De 2000 à 2009, j’ai fait partie de l’équipe de Noisy-le-Grand (banlieue parisienne) et ma mission était de faire des liens avec le quartier, avec les associations, avec les commerçants.
En 2000, c’était l’époque où on a commencé à parler de la démolition et de la reconstruction de ce qu’on appelle la « cité de promotion familiale »1. C’est un ensemble de pavillons et deux immeubles où sont logées quatre-vingt familles environ, dont la moitié à peu près sont des familles qui sont accueillies par le Mouvement ATD Quart Monde pour des courts séjours, de trois à quatre ans. Ce sont des familles qui n’ont pas de logement avant d’arriver là, qui ont vécu l’errance et qui pendant quelques années, reprennent là des forces, avec le soutien de l’équipe et toute une action est menée pour les soutenir. Mais cette action a besoin d’être aussi soutenue par l’ensemble du quartier. Les familles vont avec leurs enfants à l’école, elles vont au supermarché, elles vont à la PMI, et là, elles ont besoin d’être accueillies. On voulait profiter de ce changement dans le bâti pour faire des liens nouveaux avec le quartier. Pour cela, on a lancé une action culturelle à plusieurs volets. Un volet de théâtre, qui a abouti quelques années plus tard à un spectacle : Antigone, qui a vraiment émerveillé la ville de Noisy-le-Grand et puis un travail sur l’histoire du quartier. Au début, on ne savait pas trop quelle direction choisir ; on a consulté les archives de la mairie de Noisy-le-Grand, qui avaient trait à l’histoire du quartier, mais très vite on a pensé que la mémoire orale conviendrait mieux à notre projet.
Solliciter la mémoire orale
Le premier objectif, la première année, c’était une exposition photos en centre-ville. On avait assez peu d’éléments, et avec des habitants du quartier on a donc visité la photothèque du Mouvement ATD Quart Monde, et là on a sélectionné un certain nombre de photos qui ont servi pour l’exposition. Il y avait aussi quelques photos qui venaient d’un photographe, et puis quelques photos du photographe de la ville. Notre objectif n’était pas de faire l’histoire du camp - puisque c’est le lieu où le Mouvement a commencé - mais c’était de faire l’histoire des cinquante dernières années de la vie de ce quartier. Sans gommer l’histoire du camp qui est très présente, mais sans oublier tout ce qui est venu après. Ces photos ont fait réagir les visiteurs, c’était comme des petits déclencheurs d’expressions, de souvenirs. À l’exposition, on a très vite pris un carnet pour noter les expressions des gens. Entre temps, on avait commencé aussi à présenter ce travail lors des fêtes de quartier : nous avons présenté de grandes photos aériennes à différentes époques de la vie du quartier et les gens qui passaient avaient quelque chose à dire. Certaines personnes ont commencé à apporter de petits documents. Une personne, qui avait habité au-dessus du camp, quand des immeubles se sont construits dans les années 70, a dit : « J’ai une diapo de cette époque », qu’elle a apportée par la suite. Un autre homme a dit qu’il avait habité ce camp. C’était la première tentative de rencontrer les habitants autour de cette histoire.
Assez vite, on a recensé dans le quartier des témoins, les témoins les plus en vue, des instituteurs, des membres d’associations, l’épicière Mme Bénard, qui avait déjà été interviewée par le Mouvement ATD Quart Monde et avait écrit ses souvenirs dans un cahier. Toutes ces personnes étaient prêtes à témoigner.
Chercher à entendre ceux qu’on atteint difficilement
Mais on voulait absolument atteindre ceux qui ne parlent pas habituellement. On s’est rendu compte qu’il fallait offrir toutes sortes d’occasions ; on a donc choisi de participer à la fête de quartier, chaque année, avec un stand, en particulier avec les photos aériennes et puis progressivement, on a recueilli des témoignages. On a utilisé aussi les Journées du patrimoine en septembre, les animations de l’été - qu’on appelle dans le Mouvement ATD Quart Monde Festivals des savoirs -, de manière à ce que cette recherche soit très publique, en même temps que festive, et touche le maximum de personnes. On a travaillé beaucoup avec les enfants, qui ont été passionnés de découvrir leur quartier. À partir des photos aériennes, on a fait des jeux ; on a mis des transparents sur les photos aériennes, les enfants ont indiqué leur maison, leur école, là où ils jouent. Mais certains témoins étaient difficiles à atteindre et il a fallu du temps.
Je pense à un homme qui avait participé à un groupe d’échange de souvenirs. Il avait été très silencieux, on pensait qu’il n’avait rien à dire, et l’année suivante il est revenu avec des photos. Il y avait aussi des hommes qui avaient participé à la reconstruction de la chapelle, quand le camp a été supprimé en 1970. (Construite dans le camp en 1957, la chapelle a été démontée pierre par pierre et reconstruite à l’emplacement actuel). Ce fait n’était pas connu, n’était pas attesté. Sur la chapelle, il y a quelques carreaux de terre qui disent : « Cette chapelle a été construite en 1957 par le père Joseph Wresinski avec des habitants du Camp des sans-logis ». Un jour, un homme est venu me voir pour me dire que ce n’était pas vrai. Je n’ai pas compris ce qu’il me disait. Il est revenu plusieurs fois pour me faire comprendre qu’il avait été de ceux qui avaient participé à cette reconstruction de la chapelle. À propos de ce petit fait qui n’était pas connu, qui n’était pas authentifié, plusieurs personnes sont venues dire : « Mais moi j’y ai participé ».
Des témoins inattendus
Il y a eu aussi des témoins plus inattendus, qui avaient entendu parler de cette recherche et venaient parce qu’ils étaient très intéressés. Une dame est venue un jour en me disant : « J’ai habité le camp, j’ai été placée à l’âge de quatre ans et j’ai quelques traces mais je recherche ma maman ». Elle est revenue quelques mois plus tard, avec sa maman. Je lui ai fait visiter les lieux, la chapelle, le foyer familial, qui sont des lieux de l’époque du camp, et à ce moment, sa maman a retrouvé quelques bribes de souvenirs. Mais c’était tellement éparpillé que la fille avait du mal à croire ce que disait sa mère. Je pouvais, d’une certaine manière, dire à la fille : « Mais oui, c’est bien cela, elle ne se trompe pas, votre maman ». Il y a eu aussi un homme du monde du voyage, qui était à l’époque enfant et qui était, avec sa famille, de temps en temps proche du camp ; sa famille stationnait là pendant quelques mois. Il revient un matin et il me dit : « Je sais que vous travaillez sur l’histoire ; je suis en train de peindre l’abbé Pierre dans le camp ». Je lui ai répondu : « Très bien, je vais vous montrer des photos de cette époque ». Je lui montre donc la photo aérienne, et à ce moment, cet homme a retrouvé des souvenirs extrêmement précis, donnant des noms de familles, et me racontant les Chemins de croix que le père Joseph organisait dans le camp. Ses souvenirs d’enfant étaient extrêmement précis. Il me disait : « Le père Joseph choisissait parmi nous, unetelle faisait Marie-Madeleine, l’autre faisait Barabas... ». C’est assez extraordinaire de voir la précision de la mémoire, et surtout de voir comment les gens étaient « au courant », alors qu’on n’avait pas fait de publicité pour cette recherche.
Il y avait également un homme, aujourd’hui élu municipal, dont le père immigré avait vécu au camp, et qui, lors des fêtes de quartier, avait vu les photos. Successivement, année après année, il a pu dire et partager avec sa famille ce qu’il avait vécu là. Progressivement, au fil des ans, il a pu dire publiquement que son engagement municipal, associatif, était né justement de ce qu’il avait vu dans le camp : la solidarité.
Ceux qui ont vécu le camp savent que c’est une histoire maintenant connue, ceux qui sont arrivés dans les années 70 disent dans leurs mots : « On avait un esprit pionnier ». C’était, après les années 68, la construction de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. Ces gens-là venaient pour créer quelque chose de nouveau dans un quartier tout neuf. Ensuite, on a rencontré des gens du monde de l’immigration qui eux, sont venus - selon leurs termes - « avec un esprit associatif », des gens ayant une culture qu’ils veulent partager, comme par exemple l’Association culturelle des Africains de Noisy-le-Grand.
Tout ce qui a été recueilli, nous avons voulu le rendre d’une manière publique, dans la Maison de quartier, et sous forme d’une exposition, de manière à ce que l’ensemble des habitants de ce quartier se connaissent mieux, se reconnaissent dans la vie de leur quartier, dans ce qu’il a de beau et qui peut être une fierté pour eux.
Quelques extraits des témoignages recueillis :
- Nous, on est arrivés de Fougères
On a d’abord été chez la tante à Colombes. Ma mère avait dû aller à la mairie de Noisy-le-Grand ; la mairie doit l’avoir envoyée au camp de l’Abbé Pierre.
On a commencé sous les marabouts en 54. J’avais sept ans à peu près. Après ils ont construit les igloos avec les façades en bois. Les autres igloos, la façade c’était des carreaux de plâtre de quatre centimètres d’épaisseur. On était juste au bout du camp, tout au fond, juste à côté des champs de blé. Nous sommes restés jusqu’en 1961. On était comme dans un arrondissement. Les autres étaient en maison, en HLM… Nous, on n’était pas des gens de la ville, on était des gens du « ranch », du camp.
À l’école, parce qu’ils savaient qu’on était du camp de l’Abbé Pierre, ils nous mettaient dans le fond. Et ceux qui ne voulaient pas travailler, ils les mettaient encore plus loin. Et moi qui ne voulais pas tellement travailler, avec des copines ils nous mettaient au fond et ils ne s’occupaient pas de nous. Il y avait toujours des préférés. On les mettait devant. Mais ceux-là, on les attendait le soir pour leur casser la figure.
On n’était pas trop riches. On allait vendre les bouteilles, les boîtes de conserve… Ma mère travaillait dans les champs. Elle gardait des sous pour acheter le charbon. L’épicier nous faisait crédit des fois - à certaines personnes en qui il avait confiance. On avait une petite ardoise, et puis au moment des allocations… hop !
J’ai commencé à travailler à treize ans, à Paris. [...]
Ce qui est bien du père Joseph, c’est la salle de danse et tout ça. Et pour nous le jeudi, il avait fait une petite salle pour la télévision. Alors tu parles, on allait voir Zorro ! On appréciait parce qu’on retrouvait tous les jeunes.
Quand j’ai connu mon mari, ses parents ne savaient pas que je venais du camp de l’Abbé Pierre. Ses parents ne l’ont jamais su. De tout cela, je ne parle pas trop à mes enfants, j’en parle rarement. (Mme Henaut. Souvenirs d’enfance confiés en mars 2001.)
- La boue, c’est quelque chose qui restera toujours !
On avait la boutique au coin de la rue de la Justice. [...]
Madame Ferron habitait ici. Son mari était installé serrurier. C’était une des plus anciennes habitantes du quartier. Elle avait un cœur d’or. Ça lui faisait pitié de voir tous ces enfants quand ils allaient à l’école le matin. Elle nous avait demandé ce qu’elle pouvait faire pour les enfants du camp. Les gens avaient bon cœur, ils essayaient de leur donner du linge, de leur donner ce qu’ils pouvaient.
Les parents n’avaient pas de commodités pour les tenir propres. Ils n’avaient pas d’eau chez eux. Ils n’avaient pas de douches. Ils les envoyaient : ils étaient à peu près propres, mais une fois qu’ils avaient passé toute cette boue ! [...] La boue, c’est quelque chose qui restera toujours ! Les enfants, quand ils arrivaient à l’école, les autres se moquaient d’eux parce qu’ils étaient boueux des pieds à la tête. Ils étaient sales, les maîtres les regardaient de travers. Si bien que les gosses se sentant rejetés, ils sont devenus insupportables. Ils disaient des grossièretés. Ils donnaient des coups de poing partout. On ne voulait pas d’eux, ils se « revengeaient » comme ils pouvaient. Ça n’allait pas, quoi, avec les gens du quartier qui mettaient leurs enfants là-bas, ça n’allait pas !
Au bout d’un moment, on s’est rendu compte que mes clients de la boutique ne venaient plus. Ils ne voulaient pas rester en contact avec les gens du camp. Donc, c’est là qu’on a ouvert un dépôt dans le camp, une roulotte, une roulotte foraine avec un auvent qui se lève.
Et puis après, on a ouvert la boutique. On était ouvert à 7 heures le matin et on n’était fermé qu’à 9 heures du soir. On vendait tout : ça allait du fil, des aiguilles, du pétrole, du charbon, du bois…, des petits sacs de charbon de 5 kilos, de boulet.
Les gens venaient s’asseoir à la boutique - on avait mis des bancs. Mon mari plaisantait beaucoup avec eux. Les gens du camp l’aimaient beaucoup. Ils l’aimaient comme s’il avait été un des leurs. Il les emmenait en voiture pour aller à la mairie, à l’hôpital… ou voir quelqu’un, ou même pour aller au cimetière. Il leur donnait facilement à crédit et la seule retenue qu’il avait quand ils venaient trop demander à crédit, c’était de dire : « Non, ma femme elle va venir et puis elle veut pas, elle ! ». Alors moi, j’étais celle qui ne voulait pas donner à crédit ! Il fallait bien qu’il y en ait un qui retienne un peu, parce que sinon on aurait coulé la boutique vite fait ! (Récit de Mme Bénard, février 2003).
- Donner le savoir
Je suis Peul. Je sais cultiver, moissonner. Quand je regarde un terrain, je sais ce qui est bien pour les grains de maïs. Sur l’élevage aussi !
Je suis Peul, mais d’origine Kagoro. Les Kagoro, dans le temps, viennent de Mauritanie. A l’arrivée de l’islam, on est allé au sud, on a traversé le fleuve Sénégal. Dans le temps, c’était des royaumes.
Acan : Association culturelle des Africains de Noisy-le-Grand. Culturelle : dans le sens que cette association plus tard va faire la promotion de la culture africaine. Sur tous les plans : art, dessin, danse, habillement africain, tissu, tressage des cheveux…
…des Africains : tous les Africains ! Les Africains du Nord : Algérie, Maroc, Libye… Les Africains de l’Ouest : Sénégal, Mali, Mauritanie, Guinée, Haute-Volta, Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, Tchad… Les Africains de l’Est : Éthiopie, Soudan…
C’est quelques pères de famille, en 2000, quelques familles qui ont constitué cette association à la suite des difficultés des enfants avec la police.
Acan s’occupe des enfants quels qu’ils soient. Tout le monde peut adhérer. Chacun peut apporter son savoir-faire : les Capverdiens, les Zaïrois…
Ce qui est important dans l’éducation, c’est la famille. La famille, c’est des garde-fous.
Je vais continuer à donner comme si je donne à mes enfants. Donner le savoir !
L’enfant, c’est la pureté. Il est nature. Tout ce que tu lui fais, il n’oublie pas. C’est des œuvres.
M. Demba Amel Camara, habitant du Champy depuis 1995. Paroles notées sur le vif, mai 2006.