« La pire des choses quand on vit dans l’extrême pauvreté, c’est le mépris : on vous traite comme des gens sans valeur, on vous regarde avec dégoût et crainte, et on vous traite même comme des ennemis. Nous et nos enfants, en faisons l’expérience tous les jours ; ça nous blesse, ça nous humilie et ça nous fait vivre dans la peur et dans la honte. »1
Nous, les universitaires et les décideurs, devons prendre au sérieux les implications politiques de l'expérience de cette mère péruvienne. Il s'agit d'une expérience débilitante qui est probablement vécue par les pauvres partout dans le monde. De manière certaine, les recherches universitaires ont démontré que c'est une réalité dans des pays aussi divers que la Norvège et l'Ouganda, la Grande-Bretagne et le Pakistan, la Corée du Sud, la Chine et l’Inde2.
Cette expérience est rendue plus pénible encore par la définition et la mise en œuvre de politiques qui humilient et stigmatisent. Ces politiques sont maintenant en violation de la recommandation n°202 du BIT sur les socles de protection sociale, qui oblige les gouvernements à respecter les droits et la dignité des personnes bénéficiant des prestations de sécurité sociale.
Ce lien entre la pauvreté et la honte est important pour quatre raisons. Premièrement, la honte fait mal. Elle a des conséquences physiologiques, et au niveau psychologique elle est associée avec la dépression, l'anxiété et les idées suicidaires. Vivre dans la honte tous les jours rajoute à la douleur de la pauvreté.
Deuxièmement, la honte, même s'il s'agit d'un sentiment internalisé, nous est imposée de façon externe par ceux d'entre nous qui ne sont pas pauvres. Il s'agit des « ils » auxquels fait référence la mère péruvienne dans son témoignage au début de mon intervention. Nous imposons la honte lorsque nous parlons des « pauvres » comme d’un groupe indifférencié ; lorsque nous traitons les gens vivant dans la pauvreté de parasites, de paresseux ou de bons à rien ; lorsque nous justifions notre richesse relative par nos capacités, notre acharnement au travail et motivation ; ou lorsque nous détournons notre regard, par exemple pour éviter de reconnaître la présence d'un individu qui mendie dans la rue.
Troisièmement, la psychologie sociale nous dit que, de toutes les émotions, la honte est la plus invalidante, car elle amène les personnes à se retirer de la société et à perdre foi en eux-mêmes. Lorsque naïvement nous voudrions encourager les personnes vivant dans la pauvreté et s'aider eux-mêmes en les humiliant - par exemple en exigeant un changement de comportement de leur part pour pouvoir bénéficier des aides sociales - en réalité il est plus probable que le contraire se produira. La honte sape la capacité des gens à s'aider eux-mêmes.
Enfin, et pour des raisons similaires, les politiques qui stigmatisent et humilient, qui séparent les soi-disant « méritants » des « non-méritants » seront probablement inefficaces. Elles démoralisent et réduisent les capacités individuelles. Par contre, les programmes anti-pauvreté qui favorisent la dignité individuelle permettent de surmonter les effets débilitants psychologiques et sociaux de la pauvreté, et de s'attaquer à la privation matérielle.
On ne devrait pas reprocher aux personnes vivant dans la pauvreté le fait qu'elles aient honte. La honte liée à la pauvreté est structurelle ; nous en sommes responsables en tant qu'individus et en tant qu'ONG, entreprises et gouvernements. C'est à nous de changer collectivement : de réfléchir avant de parler, de demander avant d'agir.
Traiter les personnes en respectant leur dignité est une question de justice sociale. Cela ne coûte pas de l'argent. Traiter des personnes bénéficiaires des aides et prestations sans les respecter peut s'avérer très coûteux : cela perpétue le problème que nous disons vouloir résoudre ; cela humilie et aliène les bénéficiaires ; cela éloigne les gens des aides ; cela affaiblit leur détermination et limite leur capacité à agir dans leurs propres intérêts pour le bien de nous tous.
Si on réfléchit un instant, nous voulons tous éradiquer la pauvreté, et permettre aux gens d'avoir les ressources dont ils ont besoin pour survivre et pour prospérer. Si on réfléchit un instant, il est important de bien choisir la méthode pour atteindre ce but. Et il faut juste réfléchir un instant. Demandez-vous comment vous aimeriez être traité. Demandez aux gens que vous essayez d'aider comment ils voudraient être traités. Impliquons-nous tous dans un processus qui consiste à éradiquer la honte de la définition, la structure et la mise en œuvre des politiques. Ainsi nous développerons des politiques qui fonctionnent, des politiques qui fonctionnent pour tous.