Le rapport de recherche, dont ce document est un résumé, est le résultat d’un processus collectif de contributions et de critiques de la part des co-chercheurs des équipes nationales de recherche du Bangladesh, de Bolivie, France, Tanzanie, Royaume-Uni et États-Unis, soit plus de 80 personnes. La responsabilité de la version finale incombe à l’Équipe de coordination internationale, telle qu’elle est mentionnée ci-dessus1.
Le projet est basé sur la méthodologie du Croisement des savoirs2, dans lequel des personnes en situation de pauvreté, des praticiens et des universitaires sont co-chercheurs. Dans cette méthodologie, les différents types de connaissances résultant des expériences de vie, de l’action et de la recherche académique sont d’abord construits de manière indépendante à travers des rencontres avec des groupes de pairs, puis croisés pour s’enrichir mutuellement, donnant lieu à de nouvelles perspectives sur la réalité de la pauvreté.
Des équipes de recherche nationales (ERN) ont été mises en place dans six pays : Bengladesh, Bolivie, France, Tanzanie, Royaume-Uni et États-Unis. Chaque ERN était composée de neuf à quinze personnes : quatre à six personnes avec une expérience directe de la pauvreté (militants), des professionnels travaillant avec des personnes en situation de pauvreté et des universitaires, animées par deux coordinateurs soutenus par un assistant de recherche. Des volontaires permanents expérimentés d’ATD Quart Monde ont soutenu les militants pour qu’ils puissent réellement participer et donner le meilleur d’eux-mêmes.
Chaque ERN a organisé 13 à 38 groupes de pairs aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Ainsi 1 091 personnes ont participé aux groupes de pairs avec une majorité de femmes (60,3 %), dont 665 personnes en situation de pauvreté (61,4 %), 262 professionnels (23,5 %) et 164 universitaires (15,1 %). Chaque groupe de pairs a travaillé au moins une demi-journée et le plus souvent deux journées. En utilisant différents outils, chaque groupe de pairs a identifié les caractéristiques de la pauvreté et les a ensuite regroupées en dimensions. Ensuite les ERN ont analysé ces résultats en mettant en œuvre l’approche en Croisement des savoirs. Les militants des équipes de recherche nationales ont fait une synthèse des résultats des groupes de pairs des personnes en situation de pauvreté, les professionnels ont synthétisé les résultats des groupes de pairs professionnels et les universitaires ont synthétisé ceux des groupes de pairs d’universitaires. Finalement une rencontre de Croisement des savoirs de deux ou trois jours a eu lieu avec des membres des groupes de pairs pour discuter le résultat de l’analyse de l’équipe nationale de recherche.
Le résultat n’était pas seulement une liste de dimensions de la pauvreté mais une nouvelle compréhension de la réalité de la pauvreté dans chaque pays.
En septembre 2018, 32 délégués des six ERN se sont réunis avec l’équipe de coordination internationale. Ils ont travaillé ensemble pendant une semaine à partir de 70 dimensions identifiées à travers les pays. Ils ont d’abord travaillé en deux groupes comprenant d’un côté les pays du Nord et de l’autre les pays du Sud pour voir s’il y avait des éléments communs dans les listes de dimensions identifiées par chaque équipe nationale. Ensuite les deux groupes se sont réunis en plénière pour comparer les deux listes de dimensions communes. Tous ont été surpris de découvrir que les deux listes se ressemblaient beaucoup malgré de grandes différences dans la vie quotidienne des personnes en situation de pauvreté au Nord et au Sud. Après sept jours de travail, tous étaient d’accord sur une liste de neuf dimensions communes aux six pays participants. De retour dans leur pays, les ERN ont affiné leurs résultats et les ont complétés. Ensuite à partir de ce travail, l’équipe de coordination a rédigé3 le rapport international intitulé Les dimensions cachées de la pauvreté.
À côté des privations, qui sont plus familières, six de ces dimensions étaient auparavant cachées ou rarement prises en compte dans les politiques. Trois d’entre elles constituent le cœur4 de l’expérience de la pauvreté et trois sont relationnelles.
Premier ensemble : les privations
Manque de travail décent : il s’agit de l’expérience courante de se voir refuser l’accès à un travail équitablement rémunéré, sûr, stable, réglementé et digne.
Revenu insuffisant et précaire : vivre dans la pauvreté, c’est avoir des revenus insuffisants pour pouvoir subvenir aux besoins de base et aux obligations sociales, pour maintenir l’harmonie au sein de la famille et pour jouir de bonnes conditions de vie.
Privations matérielles et sociales : il s’agit du manque d’accès aux biens et aux services nécessaires pour mener une vie décente et participer pleinement à la vie en société.
Deuxième ensemble : le cœur de l’expérience
La dépossession du pouvoir d’agir (disempowerment) est le manque de contrôle de sa vie et la dépendance à l’égard d’autrui, résultant d’un éventail de choix très restreint.
Souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur : vivre dans la pauvreté, c’est vivre des souffrances physiques, mentales et émotionnelles intenses, accompagnées d’un sentiment d’impuissance à y faire quoi que ce soit.
Combat et résistance : il y a un combat continu pour survivre, qui comprend la résistance et la lutte contre les effets des nombreuses formes de souffrance causées par les privations, les abus et le manque de reconnaissance.
Troisième ensemble : les dynamiques relationnelles
Maltraitance institutionnelle : c’est l’incapacité des institutions nationales et internationales, par leurs actions et inactions, à répondre de manière appropriée aux besoins et à la situation des personnes en situation de pauvreté, ce qui conduit à les ignorer, les humilier et à leur nuire.
La maltraitance sociale décrit la façon dont les personnes en situation de pauvreté sont perçues négativement et maltraitées par d’autres individus et groupes informels.
Contributions non reconnues : les connaissances et les compétences de personnes vivant dans la pauvreté sont rarement vues, reconnues ou valorisées. Individuellement et collectivement, ces personnes sont souvent présumées à tort incompétentes.
À cela s’ajoutent des facteurs qui intensifient ou atténuent la pauvreté. Nous les avons appelés les modificateurs.
Les modificateurs : cinq facteurs intensifient ou atténuent la pauvreté. L’identité, avec des discriminations fondées notamment sur l’appartenance ethnique, le sexe ou l’orientation sexuelle, qui s’ajoutent aux motifs liés à la pauvreté. Le temps et la durée : des périodes brèves de vie dans la pauvreté n’ont pas le même impact que de longues périodes, la pauvreté vécue pendant l’enfance ou la vieillesse diffère de celle vécue pendant l’âge mûr. Le lieu : vivre en zone défavorisée, en milieu urbain, périurbain ou rural modifie l’expérience de la pauvreté. Celle-ci est également affectée par l’environnement et la politique environnementale, avec une exposition plus ou moins grande à la pollution et aux conséquences du changement climatique. Les croyances culturelles attribuent la pauvreté à des facteurs structurels ou à des défaillances personnelles et déterminent la manière dont sont traitées les personnes qui en souffrent.
En guise de conclusion, on retiendra les commentaires de deux personnalités lors de la conférence internationale OCDE - ATD Quart Monde, le 10 mai 2019 à Paris :
« Les mesures conventionnelles utilisées pour mesurer l’extrême pauvreté […] nous disent que l’extrême pauvreté a depuis longtemps été éradiquée dans la plupart des pays de l’OCDE […] Cette conclusion est contraire à ce que les personnes ayant une expérience directe de la pauvreté nous disent de leur vie et elle reflète l’inadéquation de ces mesures. Aujourd’hui, pour la première fois, la recherche d’ATD Quart Monde - Université d’Oxford jette un pont sur ce fossé dans les mesures de la pauvreté entre pays riches et pays pauvres [...] nous permettant de voir la pauvreté avec une perspective unique. » (Extrait du discours de Miguel Angel Gurria, Secrétaire Général de l’OCDE).
« Ce qui m’a vraiment frappé dans cette étude, c’est qu’un certain nombre des choses que vous dites convergent avec certaines des avancées les plus pointues de la science mondiale. Par exemple, avec leurs propres outils, les neurobiologistes les plus renommés mettent en avant l’accent sur les émotions, qui est au cœur des résultats de ce projet. » (Extrait du discours de Jean-Paul Moatti, Membre du groupe d’experts des Nations Unies, chargé du Rapport Mondial sur le Développement Durable).