La « valeur travail » revisitée

Xavier Godinot

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Xavier Godinot, « La « valeur travail » revisitée », Revue Quart Monde [Online], 203 | 2007/3, Online since 01 December 2008, connection on 13 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1045

Extraits d’un exposé de l’auteur aux Facultés universitaires Saint Louis de Bruxelles, le 15 février 2007, où sont confrontés les thèmes de la dignité, du travail et de la grande pauvreté, à partir d’investigations récentes en France, en Europe et dans les pays du Sud, mais aussi à partir d’enseignements façonnés par de multiples expérimentations depuis plus de trente ans. Xavier Godinot est l’auteur de Les travailleurs sous-prolétaires face aux mutations de l’emploi (Ed. Quart Monde, 1985), et de On voudrait connaître le secret du travail (Ed. Quart Monde / Ed. de l’Atelier, 1995)

La situation de travail des plus défavorisés respecte-t-elle ou non leur dignité ? Cette question semble beaucoup plus féconde que de chercher à savoir combien de personnes pauvres à travers le monde vivent avec plus ou moins de dollars par jour, ce qui présente le double inconvénient de réduire la pauvreté et la misère à une question de dollars, et de laisser croire qu’une mesure monétaire standardisée est pertinente pour appréhender les phénomènes complexes de pauvreté et d’exclusion dans des contextes géographiques, économiques et culturels extraordinairement divers. Le concept de dignité, parce qu’il appréhende non pas la mesure d’un bien matériel, mais la qualité d’une relation à soi et aux autres, semble beaucoup plus pertinent.

On peut définir le travail comme l’ensemble des activités économiques des êtres humains en vue de produire quelque chose d’utile pour soi et pour la communauté. Le travail peut être rémunéré ou non, on sait que l’essentiel du travail domestique dans le monde ne l’est pas. Selon les conditions dans lesquelles il s’exerce, le travail peut être la meilleure ou la pire des choses : il peut être facteur de libération, d’épanouissement et d’enrichissement ou bien d’aliénation, d’enfermement et de paupérisation. Le fondateur de la sociologie des entreprises, Renaud Sainsaulieu, soulignait que le travail est une formidable machine à créer de l’identité sociale. Mais ce n’est pas le travail en soi qui est libérateur, c’est l’identité et la dignité qu’il peut ou non conférer.

En Europe, emplois précaires et inactivité forcée

En 2005, le Mouvement ATD Quart Monde/France a organisé une enquête auprès de 261 personnes en situation de pauvreté dans trente départements différents, afin de nourrir son effort de connaissance et d’action1. Voici quelques résultats chiffrés de cette enquête dans les domaines de l’éducation et de l’emploi. L’échantillon est composé aux deux tiers de femmes, l’âge moyen est de 49 ans, les jeunes sont sous-représentés par rapport à la moyenne nationale. 93 % des personnes rencontrées sont de nationalité française, les autres sont de treize nationalités étrangères.

Les enquêtes de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) révèlent que dans l’ensemble de la population française, plus les adultes sont jeunes, plus ils ont de chances d’avoir un diplôme. Alors que dans la tranche des 45-54 ans, 29,5 % des adultes n’ont aucun diplôme ou uniquement le certificat d’études primaires (CEP), ils ne sont plus que 13,2 % dans la tranche des 25-34 ans, soit une diminution de plus de la moitié. Cette tendance générale à la démocratisation de l’enseignement n’a pas atteint les adultes rencontrés dans notre échantillon, puisque la proportion des adultes sans diplôme y est de 56, 2 % dans la tranche 45-54 ans, et de 54,2 % dans la tranche 25-34 ans2. L’illettrisme reste une triste réalité, puisqu’un cinquième des personnes rencontrées éprouve des difficultés à lire le journal, à écrire une lettre ou à compter. La sous-qualification de la population en situation de pauvreté est donc massive. L’écart s’accroît entre son niveau de formation et celui de la population française, ce qui veut dire qu’elle est de plus en plus marginalisée dans le domaine économique et culturel.

Face à l’emploi, la population adulte rencontrée se caractérise par une proportion très importante d’inactifs (50,8 %). Le niveau d’activité des femmes reste faible. Alors que l’entrée des femmes dans le monde du travail s’est progressivement affirmée depuis trente ans, la sous-qualification des femmes de milieu défavorisé les empêche de suivre ce mouvement. Un phénomène frappant est le nombre de personnes reconnues handicapées, soit près d’une personne rencontrée sur cinq, ce qui semble indiquer une forte augmentation par rapport à des enquêtes antérieures. C’est certainement l’une des tendances lourdes confirmée aussi par d’autres enquêtes : le risque grandissant d’une assimilation de la grande pauvreté au handicap.

Le taux de chômage de la population enquêtée est 51,1 %, soit plus de cinq fois supérieur à la moyenne nationale. 60,9 % des demandeurs d’emploi cherchent un travail depuis plus de deux ans, ce qui indique la forte prégnance du chômage de longue durée. Un quart de la population est sans emploi, dont une grosse majorité ne touche aucune allocation de chômage. Un couple sur deux est composé de deux personnes sans emploi, contre un sur dix dans l’ensemble de la population française, ce qui oblige les parents à recourir aux organismes d’assistance avec le sentiment fréquent d’être « pris pour des mendiants »

65 % des actifs occupés n’ont accès qu’à des formes particulières d’emploi (intérim, contrats subsidiés par l’Etat, contrats à durée indéterminée à temps partiel, contrats à durée déterminée, stages divers.) « Parfois mon conjoint se dit : je ne suis qu’un intérimaire. Ce n’est pas bon pour son moral ni pour celui de son entourage ». Ils occupent des emplois souvent très précaires (vendeurs de snacks, nettoyeurs, balayeurs dans les grands magasins, femmes de ménage, distributeurs de publicités dans les boîtes aux lettres, manœuvres dans le bâtiment et les travaux publics, gardiens de parking, livreurs ...) Ces travailleuses et ces travailleurs ne sont pas vraiment intégrés dans un collectif de travail et, en cas de mise à pied, personne ne va protester ni demander leur réintégration, d’où leur sentiment maintes fois exprimé d’être « mis dehors comme un chien ». L’image que donne cette enquête est celle d’une population disqualifiée, exclue des circuits habituels de l’instruction, de l’entreprise, des luttes ouvrières, contrainte de dépendre des administrations et des organismes d’entraide pour survivre.

Mais cette population n’accepte pas la situation qui lui est faite et refuse d’être réduite à l’assistance, comme en témoignait Hervé Bischerour lors d’une intervention au Conseil économique et social de la région Rhône-Alpes en juin 1996 : « Je voudrais dire une première chose : nous demandons à être reconnus comme des travailleurs. Nous vivons la pauvreté, mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est de se sentir mis en marge. Nous sommes classés instables, inemployables : on nous colle des étiquettes sur le dos. Cela, c’est inacceptable parce que ça bloque tout. Nous-mêmes nous nous sentons diminués, d’où une perte de confiance en nous. Cela bloque aussi les employeurs qui n’osent pas nous faire confiance. Le malaise, il est là. Il est dans le regard qu’on met sur les marginaux qu’on veut réinsérer alors que nous avons toujours été insérés puisque cela fait des années que nous travaillons pour la société sans être reconnus. On ne nous donne que de faux statuts (contrats emploi solidarité, stages, etc.) Tant que nous ne serons pas reconnus comme de vrais travailleurs, comme des êtres humains, cela n’ira pas... Moi, depuis 1979 je n’ai pas eu de vrai contrat de travail ! Qui peut élever une famille avec la moitié du salaire minimum ? ... Ma seconde réflexion : nous, les marginaux, nous permettons à la société d’innover, d’inventer sur notre dos. On nous exploite, on se sert de nous ... Pour moi, être agent d’ambiance dans les bus de l’agglomération lyonnaise (AMI), c’est un vrai métier. Nous sommes à la fois assistante sociale, garde du corps, agent d’ambiance, agent d’accueil. On se sert de notre compétence, celle de connaître le monde de la pauvreté, pour faire avancer la société. Mais nous reconnaît-on vraiment cette compétence ? Le risque, c’est qu’une fois l’intérêt de ce boulot reconnu, on le donne à d’autres et que pour nous les portes se referment. Aux emplois de proximité comme les AMI, il faut donner un vrai statut, une vraie reconnaissance professionnelle, de vrais droits, une vraie formation. En conclusion je m’adresserai aux partenaires sociaux pour qu’ils changent ces faux statuts et que dans leurs négociations, ils ne nous oublient pas ».

Ainsi, pour les personnes en situation de pauvreté, le combat pour la dignité passe par leur reconnaissance en tant qu’êtres humains à part entière, mais aussi par leur reconnaissance en tant que travailleurs et par conséquent par l’octroi des moyens qui permettent d’accéder au statut de travailleur : une vraie formation professionnelle, des droits sociaux, une reconnaissance des compétences acquises. Le droit du travail doit être modifié par les partenaires sociaux pour donner aux plus défavorisés les moyens de la dignité dont ils sont privés.

Bien entendu, cette situation générale a des variantes particulières dans les différents pays d’Europe, dont les politiques d’emploi et les systèmes de protection sociale spécifiques conduisent à des résultats différents. La spécificité des situations des travailleurs les plus défavorisés dans différents pays d’Europe du Nord, de l’Ouest et du Sud a été appréhendée dans une étude intitulée « Sortir de l’inactivité forcée3 ». Globalement, les pays du Nord ont une meilleure protection sociale mais aussi un plus grand contrôle social qui restreint considérablement l’initiative économique des plus défavorisés. L’économie informelle demeure un lieu d’activité important des plus défavorisés dans les pays d’Europe du Sud et de l’Est4.

Dans les pays du Sud, emplois informels

Dans les pays du tiers monde, les activités des familles pauvres sont exercées massivement dans le secteur agricole, qui occupe encore deux milliards huit cent millions de paysans pauvrement dotés d’outils manuels dans des exploitations à caractère familial où la productivité du travail est très faible. La plupart des travailleurs qui ont fui la campagne, où ils n’arrivaient plus à survivre, pour rejoindre les grands bidonvilles urbains, exercent leur activité dans l’économie informelle. Pour l’Organisation internationale du travail (OIT), l’emploi informel comprend tout travail rémunéré effectué par des travailleurs pour leur propre compte ou par des travailleurs salariés quand ce travail n’est ni reconnu, ni protégé par les lois ou réglementations existantes. La plupart des travailleurs de l’économie informelle n’ont ni emploi fixe, ni protection sociale, ni avantages liés au travail (jours de repos, etc.) ni représentation, ni aucun pouvoir de négociation vis-à-vis de leur employeur. L’OIT estimait qu’en 2000, la part de l’emploi informel dans l’emploi hors agriculture était en moyenne de 72 % en Afrique subsaharienne, de 51 % en Amérique latine et de 65 % en Asie5. 29 % des enfants étaient au travail en Afrique subsaharienne et 16 % en Amérique latine, occupant des emplois comme vendeurs ambulants, ouvriers agricoles, travailleurs du textile etc... L’OIT affirme que l’emploi informel n’a pas diminué mais augmenté au cours de la dernière décennie en Afrique subsaharienne et en Amérique du Sud.

Pour approfondir sa connaissance de la vie des familles les plus marquées par la misère au Sud et pour faire connaître leurs aspirations et leur résistance quotidienne, le Mouvement ATD Quart Monde a demandé à des volontaires permanents originaires de ces pays ou y ayant vécu au moins dix ans, de rédiger des monographies familiales, des histoires de la vie de familles très défavorisées dans leur communauté. Ils l’ont fait avec des personnes avec qui ils étaient engagés depuis six à douze ans, qui leur semblaient incarner les aspirations et les combats vécus par bien d’autres familles, et qui étaient désireuses de participer à cette démarche. Ce travail a été effectué en partie dans le cadre d’un contrat de recherche avec la Banque Mondiale sur le thème « Sortir de la pauvreté ».

C’est ainsi qu’a été écrite l’histoire de Paul, jeune Burkinabé rencontré par l’équipe d’ATD Quart Monde alors qu’il vivait dans depuis plusieurs années dans les rues de Ouagadougou. Cette rencontre l’a amené au fil des ans à renouer avec sa famille et son village, et finalement à trouver un travail stable dans un petit restaurant.

C’est ainsi également qu’a été écrit un récit de leur existence avec les parents et les enfants de la famille Rojas Paucar, originaire de la région de Cuzco, au Pérou, Cette famille a construit sa vie en ville en affrontant de nombreuses difficultés pour trouver une habitation stable : elle a déménagé douze fois en quinze ans, souvent logée dans des baraques ou maisons extrêmement vétustes. Le travail et les revenus irréguliers de ses membres plongent toujours la famille dans une insécurité constante et une survie au jour le jour.

L’histoire de Mercedita, qui a vécu pendant des années avec ses enfants sous un pont à Manille, capitale des Philippines, a également été mise par écrit. Mercedita est morte récemment de la tuberculose, maladie des pauvres par excellence, quelques jours après que le livre de sa vie Gold Under a Bridge ait été publié et présenté à l’université des Philippines.

Dans des contextes largement différents, il apparaît que les aspirations des personnes et les difficultés auxquelles elles sont confrontées sont très semblables. La misère pousse constamment à la dissociation des familles. Elle place sans arrêt les parents devant des choix impossibles : se nourrir ou payer l’école de ses enfants, garder ses enfants avec soi sans pouvoir payer leur scolarité ou les envoyer en orphelinat pour qu’ils soient scolarisés, etc.

Dans le domaine de l’emploi, voici quelques observations relatives à la famille Rojas Paucar du Pérou, qui correspondent à ce que nous avons observé pour les autres. « L’itinéraire professionnel de M. Rojas confirme un constat valable sur le marché du travail dans de nombreux pays au Nord comme au Sud, celui de l’appauvrissement des petits salariés au cours de leur vie active par suite de l’usure progressive de leur force de travail. A la différence des salariés plus qualifiés qui évoluent sur un marché du travail mieux protégé, peuvent “ faire carrière ” et s’enrichir par leur travail, de nombreux salariés non qualifiés s’appauvrissent au cours de leur vie active. En effet leur santé se détériore inexorablement autant à cause des conditions pénibles et dangereuses des emplois précaires qu’ils obtiennent qu’à cause de des longues périodes de chômage qui minent le moral6 »

Pour conclure cette monographie, Alicia Paucar et Benigno Rojas ont exprimé ce qu’ils souhaitent pour l’avenir : « Avoir toujours du travail pour garantir à ma famille une bonne nourriture et pouvoir être ensemble avec eux à la maison ; construire un meilleur environnement pour que la scolarité de mes enfants se passe bien. Ce qui fait le plus mal c’est la pauvreté, qui nous affecte énormément en tant que famille. Elle nous étouffe et je cherche vraiment des moyens d’en sortir et que mes enfants s’en sortent aussi. C’est mon combat. ” (Benigno, septembre 2004)

« Je veux que mes enfants aient un travail stable et qu’ils deviennent quelqu’un dans la vie. Je veux pouvoir les aider autant que je peux. Je suis très fière que mes enfants étudient. J’ai toujours eu cette rage de les voir progresser à cause de ma propre expérience. Si seulement ils pouvaient continuer et terminer leurs études, et devenir quelqu’un. » (Alicia, juin 2004)

Une des conclusions principales de nos travaux monographiques est la suivante : si les personnes ne sont plus intégrées à un groupe d’appartenance, si elles en sont rejetées, elles ne peuvent accéder à leurs droits fondamentaux, y compris le droit au travail. Renforcer les liens sociaux des personnes les plus démunies est indispensable pour leur permettre de faire reconnaître leur dignité et de faire valoir leurs droits.

Quatre formes de violence destructrice

Avoir un travail décent qui permet de subvenir aux besoins de sa famille, de contribuer au développement de sa communauté et de son pays semble être une aspiration universelle. Dans les sociétés organisées autour de la production des richesses, celui qui n’est pas producteur doit avoir de bonnes raisons pour ne pas contribuer à l’activité économique : c’est le cas de l’enfant, du vieillard, du malade, éventuellement de la mère au foyer. Celui qui n’est pas dans la norme commune risque fort de voir contester sa dignité et même son humanité. « Dans les sociétés modernes, on risque toujours de qualifier de sous-humains (...) ceux qui semblent, par leur destin social, remettre en question la double norme du citoyen et du travailleur, on risque toujours de justifier par une prétendue sous-humanité les processus d’altérisation que connaissent toutes les sociétés » affirme Dominique Schnapper7. Ainsi, le risque de voir sa dignité et même son humanité déniées au motif de non-respect des normes du travail n’est pas mince dans les sociétés contemporaines. Plus précisément, dans le domaine de l’emploi, les populations les plus défavorisées sont exposées à quatre formes de violence qui portent atteinte à leur intégrité physique et à leur dignité.

La relégation dans des travaux sans avenir

La première violence est celle de la relégation dans des travaux qui maintiennent ou enfoncent les personnes dans la pauvreté. La relégation des plus défavorisés sur un marché du travail spécifique est depuis des siècles constitutive de leur pauvreté.

Dans les pays industrialisés, il s’agit d’abord d’emplois non qualifiés, précaires, souvent dangereux et sans protection syndicale, sur le marché du travail formel (manœuvre, gardien de parking, distributeur de publicité dans les boîtes aux lettres, nettoyeur...). Les plus défavorisés doivent résister au mépris souvent lié à ces emplois de « bonnes à tout faire », de « bouche-trous » ou de « larbins ». Ils sont aussi assignés aux multiples activités organisées au cours des deux dernières décennies dans le cadre des « politiques d’insertion professionnelle », qui ne donnent droit ni à une rémunération équitable, ni à une protection sociale de qualité, ni à une véritable formation, et ne permettent souvent aucune promotion professionnelle ou sociale. Les publics particulièrement fragilisés sont parfois orientés vers des dispositifs quasi occupationnels, définis comme activités d’insertion. Enfin, ils sont refoulés dans les zones précaires du marché du travail informel (vente à la sauvette, récupération, petits services domestiques...)

Dans les pays en développement, les travailleurs les plus défavorisés ont parfois accès aux emplois les plus précaires et les plus dangereux du marché du travail salarié. Mais la plupart vivent d’activités diverses de l’économie informelle : en zone urbaine, il s’agit du petit commerce ou de services divers, de récupération, de mendicité. Dans bien des pays en développement, beaucoup d’enfants et de jeunes travaillent dans des activités qui leur rapportent à peine de quoi survivre.

L’inactivité forcée imposée aux sans emploi

« On dirait que le système du travail n’est pas fait pour nous... On te demande toujours si tu as des diplômes, et tu es obligée de dire non. On ne voit pas notre avenir, témoignait une déléguée du Mouvement Jeunesse Quart Monde au Comité économique et social européen. Dans les pays industrialisés, une partie de la population adulte a de sérieuses difficultés de lecture et d’écriture, ce qui rend très problématique son accès à l’emploi. Trop souvent, particulièrement en Europe, les plus défavorisés sont réputés « inemployables », et l’on n’attend plus rien d’eux, sinon : obéir, se taire, laisser la place aux autres. Ils sont refoulés dans des statuts de chômeurs, d’invalides ou de handicapés. L’allocation de survie qui leur est octroyée devient un salaire de l’exclusion : elle justifie un contrôle social parfois effrayant, attentatoire aux droits civils et politiques lorsque même les activités bénévoles sont soumises à un contrôle très strict, y compris l’aide qu’on peut apporter à ses voisins ou la participation à des réunions associatives. Les plus défavorisés revendiquent simplement de pouvoir être des hommes et des femmes libres.

La violence séculaire du travail forcé

Pendant des siècles, on a considéré normal en Europe d’envoyer aux galères les « sans feu ni lieu », les mendiants, les errants et les vagabonds, de les condamner aux travaux forcés, de les enfermer dans des Workhouses ou même de les pendre parce qu’ils étaient considérés « inutiles au monde8 ». On sait que subsistent aujourd’hui des formes d’esclavage sur tous les continents, affectant des milliers d’enfants et d’adultes.

Dans les pays occidentaux, de nouvelles formes de travail forcé, plus subtiles et plus douces que jadis, peuvent être imposées dans les programmes d’activation des allocations sociales. Voici ce qu’en a dit Moraene Roberts, déléguée des familles du Quart Monde, lors d’une audition nationale sur la pauvreté organisée à Londres en décembre 2006 : « L’activation des allocations sociales a poussé de force des personnes très vulnérables dans des emplois mal payés, de piètre qualité, qui souvent nuisent à la fois à la santé et à l’estime de soi. Il en résulte pour les gens de faible niveau d’éducation une plus grande insécurité d’emploi sans possibilité d’améliorer leurs compétences ou leur statut. Ils peuvent passer toute leur vie à travailler au salaire minimum ... Cela ne provient pas d’une intention d’opprimer, mais de bonnes intentions qui se transforment en action punitive et en mauvaises prestations de services » faute d’être pensées avec les intéressés.

Le rejet des travailleurs aux travaux dits « impurs »

Cette distinction a contribué et contribue encore à marginaliser des populations entières en Asie, comme les Burakumin au Japon et les Intouchables en Inde. La discrimination des Burakumin au Japon, qui seraient aujourd’hui plus d’un million vivant dans des quartiers dits « spéciaux », n’a jamais cessé. Cette population descend de deux catégories : les hinins ou « non-humains » et les eta ou « êtres souillés ». Ces derniers, travaillant comme tanneurs, équarrisseurs, étaient en contact avec la mort, le sang, la viande et la maladie. Ils étaient considérés comme « impurs » et il leur était interdit de se marier aux Japonais ordinaires9.

Inventer le chemin étroit..

Entre ces quatre formes de violence, il faut inventer le chemin étroit de la mise en œuvre des droits de l’homme pour tous : droit au travail convenable et librement choisi, droit aux revenus et à la sécurité sociale, droit de créer son entreprise, droit à la formation et à la culture. Ce chemin, les plus défavorisés ne cessent de le chercher chaque jour pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Ils ne peuvent le trouver si nos sociétés n’inventent pas avec eux des réponses nouvelles. Dans toutes ces situations, disait Joseph Wresinski, « Le pire des malheurs est de vous savoir compté pour nul, au point que même vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens. Car c’est le mépris qui vous tient à l’écart de tout droit, qui fait que le monde dédaigne ce que vous vivez et qui vous empêche d’être reconnu digne et capable de responsabilité. Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort-vivant tout au long de son existence10 ».

En contrepoint, on peut affirmer que « L’humain bafoué, meurtri, assiégé, désespéré, misérable, humilié, affaibli par un handicap, ne demande qu’une seule chose : son intégration ou sa réintégration dans la communauté humaine. Non pas un regard compassionnel plein de larmes, des euros, des dollars ou des yens, mais simplement l’acceptation généreuse du fait d’être pareil et non différent11 »

1 Institut de Recherche et de Formation du Mouvement ATD Quart Monde, Ecouter donne la parole, enquête 2005, 138 pages.

2 Opus cité, p. 45.

3 Groupe d’étude franco-belge sur le travail et le chômage avec la contribution de Lutte Solidarité Travail, « Sortir de l’inactivité forcée »

4 Cf. l’article de Bruno Couder “ Intégration, participation, reconnaissance ” dans le n°201 de la Revue Quart Monde. Il y décrit la situation des

5 ILO, Decent Work and the Informal Economy, Geneva, 2002.

6 Contribution à l’étude Sortir de la pauvreté. Monographie de familles du Burkina Faso et du Pérou. Institut de Recherche et de Formation aux

7 Dominique Schnapper, La relation à l’Autre, NRF Essais Gallimard, 1998, p. 496.

8 Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Gallimard, 1987.

9 Cité par Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, PUF, 2005, p. 147.

10 Joseph Wresinski, Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme, Contribution à la réflexion de la Commission nationale

11 Didier Sicard, L’alibi éthique, Plon, septembre 2006, p. 20.

1 Institut de Recherche et de Formation du Mouvement ATD Quart Monde, Ecouter donne la parole, enquête 2005, 138 pages.

2 Opus cité, p. 45.

3 Groupe d’étude franco-belge sur le travail et le chômage avec la contribution de Lutte Solidarité Travail, « Sortir de l’inactivité forcée », Dossiers et documents de la revue Quart Monde, n° 8, septembre 1998.

4 Cf. l’article de Bruno Couder “ Intégration, participation, reconnaissance ” dans le n°201 de la Revue Quart Monde. Il y décrit la situation des familles très défavorisées d’un bidonville de la périphérie de Madrid dans les années 1992 à 1999.

5 ILO, Decent Work and the Informal Economy, Geneva, 2002.

6 Contribution à l’étude Sortir de la pauvreté. Monographie de familles du Burkina Faso et du Pérou. Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines. Mouvement International ATD Quart Monde. Mai 2005.

7 Dominique Schnapper, La relation à l’Autre, NRF Essais Gallimard, 1998, p. 496.

8 Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Gallimard, 1987.

9 Cité par Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, PUF, 2005, p. 147.

10 Joseph Wresinski, Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme, Contribution à la réflexion de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme (France), Cahiers de Baillet, 1989.

11 Didier Sicard, L’alibi éthique, Plon, septembre 2006, p. 20.

Xavier Godinot

Xavier Godinot est directeur de l’Institut de recherche du Mouvement international ATD Quart Monde

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