Peuple sans mémoire, peuple sans histoire

Gustave Depincé et Alberto Ugarte

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Gustave Depincé et Alberto Ugarte, « Peuple sans mémoire, peuple sans histoire  », Revue Quart Monde [En ligne], 199 | 2006/3, mis en ligne le 01 mars 2007, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/222

La cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, située sur l’ancien emplacement du camp des sans-logis où le père Joseph Wresinski arriva en 1956, est incluse dans un projet de rénovation : “ à l’avenir il est prévu que la cité de promotion familiale sera détruite et reconstruite. Mais ne dit-on pas qu’“ Un peuple sans mémoire est un peuple sans histoire ”. Des volontaires ont revisité l’histoire de ces lieux pour qu’elle reste dans la mémoire.

Gustave Depincé

Cette recherche a commencé en février 2001 par un long récit de Marie et Georges Jahrling à qui nous avions demandé de nous parler de l’arrivée du père Joseph Wresinski dans le camp de Noisy-le-Grand et de la manière dont il avait procédé pour rencontrer les uns et les autres.

Alberto Ugarte et moi, nous animons cette recherche en étant soutenus par Michèle Grenot1 et un volontaire, Jean-Michel Defromont. Nous voulons l’appuyer sur les contributions des habitants plus que sur les archives. Nous souhaitons recueillir leurs souvenirs, leurs récits, voire des photos de leurs albums de famille. Nous voulons faire participer le plus grand nombre possible d’entre eux : les anciens du camp des sans logis (et ceux qui en étaient voisins) habitant encore le quartier, les familles de la cité de promotion familiale (arrivées plus récemment, venant souvent d’autres pays), des commerçants, des voyageurs sédentarisés en caravanes, des familles africaines logées dans un foyer pour travailleurs immigrés, des associations de la ville...

L’objectif est que les habitants se connaissent les uns les autres à travers leurs histoires respectives et que le projet futur de la cité de promotion familiale soit bien accueilli dans le quartier.

Une bonne partie de la recherche se déroule en public. Pour le lancement, nous avons profité d’une journée porte ouverte. Puis, chaque année, nous participons à la fête de quartier où nous exposons des photos aériennes prises à différentes époques. Nous avons réalisé une exposition fin 2001 à la médiathèque du centre ville (elle a duré trois mois) avec des photos venant des archives d’ATD Quart Monde et des photos d’actualité fournies par le magazine municipal.

Ce furent des occasions pour recueillir les impressions des visiteurs. Nous avons aussi réalisé des expositions dans deux écoles du quartier et dans le collège. Et lors des semaines de l’Avenir partagé2, nous avons présenté les photos aériennes aux habitants de la cité et du quartier.

Alberto Ugarte a inventé des jeux pour retrouver, sur le terrain, des lieux importants repérés sur les photos aériennes ainsi qu’un jeu de questions pour aborder, avec les enfants, la photo aérienne de 1963 à l’époque du camp. Ainsi des jeunes de la cité, des jeunes du quartier, des jeunes qui habitent les caravanes ont-ils redécouvert leur quartier et ils ont pu raconter des souvenirs de ce qu’ils y avaient vécu.

Jusqu’alors, nous avons identifié une quarantaine de témoins de cette histoire, que nous nous proposons d’interroger.

Cette recherche est loin d’être terminée. Mais nous pouvons déjà faire ressortir quelques points. En particulier, la satisfaction de ceux qui ont vécu cette époque du camp en voyant leur histoire transmise dans la ville où ils habitent. Egalement la réaction des autres habitants de qui ont eux aussi vécu douloureusement cette histoire : ils l’ont comprise aujourd’hui d’une autre façon grâce aux images présentées.

Certains conservent une mémoire très vive de l’époque du camp : l’exclusion vécue au travail et à l’école, la dureté de la vie avec le froid, l’eau qui gèle, la difficulté de laver et de faire sécher le linge, surtout la boue.

Des habitants ont pu dire aussi certains gestes dont ils se souvenaient. Une habitante du quartier m’a dit : “ Je suis allée avec ma mère porter des vêtements dans le camp. J’ai vu des enfants qui n’avaient presque rien. ” Nous avons aussi recueilli la mémoire de ceux qui, à l’époque, étaient venus jouer avec ceux du camp.

Parmi tous ces souvenirs, il y a ceux qui concernent des personnes qui ont marqué la vie du quartier : Mathilde Apparicio, Marie Dantonel (une institutrice qui a travaillé dans le camp et qui reste aujourd’hui une référence pour les institutrices), le docteur Willems... Des enseignants venus plus tard ont marqué aussi la mémoire des habitants du quartier.

Des lieux particuliers sont mentionnés dans plusieurs récits, en particulier la chapelle et les événements qui y ont été vécus, notamment par ceux qui l’ont construite ou déplacée. Tandis que ceux qui ne la fréquentaient pas la considéraient plutôt comme un lieu interdit.

Alberto Ugarte

1954 est pour beaucoup de Français l’un des plus terribles hivers des dernières décennies. Plusieurs personnes qui ont vécu à Paris cette année-là gardent dans leur mémoire le froid de cet hiver. Mais 1954 est aussi l’année qui a déclenché dans toute la France une chaîne de solidarité unique. Ce pays est alors en train de se guérir de ses blessures de guerre. Or, il y a des milliers de familles qui n’ont pas de logement (...). L’abbé Pierre prononce en février son appel à la radio pour venir en aide aux sans logis. Le pays tourne alors son regard vers ceux qui n’ont rien, les Français répondent par des milliers de dons. L’appel de l’abbé Pierre se diffuse très vite parmi les familles qui souffrent (...) et dans leur cœur naît un grand espoir : “ l’Abbé donne des maisons ”, c’est le message que les plus pauvres se transmettent. Alors (...) l’abbé Pierre fait dresser des tentes aux portes de Paris et en Seine-et-Oise. Quelques centaines de ces familles sont installées à Noisy-le-Grand (...) qui à cette époque, comptait 10 000 habitants, et où l’abbé Pierre venait d’acheter un terrain de treize hectares avec l’argent reçu des donateurs.

Les premières familles habitent sous des tentes de toile appelées “ marabouts ” Plus tard, commence la construction des “ igloos ”, abris en fibrociment en forme d’une demi-lune. Les habitants du camp doivent faire face à l’incompréhension des habitants des environs et à celles de la préfecture et de la mairie qui n’acceptent pas qu’une telle population s’installe durablement sur leur territoire (...)

Deux années plus tard, le père Joseph Wresinski rejoint ces quelque deux cent cinquante familles rejetées et déshéritées. Avec lui, elles vont devenir une communauté. Ensemble, ils bâtissent dans la boue les espaces indispensables pour se forger un avenir commun : une pré-école (pour préparer l’entrée des plus petits à l’école), un pivot culturel pour les adolescents (où ils peuvent découvrir la lecture, la peinture), un club de jeunes, un foyer féminin (où les femmes peuvent se rencontrer, sortir du quotidien, trouver un emploi ou partager leurs soucis, leurs angoisses, leur combat et un endroit où accéder à la culture.)

Aujourd’hui, la ville de Noisy-le-Grand compte soixante mille habitants. Le quartier du Champy, où se trouve l’actuelle cité de promotion familiale, accueille une population de plus de dix mille habitants. Le quartier comprend trois ensembles d’habitation : la cité de promotion familiale construite sur l’initiative du père Joseph entre 1968 et 1970, les Hauts Bâtons construits entre 1972 et 1974 par la société HLM Emmaüs, et le Champy construit entre 1976 et 1980. La cité de promotion familiale et les Hauts Bâtons ont été construits à l’emplacement du camp de 1954.

Ce quartier est devenu très complexe. La principale caractéristique de la population est sa jeunesse et sa diversité ethnique et culturelle. Depuis 1954, plusieurs générations se sont succédé et différents événements se sont passés. Ainsi, de nouvelles familles arrivent et l’origine du quartier reste inconnue à beaucoup d’entre elles. Pour quelques-unes, le quartier n’existe que depuis leur arrivée dans les Hauts Bâtons en 1974.

Actuellement, dans les quartiers des Hauts Bâtons et du Champy a lieu une rénovation architecturale, et à l’avenir il est prévu que la cité de promotion familiale sera détruite et reconstruite. Dans ce contexte de rénovation nous voulions retrouver l’histoire de ce quartier, connaître la signification qu’elle pouvait prendre pour les habitants actuels, pour nous aider à susciter une fierté et une identité porteuses d’avenir pour le quartier. Il ne s’agissait pas seulement de faire revivre le passé, mais de le relier à l’histoire présente. Celle-ci s’exprime dans la vie associative, qui permet notamment l’accueil de familles immigrées, mais aussi dans la vie quotidienne (diversité des visages, vêtements colorés des femmes africaines ou indiennes...)

Ce lien entre passé et présent, ce souci de s’inscrire dans une histoire qui procure fierté et identité, sont importants pour permettre aux habitants du Champy de se rencontrer, de se regarder d’une façon différente, pour dépasser l’incompréhension, la méfiance, la peur de l’autre.

Les familles qui habitent la cité de promotion familiale ont déjà exprimé la difficulté pour elles d’une vraie intégration. Elles ont le sentiment d’être un peu éloignées de la vie culturelle et sociale. Il y a une distance entre elles et les familles du reste du quartier. Pour une part, cette exclusion tient sans doute à la structure architecturale de la cité, à sa situation géographique en limite du quartier, au-delà d’une route qui fait séparation. Toute la vie sociale, économique et culturelle du quartier est centralisée au Champy. Cette distance n’est pas seulement physique, elle est aussi sociale.

Pour donner un exemple : cette dernière semaine j’ai été interpellé par un enfant qui habite les Hauts Bâtons. (...) : “ Tu travailles avec les pauvres ? ” J’ai essayé de lui expliquer que je travaille avec des gens en difficulté qui ne sont pas des pauvres. Alors l’enfant me dit : “ Mais là-bas, il y a des alcooliques, des clochards. ” Ces propos sont (...) pour moi l’expression d’une certaine façon de regarder les familles de la cité. Je pense que pour les enfants de la cité, il doit être très difficile de vivre avec le poids de ce regard à l’école.

Je me souviens aussi d’une maman de la cité au retour de son fils après un voyage de découverte avec sa classe. Je lui ai demandé si son fils en était rentré content. (...) “ Oui, il a aimé le voyage mais quelque chose lui a fait mal. C’est que les autres enfants l’appelaient ‘le 116’ ”. C’est l’ancien numéro de la rue où était située la cité. Il est devenu l’expression péjorative ou dévalorisante dont se servent les autres enfants du quartier pour désigner les enfants de la cité. J’ai bien senti l’humiliation que cela représentait pour cette maman.

Une autre expérience (...) : pendant la semaine de l’Avenir partagé, nous avons proposé aux enfants de la cité de découvrir le quartier avec eux(...), nous sommes arrivés dans une zone où il y a des résidences avec de beaux jardins. Alors que nous regardions ces jardins et faisions quelques photos, un homme qui jardinait s’approche de nous pour nous dire que c’est une propriété privée. Gustave Depincé lui explique le motif de notre présence, lui parle de la semaine de l’Avenir partagé, de notre envie de faire découvrir le quartier aux enfants. L’homme nous dit que dans quelques semaines tout sera clôturé par un mur pour éviter que les gens pénètrent dans cet espace et abîment la végétation. Je pense que de tels propos empêchent toute possibilité de rencontre et de dialogue. Cette attitude d’incompréhension, très répandue, est pour nous un obstacle dans notre effort pour bâtir une communauté avec tous.

1 Cf. page 20 “Naissance et sens du mot Quart Monde ”.

2 Les semaines de l’Avenir partagé sont chaque été des temps de rencontre et de fête autour d’actions culturelles entre les enfants et les adultes des

1 Cf. page 20 “Naissance et sens du mot Quart Monde ”.

2 Les semaines de l’Avenir partagé sont chaque été des temps de rencontre et de fête autour d’actions culturelles entre les enfants et les adultes des quartiers les plus défavorisés et tous ceux qui les rejoignent.

Gustave Depincé

Gustave Depincé, volontaire d’ATD Quart Monde depuis 1989, est actuellement engagé à Noisy-le-Grand. Avec Alberto Ugarte, il a participé à un travail de mémoire visant la participation de l’ensemble des habitants du quartier où est menée l’action de promotion familiale.

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Alberto Ugarte

Alberto Ugarte, d’origine péruvienne, volontaire d’ATD Quart Monde a vécu avec son épouse, Angela Medina, à Noisy-le-Grand de 2000 à 2003. Il est aujourd’hui au Pérou responsable de l’équipe de ce mouvement.

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