En nous livrant son expérience avec les enfants vivant à la rue au Népal ou encore avec jeunes adolescents de la société sud-africaine post-apartheid, Rachel Bray explique l’importance des approches qualitatives et participatives mettant les enfants au cœur du travail de recherche, dans une relation de confiance et de respect mutuel. En permettant aux enfants de devenir de véritables co-chercheurs, il s’agit de faire entendre leur voix et leurs pensées en mettant à leur disposition un espace pour s’exprimer.
Monica Jahangir : Au Népal, au moment où vous commenciez votre recherche sur les enfants des rues2, vous étiez bénévole dans une ONG locale disposant d’un centre d’accueil pour les enfants qui dormaient et travaillaient dans la rue. Pourquoi était-il important pour vous d’être physiquement présente dans ce centre, plutôt que de mener votre recherche de manière plus indépendante ?
Rachel Bray : En tant qu’anthropologue, je voulais être dans cet espace pour comprendre comment les individus, les ONG, la société, considéraient et traitaient ces enfants vivant à la rue. La société peut les voir de différentes façons : soit avec une attention renforcée car ils sont considérés comme plus vulnérables, soit au contraire à travers une forme de dénigrement ou d’exclusion car ils se livrent à des activités inappropriées pour des enfants. De l’autre côté, ma présence au centre s’expliquait aussi par le fait que je souhaitais devenir amie avec eux, créer une relation de confiance, et ainsi avoir une fenêtre sur leurs mondes. Je voulais comprendre la réalité de leurs expériences de vie et voir si ces enfants étaient réellement seuls et vulnérables, comme ils étaient parfois représentés par les ONG ou les organisations internationales, ou s’ils avaient développé des compétences sociales pour s’adapter à leur environnement instable. Ces deux visions - les systèmes et les discours catégorisants d’une part, et le vécu même des enfants d’autre part - formaient pour moi les deux faces d’une même pièce. Être dans cet espace m’a permis de comprendre que les enfants étaient capables et vulnérables à la fois. Ils comptaient sur les ONG pour répondre à certains de leurs besoins, et en même temps, les ONG avaient en quelque sorte besoin d’un groupe « d’enfants des rues » pour justifier leur existence et lever des fonds.
M.J. : Comment en êtes-vous venue à adopter une approche qualitative dans ce projet de recherche ? Pourquoi ce choix de travailler non pas sur les enfants, mais avec eux ?
R.B. : Parallèlement à mon bénévolat au sein de l’ONG népalaise, je travaillais avec une anthropologue biologiste qui collectait une série de données relatives à la taille, au poids, à la condition physique et au stress. Ces données nous ont apporté beaucoup d’éléments sur la santé physique de ces enfants et quelques indices sur leur bien-être psychologique. Dans un questionnaire, nous avions aussi demandé à des jeunes garçons âgés de 9 à 17 ans d’où ils venaient, ce qu’ils faisaient avant de venir à la rue, et pourquoi ils y vivaient aujourd’hui. Rapidement, j’ai réalisé que cette méthode ne nous fournissait qu’une image déformée de la réalité. Je voyais bien dans nos entretiens avec les garçons qu’ils n’avaient peu ou pas de motivation à nous raconter leurs vies ni les raisons qui avaient motivé leur choix de vivre dans la rue. Ils ne nous connaissaient que très peu, et les questions que nous posions étaient superficielles et inappropriées car elles induisaient l’idée que leur choix de quitter la maison familiale était le fruit d’une décision unique et circonscrite dans le temps. Alors qu’il devenait pourtant évident qu’il s’agissait en fait d’une série d’événements, d’opportunités, de coïncidences, qui les avaient amenés à dormir dans la rue, mendier ou travailler en tant que chiffonniers. Comprenant que la méthode du questionnaire n’était pas adaptée, j’ai opté pour une autre approche : une étude ethnographique basée sur l’observation, la participation des enfants, la conversation et l’amitié.
M.J. : Justement, comment avez-procédé pour créer ces relations de confiance, voire d’amitié avec les enfants pour qu’ils puissent s’ouvrir à vous ? Dans quels espaces ?
R.B. : Ce qui était intéressant, c’était que les enfants accueillis par le centre me voyaient comme une amie de l’ONG, c’est-à-dire à la fois comme quelqu’un proche de l’ONG tout en étant extérieure. Ce rôle un peu hybride permettait aux enfants de me faire confiance en tant qu’individu, et amie de l’ONG. Et je passais beaucoup de temps avec les enfants et les jeunes dehors, ce que ne faisaient pas forcément les autres membres de l’équipe. J’allais ainsi avec eux sur le terrain de la décharge très tôt le matin, vers 5h30 ou 6h du matin, je prenais le thé avec eux, j’écoutais leurs histoires sur la ferraille qu’ils avaient collectée pendant la nuit, nous prenions parfois le déjeuner ensemble, ou faisions des excursions d’un jour dans la montagne, et d’autres sorties. Peu à peu, ils ont commencé à me parler de leurs rêves et de leurs ambitions, comme celle de devenir mécanicien pour motos. Ils avaient identifié des entreprises qui marchaient bien et m’ont demandé de les accompagner dans leur recherche de stage auprès de ces chefs d’entreprises. Ensemble, nous avons mis en place des formations en apprentissage de six mois pour cinq adolescents.
Je crois qu’un des moyens d’instaurer la confiance fut de leur montrer ma confiance en eux, et ce, de manière concrète. Par exemple, je n’hésitais à leur prêter mon vélo (ce que personne d’autre n’osait faire !) ou à leur payer des tournées de thé, tout en sachant qu’ils me rendraient la pareille dans les jours à venir, ce qu’ils adoraient faire ! C’est ce que je qualifierais de réciprocité informelle différée. Au fond, il s’agit de trouver la meilleure façon de cheminer ensemble, avec ces enfants, et être présente dans des espaces qui permettent à la fois de comprendre leurs problèmes quotidiens, désirs, opportunités, liens sociaux...mais aussi de voir les défis et les obstacles auxquels ils font face.
M.J. : En 2001, lorsque vous rejoignez le Centre de Recherche en Sciences Sociales de l’Université du Cap, en Afrique du Sud, vous allez plus loin dans votre approche participative car cette fois il s’agit d’impliquer dans la recherche de jeunes adolescents en faisant d’eux de véritables co-chercheurs.
R.B. : Dans ce projet de recherche3, nous voulions comprendre comment la fin de l’Apartheid avait une influence profonde sur les expériences de vie des enfants et adolescents sud-africains. Quelle était la vie de tous les jours pour la première génération de jeunes grandissant dans une Afrique du Sud démocratique ? Quelles étaient les points communs et les différences dans les vies d’adolescents provenant de quartiers qui autrefois étaient séparés sur des bases raciales et socio-économiques ?
Lors de visites de terrain dans des établissements scolaires de la vallée de Fish Hoek (au sud du Cap), nous avons expliqué aux élèves que nous voulions comprendre la vie des jeunes à partir de leurs propres expériences et questionnements, en se retrouvant par exemple une fois par semaine lors de temps de discussion en groupe et d’activités d’expression artistique et discuter, avec d’autres jeunes, de sujets sociaux, politiques, historiques et personnels. Très vite, des jeunes âgés de 17 ou 18 ans ont manifesté leur intérêt à rejoindre notre projet de recherche. Ils étaient enthousiastes à l’idée d’acquérir des compétences en terme de recherche (apprendre à faire des interviews, utiliser les outils d’enregistrement, avoir l’opportunité d’écrire, de travailler avec des journalistes, etc), mais aussi d’aller à la rencontre d’autres jeunes et ainsi comprendre « ce qui se passait dans les vies et dans l’esprit des jeunes de la vallée », comme le dit un des adolescents. Ces six jeunes chercheurs (trois garçons, trois filles) se renommèrent d’ailleurs le groupe « Tri » pour faire référence à leurs interactions alors qu’ils viennent de trois quartiers sociologiquement, culturellement et historiquement différents.
M.J. : À quoi étiez-vous attentive dans votre travail de recherche avec ces jeunes chercheurs ? Quelles étaient les méthodes utilisées pour les faire participer ?
R.B. : Nous avons cherché à aller au-delà d’une participation purement symbolique des jeunes, voire même d’une instrumentalisation de leur participation comme il existe parfois dans certains travaux de recherche. Notre recherche était conçue pour leur fournir un espace où ils pouvaient soulever et approfondir des sujets qui leur paraissaient importants à eux.
Pour cela, nous avons utilisé un large éventail de méthodes, certaines ouvertes, d’autres spécifiquement conçues pour obtenir des informations complémentaires aux éléments quantitatifs dont nous disposions. Ainsi, nous tenions chacun un journal de bord, pour noter nos observations et conversations avec et sur les adolescents. Nous avons combiné les entrevues personnalisées avec des activités basées sur la participation de groupe telles que le théâtre et le dessin, permettant aux jeunes de s’exprimer de manière créative. Nous avons par exemple demandé aux jeunes de dessiner leurs quartier, ce qui nous a permis de comprendre leurs représentations mentales de l’endroit où ils vivaient, de cartographier leurs réseaux de soutien (famille, cercle d’amis, etc), ou encore d’illustrer leurs histoires de vie avec eux-mêmes en héros de l’histoire. D’autres jeunes, qui avaient du mal à s’exprimer dans les groupes de parole, avaient été équipés d’appareils photos, et pouvaient ainsi tenir un journal de bord illustré de leurs photographies.
Après une initiation aux techniques des entrevues et aux notions de consentement et confidentialité, les jeunes chercheurs du groupe Tri ont aussi interviewé leurs amis, leurs proches, sur leur vie de tous les jours ou sur des aspects plus personnels. Nous avons toujours recoupé les données produites par les jeunes, tout comme nous le faisons pour nos propres données. Nos rencontres hebdomadaires avec le groupe leur permettaient de nous partager leurs impressions et questionnements sur des questions éthique4. Nous les associons ainsi dans l’analyse de l’information collectée. Non seulement nous apprenions beaucoup de leurs recherches, mais le partenariat avec Tri devint un important processus d’apprentissage sur comment organiser et intégrer des éléments menés par les jeunes dans un projet de recherche plus large.
M.J. : Dans vos échanges avec les jeunes, vous avez dû découvrir des aspects très personnels de leurs vies, notamment chez ceux les plus vulnérables, car confrontés à la pauvreté et la violence. Comment protéger ces enfants qui vivent des expériences de vie très difficiles ? Comment éviter d’aggraver les souffrances ?
R.B. : Il est en effet arrivé que nous découvrions que des enfants impliqués dans notre recherche soient en situation de grande vulnérabilité ou de violence. Si un enfant est battu ou abusé, alors il faut s’arrêter et réfléchir, parler avec l’enfant, et essayer de voir jusqu’à quel point celui-ci arrive à parler, car il peut exister beaucoup de raisons cachées pour lesquelles il ne veut pas se livrer. Il faut aussi regarder quels sont les services médicaux et sociaux disponibles dans le quartier, et cela peut être délicat aussi, car parfois contacter les services sociaux ayant des relations préexistantes avec la famille peut compromettre l’intimité et bien-être de l’enfant, voire même aggraver les risques. Il ne faut pas oublier qu’en Afrique du Sud, l’Apartheid a laissé comme héritage beaucoup d’inégalités entre les services médico-sociaux de chaque quartier.
Pour résumer, une réponse éthique face à la violence et la vulnérabilité doit toujours être basée sur une compréhension très profonde des relations familiales de l’enfant, ainsi que de ses relations dans son quartier, afin de pouvoir mettre en place une solution de protection la plus simple et préventive possible. Bien sûr, cela doit passer par une bonne discussion avec l’enfant pour savoir qui il considère comme étant la plus grande source de protection pour lui.
M.J. : Quel a été l’impact de la recherche participative sur les adolescents ? En quoi cela a-t-il participé à leur émancipation ?
R.B. : Le projet de recherche leur a permis d’initier une réflexion sur leurs vies, leurs identités, leurs quartiers, leurs enseignants, leurs relations avec les services sociaux, ou encore de déconstruire les préjugés qu’ils pouvaient avoir sur ceux qui vivaient dans d’autres quartiers. Lorsque les jeunes de Tri échangeaient sur leurs vies respectives, ils étaient surpris de voir que leurs expériences pouvaient autant se ressembler, malgré leurs différences. Cela a contribué à renforcer la citoyenneté et le sentiment d’appartenance de ces jeunes à la « nation arc-en-ciel ».
Mais la recherche participative a aussi eu des conséquences plus concrètes dans leurs choix de vie, en termes de prise de décision quant à leur formation, la poursuite des études ou le fait de s’orienter vers telle ou telle carrière. Nous avons ainsi l’exemple remarquable de deux jeunes qui ont totalement su s’approprier l’espace de créativité qu’ils avaient découvert dans le cadre de nos recherches : Ganesh, un enfant vivant dans la rue que j’avais rencontré lors de ma thèse doctorale, avait un indéniable talent artistique que j’avais encouragé à développer. Il est aujourd’hui basé avec succès à Amsterdam, après être passé par l’Académie Rietveld, une école d’art renommée des Pays-Bas. L’autre est un jeune participant sud-africain, Simhiwe Ndzube, qui avait beaucoup aimé nos méthodes participatives basées sur l’art et avait continué sur cette voie. C’est aujourd’hui un artiste reconnu dans son pays. Ainsi, l’espace d’expression et de créativité qu’offre la recherche participative peut être pour des jeunes personnes une rare occasion pour les aider à se révéler et s’épanouir dans leurs vies et carrières.