La dimension « capital » de la pauvreté

Luigino Bruni

Traduction de Alain Savary

p. 55-59

Traduit de :
La dimenzione "capitale" della povertà

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Luigino Bruni, « La dimension « capital » de la pauvreté », Revue Quart Monde, 238 | 2016/2, 55-59.

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Luigino Bruni, « La dimension « capital » de la pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 238 | 2016/2, mis en ligne le 15 avril 2016, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6634

Ce texte de Luigino Bruni est la traduction française de la préface rédigée pour l’édition italienne du recueil de textes Refuser la misère : Une pensée politique née de l’action1.

On appelle classiques ces auteurs toujours actuels, qui, ayant touché les profondeurs de l’âme humaine et de la vie, nous parlent encore aujourd’hui, toujours et en tout lieu. Il existe d’autres classiques qu’en littérature, en philosophie ou dans les arts : des classiques de l’humain, ces personnes qui exercent un magistère sur une ou plusieurs dimensions de l’humain, un magistère qui s’étend au-delà de leur propre temps dans l’histoire. Un classique est quelqu’un que ne peut ignorer celui qui veut étudier aujourd’hui un thème ou un domaine ; il serait vain de prétendre connaitre la poésie italienne sans avoir lu Leopardi, ou le genre littéraire du roman sans avoir étudié Le Comte de Monte-Cristo d’A. Dumas. Les classiques de l’humain sont des personnes qui portent en elles un charisme, le don d’un « œil différent » sur le monde, qui leur permet de voir différemment et davantage, et d’être capables de reconnaitre des valeurs là où d’autres ne voient que du négatif, de voir des bénédictions dans les blessures, le ressuscité dans le crucifié.

Le père Joseph Wresinski est un classique de la pauvreté, dans tous les sens du terme classique tel que nous venons de le définir. Il a touché les profondeurs extrêmes de l’âme humaine et de la vie, et quiconque voudrait aujourd’hui vraiment comprendre et guérir les pauvretés doit – ou devrait – connaître sa pensée et son action. Il est tout particulièrement un classique de la pauvreté de l’époque moderne et contemporaine, où les pauvretés sont de plus en plus nombreuses et variées, et doivent être considérées avec une approche différente de celle qui a été développée par la pensée chrétienne et occidentale classique. On ne peut pas, nous en sommes bien conscients, écrire d’Introduction ou de Préface à de tels classiques. Pour ce faire, il faudrait être au moins aussi grand qu’eux. Pour écrire une véritable Introduction au père Joseph Wresinski, il faudrait un Gandhi, une Dorothy Day, un Don Milani ou quel qu’autre classique de la pauvreté à l’époque moderne. En ce qui nous concerne, nous pouvons seulement rédiger quelques notes en bas de page, pour reconnaître le magistère de ce géant de la pauvreté, et donc de la vie.

La pauvreté est une dimension essentielle de la condition humaine, c’est une « parole première » dans la vie de tout un chacun. C’est une grave erreur de notre civilisation que de considérer la pauvreté comme un problème spécifique à certains peuples ou certaines catégories sociales, qui se retrouvent tour à tour identifiées avec la pauvreté. Nous voudrions nous immuniser contre les pauvres, en les expulsant, tels des boucs émissaires, en-dehors des frontières de notre société. Nous ne connaissons ni ne reconnaissons plus la pauvreté, parce que nous avons oublié que nous naissons dans une pauvreté absolue et que nous quitterons ce monde dans une pauvreté non moins absolue. Pour le père Joseph Wresinski, tout cela était parfaitement clair, il avait reçu cela comme charisme-don, il a vécu cela au cours de toute son existence. Si nous regardons bien au fond de nous-mêmes et dans les replis de l’Histoire, nous nous rendons compte que notre vie entière est un conflit entre le besoin d’accumuler des richesses pour combler cette indigence anthropologique radicale (la penia des grecs), d’une part, et d’autre part la prise de conscience, qui croît au fil des ans quand la vie se déroule, qu’accumuler de l’argent et des biens n’est qu’une réponse partielle, et généralement insuffisante, au besoin que nous éprouvons d’amoindrir les vraies faiblesses et la véritable fragilité d’où nous provenons, dans l’espoir de vaincre la mort. Une prise de conscience qui atteint son apogée quand (et si) nous envisageons comment nous quitterons ce monde, nus comme le jour de notre naissance, dépouillés de richesses et de biens ; il restera alors de nous – le cas échéant – bien autre chose. C’est cette intuition qui oriente le choix de ceux qui optent pour moins d’argent et moins de possessions, ayant compris que la décroissance de certaines richesses permet la croissance d’autres biens, fruits de cette pauvreté choisie, nouvelle et différente. Cet itinéraire spirituel et éthique, c’est celui qu’a suivi Jésus-Christ2 , c’est celui qu’ont suivi, par la suite, François, Gandhi, Simone Weil, le père Joseph Wresinski et tant d’autres géants de l’humanité et de la spiritualité qui, par leur pauvreté voulue, ont enrichi et continuent d’enrichir la vie sur cette terre, et surtout la vie de millions et de millions de pauvres qui n’ont pas choisi la pauvreté, mais qui la subissent du fait des revers de la vie, et des autres. Auprès de ces grands épris de pauvreté libératoire et prophétique, se tiennent de nombreux hommes et femmes, d’hier et d’aujourd’hui (et de demain). On trouve nombre d’entre eux parmi les poètes, les religieuses, les missionnaires, les citoyens responsables, et même parmi les journalistes, les chefs d’entreprise et les hommes politiques.

Faute de faire le choix de devenir pauvre en pouvoir, en richesses, de soi-même, on ne peut pas mener pour la justice de longues batailles, qui peuvent amener à donner sa vie, à mourir même, pour ces idéaux. Seuls ces pauvres peuvent donner leur vie pour les autres, car ils ne la considèrent pas comme un bien jalousement gardé. Celui qui n’est pas capable de donner sa vie pour ses propres idéaux, les tient pour bien peu de chose. Quelque chose de la sémantique complexe de la pauvreté nous est révélé aujourd’hui par Majid Rahnema, dans une belle page3 où il distingue différentes formes de pauvreté. La pauvreté-misère, celle que nous devrions au plus vite éradiquer de cette planète, est avant tout une absence de « capitaux », qui empêche la génération des « flux » (dont le travail et son revenu) qui permettent à leur tour de mener les activités indispensables pour mener une vie digne, et si possible belle. Si nous examinons les multiples formes de pauvreté non choisie et subie dans laquelle tant se retrouvent pris au piège, nous nous rendons compte que les situations d’indigence, de précarité, de vulnérabilité, de faiblesse, d’insuffisance, d’exclusion sont le résultat d’un manque de capitaux, non pas tant sur le plan financier, que sur le plan des relations, de la santé, des technologies, de l’environnement, des infrastructures, de la société, de la politique, et plus encore de l’éducation, de la morale, de la motivation, de la spiritualité ; carences en philia, et surtout en agape. C’est à ce niveau que se déclenche le cercle vicieux de la pauvreté.

Ce n’est qu’en prenant en compte la dimension « capital » de la pauvreté que nous pouvons comprendre l’importance que le père Joseph accordait à l’éducation et au développement du capital humain. Mais nous ne comprenons pas non plus son cri pour inclure les pauvres dans l’intelligence du monde : « Le pauvre qui n’aura pas été introduit dans l’intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités ». Pour comprendre, donc, quelle forme de pauvreté vit une personne considérée comme pauvre (parce qu’elle dispose de moins d’un ou deux dollars par jour), il est essentiel de regarder aussi ses capitaux, et de voir si et comment ces capitaux deviennent flux. Nous pourrions ainsi découvrir que vivre avec deux dollars par jour dans un village avec de l’eau potable, sans malaria, avec une bonne scolarisation de base, est une pauvreté bien différente de celle de quelqu’un qui vit avec deux (ou même cinq) dollars par jour, mais qui ne dispose pas de tels atouts. Comme nous l’enseigne depuis de nombreuses années Amartya Sen, la pauvreté consiste en ne pas se trouver dans les conditions de pouvoir développer ses propres capacités, qui de ce fait restent enlisées dans des capitaux insuffisants, empêchant ainsi le voyage de la vie d’avoir une durée suffisante, et de ne pas être trop accidenté ni douloureux. Donc la pauvreté est bien davantage, et bien autre chose, que l’absence d’argent et de revenus. Tout cela, le père Joseph le savait parfaitement, bien avant Sen, et il cherchait à créer une véritable culture sociale et politique permettant de comprendre la pauvreté, et ensuite, d’agir.

Les capitaux des individus comme des peuples sont toujours étroitement imbriqués. Certains capitaux, qu’il s’agisse de richesses ou de pauvretés, sont plus propices que d’autres à l’épanouissement de l’être humain ; toutefois, en-dehors de cas extrêmes, personne n’est pauvre au point de n’avoir absolument aucune forme de richesse, de valeurs et de connaissance. C’est là un point central du magistère du père Joseph : « La connaissance que possèdent les pauvres, les exclus qui vivent, de l’intérieur, à la fois la réalité de leur condition et la réalité du monde qui la leur impose ». Cet entrelacement de richesses et de connaissances variées rend le monde moins injuste, peut-être, qu’il ne semble à première vue ; prenons garde toutefois à ne pas tomber dans la « rhétorique de la pauvreté heureuse », qu’on rencontre souvent chez ceux qui chantent les louanges du dénuement d’autres personnes, dans le confort de luxueuses villas ou en visitant dans des voitures blindées les banlieues de villes du Sud du monde. Avant de pouvoir parler de la « bonne » pauvreté, il faut regarder droit dans les yeux les pauvretés mauvaises, et si possible en goûter quelques bouchées. Certes, il faut rester attentif au risque, toujours présent, de tomber dans la rhétorique bourgeoise de la « bonne » pauvreté sans pour autant aller trop loin et risquer de perdre de vue une vérité encore plus profonde : tout processus visant à sortir des pièges de la misère et de l’indigence commence toujours par la mise en valeur de ces riches et belles qualités qui sont celles de ces « pauvres » auxquels on voudrait venir en aide. Car si on ne commence pas par reconnaître ce patrimoine, souvent enfoui mais bien réel, les processus pour le développement et l’autonomisation des pauvres s’avèrent inefficaces, voire dommageables, du fait que l’on omet l’estime de l’autre, et donc l’expérience de la réciprocité entre richesses et pauvretés. Il y a chez les « riches » nombre de pauvretés qui pourraient être guéries par les richesses des « pauvres », si seulement ils se connaissaient, se rencontraient, se touchaient. Et tant que nous ne commencerons pas à connaître et reconnaître la pauvreté, toutes les pauvretés, nous ne pourrons pas revenir à une bonne économie, celle qui renait toujours de la faim de vie et d’avenir de ses pauvres. Si donc les pauvretés (misères) et les richesses (bonnes) sont principalement affaire de capitaux, nous devons rester conscients que même quand, en tant que « riches », nous ressentons un besoin profond et radical de communion avec les « pauvres », nous ne pouvons pas réaliser cette communion en partageant seulement les flux (argent, revenus), parce que la véritable communion devrait se faire au niveau des capitaux. Communier, c’est donc partager la vie. En même temps, en supposant que nous soyons capables de partager nos capitaux, nous savons bien que les plus précieux d’entre eux – être nés dans une famille aimante ; avoir grandi dans des pays et des communautés où nous avons pu recevoir une éducation et une formation, etc. – ne peuvent être partagés qu’en partie, et souvent en toute petite partie. Je ne peux pas offrir mon diplôme à qui n’en a pas, je ne peux pas faire don de ma santé à qui en manque. Qui aime l’humanité et les pauvres devra donc vivre avec la souffrance de l’injustice de la vie sur terre, la souffrance qui vient de savoir que, quel que soit le niveau de communion qu’on puisse atteindre, certaines inégalités sont appelées à perdurer au-delà même de la communion. Et qui ne souffre pas de cela, n’aime pas profondément le vrai et l’humain.

L’économie de marché du vingtième siècle est née du patrimoine éthique et spirituel de millions de femmes et d’hommes formés et habitués à la souffrance, à la pénibilité du travail, aux famines de la vie et de l’Histoire, aux guerres, capables de faire face et de résister avec force aux blessures bonnes ou mauvaises. Une immense énergie spirituelle et civile, développée et mûrie au cours des siècles sur un terrain fertilisé par la piété chrétienne, par la foi simple et vraie du peuple, et aussi par les idéologies, souvent capables d’offrir un horizon plus vaste que l’âpreté du quotidien. Le capital spirituel de la personne, et donc des familles, des communautés, des écoles, des entreprises, a toujours été la première forme de richesse des nations. Un individu, ou un peuple continue à vivre, et n’implose pas au moment des crises, tant qu’il a des capitaux spirituels où puiser.

1 Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Joseph Wresinski, Éd. Le Cerf, 2007. Rifiutare la miseria. Un pensiero politico nato dall’

2 « De riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté ».

3 « La pauvreté que ma mère et mon grand-père soufis s’étaient choisie, à l’instar des grands pauvres du mysticisme persan. Celle de certains pauvres

1 Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Joseph Wresinski, Éd. Le Cerf, 2007. Rifiutare la miseria. Un pensiero politico nato dall’azione, Jaca Book, 2014. Cette version de la préface est légèrement raccourcie pour des raisons éditoriales. Le texte intégral sera disponible sur le site de la Revue Quart Monde. Traduit de l’italien par Alain Savary.

2 « De riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté ».

3 « La pauvreté que ma mère et mon grand-père soufis s’étaient choisie, à l’instar des grands pauvres du mysticisme persan. Celle de certains pauvres du quartier dans lequel j’ai passé les douze premières années de ma vie (toutes et tous étaient des gens simples vivant encore dignement avec fort peu de biens ou d’objets de consommation). Celle des femmes et des hommes d’une société en voie de modernisation, femmes et hommes dont le fruit du travail ne permettait jamais de suivre la course aux besoins créés par la société. Celle provenant des insupportables privations subies par une multitude d’humains acculés à des misères humiliantes. Celle, enfin, représentant la misère morale des classes possédantes et de certains milieux sociaux croisés tout au long de ma carrière professionnelle ». (Quand la misère chasse la pauvreté, Éd. Fayard/Actes Sud, 2003).

Luigino Bruni

Luigino Bruni est un historien de la pensée économique, avec un fort intérêt pour la philosophie et la théologie. Coordonnateur de l’Économie de Communion au sein du Mouvement des Focolari, il est professeur d’économie à Rome.

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