idem.

9 Pour ces deux derniers aspects, j’ai surtout puisé dans les 7 cahiers des Actes du séminaire L’Afrique au quotidien. Bien que datant des années 80

1 La cour aux 100 métiers [à Ouagadougou au Burkina Faso], Michel Aussedat, Éd. Quart monde, 1996.

2 À la rencontre des milieux de pauvreté. De la relation personnelle à l’action collective, Patrick Brun et 12 membres actifs d’ATD Quart Monde, co-édition Chronique sociale et Éd. Quart Monde, 2014.

3 Le récit du Petit Prince en fait l’éloge et en indique plusieurs traits : le temps, la durée, le rythme, voire le rite de la rencontre, le silence et le regard.

4 À la rencontre des milieux de pauvreté. Opus cité.

5 NDLR : Ce texte résulte de l’étude par l’auteur de divers documents internes au Mouvement, documents conservés au Centre de Mémoire Joseph Wresinski, pour certains non publiés.

6 Atteindre les plus pauvres, UNICEF / Éd. Quart monde, 1996.

7 D’une terre que l’on disait morte…, Simone Viguié, Philippe Hamel, Éd. Quart monde, 2001.

8 Idem.

9 Pour ces deux derniers aspects, j’ai surtout puisé dans les 7 cahiers des Actes du séminaire L’Afrique au quotidien. Bien que datant des années 80, ils me semblent n’avoir rien perdu de leur actualité,… même s’ils seraient à actualiser pour certains traits.

Philippe Garrouste

Fils de paysans avant de devenir technicien EDF dans les années 80, Philippe Garrouste s’est diversement engagé auprès de personnes en situation d’exclusion, de paysans africains migrants en France, avant de s’investir dans la création d’une coopérative paysanne au Mali. Depuis 2013, il est volontaire permanent d’ATD Quart Monde, notamment en mission à Madagascar.

CC BY-NC-ND