Depuis longtemps, nous nous rassemblons dans des associations pour nous soutenir entre nous, défendre nos droits, apprendre ensemble, créer des solidarités et demander des changements dans les politiques publiques (logement, développement durable, travail, formation, vie familiale, etc.)
Nous avons participé tous les quatre à l'évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté en Europe et dans le monde, notamment au séminaire international à Bruxelles : Agir pour un développement durable qui n'oublie personne, en janvier dernier.2
Nous savons que la pauvreté est importante dans les pays émergents et en développement. Beaucoup de gens croient qu'il n'y a pas de pauvreté dans un pays riche comme la Belgique.
Pourtant, l'Union Européenne estime qu'il y avait 119 millions de personnes en situation de pauvreté en 2011, avec une augmentation de 6 millions de personnes en deux ans, à cause de la crise financière et des mesures d'austérité3.
En janvier dernier, pendant le séminaire international, nous avons été impressionnés par le témoignage des Espagnols. Ils nous ont dit que des familles qui vivaient dans un bidonville avaient été relogées en habitat social. Puis, elles ont été expulsées et ont dû retourner vivre en habitat de fortune.
En Europe, la grande pauvreté ne date pas d'hier. Très souvent, nos parents aussi étaient pauvres et nous ne voulons pas que nos jeunes et nos petits-enfants passent par les galères que nous endurons. C'est pour cela que nous trouvons qu'il est important d'évaluer aussi la lutte contre la pauvreté dans les pays riches et d'entendre notre point de vue pour bâtir l'après 2015.
Quand on vit des situations de grande pauvreté, on se bat en permanence pour survivre, résister à la misère, garder l'unité de notre famille et faire reconnaître le droit de vivre en famille à tous. Sans travail décent, on n'a pas accès à un logement décent. Certains d'entre nous sont même dans la rue. Sans domicile fixe, on ne peut pas prendre un emploi. Il faut briser cette spirale qui nous enfonce un peu plus chaque jour.
Pour l'Organisation internationale du travail, « L'emploi est la principale voie pour s'affranchir de la pauvreté grâce au travail et à ses revenus ».
L'emploi décent ne nous est pas accessible. Les emplois auxquels nous avons accès ou qu'on nous force à prendre nous abîment et nous fragilisent. Ils contribuent à renforcer la dérégulation de l'économie et de l'ensemble du monde du travail et, par la même occasion, renforcent un modèle de développement profondément inégalitaire.
Nos emplois ne sont pas décents
- Nous sommes toujours exposés à :
la dangerosité du travail, notamment dans le cas de sous-traitance : utilisation de produits toxiques, manque de protection (par exemple dans les centrales nucléaires...) ;
la dureté du travail : manipulations lourdes ;
les horaires de travail : de nuit, très tôt le matin, plus de 10h par jour ;
la violence sur le lieu de travail.
Avec toutes les conséquences graves sur la santé physique et mentale et sur la vie de famille.
- Les types de contrat sont :
des temps partiels difficiles à compléter à cause des horaires (nettoyage, grande distribution...), qui n'offrent pas la garantie d'un revenu suffisant ;
des « contrats précaires » souvent à durée déterminée, qui n'amènent que très peu de garantie aux travailleurs, alors que les employeurs perçoivent des primes à l'emploi ; du travail saisonnier.
Avec toutes les conséquences que cela entraîne au niveau de la garantie et du maintien des droits sociaux (chômage, pension...) et aussi la grande fragilisation due aux changements de statut à répétition.
Les complexités administratives font que les administrations se renvoient la balle et qu'on reste parfois plusieurs mois sans rien percevoir.
- Les salaires, dont les montants ne nous garantissent pas plus de sécurité d'existence que des allocations sociales.
- Pour conserver nos allocations de chômage ou une aide sociale, nous sommes contraints d'accepter du travail où on perçoit seulement un euro de l'heure en plus des allocations, à des horaires difficilement compatibles avec une vie de famille, avec une perte de maîtrise de nos moyens de survie. Si nous refusons ces travaux, nous sommes sanctionnés et nous perdons nos allocations. C'est l'activation des dépenses sociales.
Nous effectuons des travaux de survie non reconnus
En dehors et/ou parallèlement à ces contrats de travail, par la débrouille, nous essayons de garantir une plus grande sécurité d'existence à nos familles. Nous n'avons pas le choix, mais cela nous permet quand même de garder une certaine autonomie et une certaine maîtrise de notre vie.
Là aussi nous sommes dépendants de ce qui s'offre, nous n'avons pas plus de garantie dans la durée et nous subissons très souvent l'exploitation par ceux qui engagent « au noir ».
De plus, sur ce terrain-là aussi nous sommes de plus en plus menacés par des dispositifs et des législations qui détruisent nos moyens de survie (monopole du recyclage...) et qui nous contrôlent et sanctionnent en permanence (brocantes, ferraille, vente de fleurs...)
La formation professionnelle
On nous impose de participer à des formations.
Souvent, elles ne nous mènent nulle part alors que certains d'entre nous sont illettrés et que les emplois sont de plus en plus qualifiés.
Pourtant, la formation professionnelle est un droit.
Il faut que les formations nous valorisent et nous ouvrent des débouchés et des perspectives : par exemple, médiateurs du livre dans les quartiers pour permettre à des enfants de quartiers défavorisés d'aimer les livres et d'aller dans les bibliothèques.
Soutenir des alternatives au lieu de les détruire
Dans nos quartiers, dans nos associations, avec des professionnels dans des services publics, dans certaines entreprises privées avec les directions et les représentants du personnel, nous cherchons et mettons en place des alternatives qui respectent notre dignité et les droits des travailleurs : par exemple, des coopératives, des informations sur nos droits, accueil de chômeurs de longue durée sur des postes peu qualifiés, etc.
Nous avons des idées et des propositions sur l'habitat durable et le recyclage : cela peut permettre d'améliorer l'environnement et de créer des postes de travail.
Nous avons besoin de temps alors que les circuits administratifs sont très compliqués. Souvent, nous nous sentons jugés par les services.
Les associations où nous pouvons nous engager librement, pour créer ces alternatives doivent être encouragées.
Accès à la protection sociale
Dans nos pays, il y a un système de protection sociale mis en place après deux siècles de luttes sociales.
Mais en vingt ans, nous constatons d'énormes reculs.
La Sécurité sociale ne garantit plus aussi efficacement l'accès à la sécurité d'existence et est de moins en moins accessible aux plus pauvres. Ils doivent se tourner vers les systèmes d'aide sociale soumis à une conditionnalité et à un arbitraire inquiétants4.
Au niveau des solidarités immédiates, de nos activités de survie ou de l'accès à la protection sociale, nous sommes toujours plus menacés par les contrôles et les sanctions.
Il y a toujours plus de conditions pour y accéder, on doit toujours plus se justifier et on est de plus en plus contrôlés et sanctionnés, notamment au niveau des solidarités qu'on développe entre nous.
La reconnaissance du droit absolu à la dignité des « sans papier et des demandeurs d’asile » est un puissant levier du développement durable
Dans les quartiers où nous vivons, dans nos familles, il y a beaucoup de nationalités et d'origines différentes. Nous cherchons à vivre ensemble en nous respectant et ne voulons pas que les difficultés de la vie, les conditions pour accéder aux droits, à un logement ou à un emploi, nous divisent. Nous sommes tous des humains. Depuis plusieurs années, nous sommes en dialogue avec des demandeurs d'asile. Voilà ce qu'ils ont dit en janvier dernier au cours du séminaire international :
« Nous constatons très déplorablement aujourd’hui que plus de 90% des 'sans-papiers' qui ont perdu leur personnalité, qui misèrent, qui souffrent depuis des années sont diplômés issus des universités et des grandes écoles. Laisser ces compétences, ces talents traîner dans les rues européennes est un gaspillage déraisonné des ressources humaines. Autrement dit, les pouvoirs publics européens doivent urgemment penser à les récupérer et à réinvestir sur eux, sinon nous serions obligés de parler du développement durable qui oublie les demandeurs d’asiles ou les ‘sans-papiers'. »
Conclusion
Nous sommes très loin de pouvoir garantir à nos familles une sécurité d'existence.
« J'ai toujours dû gratter partout pour survivre et aujourd'hui je n'arrive même plus à loger et nourrir ma famille » disait Raphaël au cours de nos réunions de préparation.
En Belgique, beaucoup de personnes sont au chômage et parfois depuis longtemps. C’est du gaspillage humain !
Le développement durable, c'est d'abord l'être humain. Ce n'est pas le porte-monnaie.
Quand on parle de développement, quand on entend ce qui se passe dans d’autres pays pour les personnes pauvres, quand on voit tous les enfants qui sont à la rue, qui ne peuvent pas vivre en famille, parce qu'ils sont abandonnés jeunes, on voudrait dire qu'on rejoint le combat de toutes ces familles dans le monde.
Si on est dans des lieux qui nous font confiance, cela peut changer les choses, cela peut nous faire grandir intellectuellement, casser la spirale de la misère et nous permettre d'être à égalité avec l'ensemble de la société.
Ce qu’on veut, c’est pouvoir garantir une sécurité d’existence à tous les habitants de la terre.