Afin de s’adapter à une population peu habituée à s’exprimer dans une assemblée nombreuse, et qui plus est, dans une langue qui n’est pas la sienne, une grande part du temps a été réservée aux travaux de groupe, en utilisant des modes d’expression allant du témoignage au sociodrame.
Les travaux de groupe ont permis aux participants de s’exprimer sur leurs expériences personnelles, ainsi que sur le projet de principes directeurs. Le premier jour, les familles ont travaillé sur la question : « De quelles situations d’humiliation ou d’exclusion avez-vous été témoins ? ». Ce travail a donné lieu à la présentation de sociodrames. Le deuxième jour, elles ont travaillé sur le projet de principes directeurs. Sur la base d’un résumé de celui-ci, les groupes ont discuté des questions suivantes : « Quels thèmes vous paraissent particulièrement importants et pourquoi ? Dans quels cas ce droit n’a-t-il pas été respecté ? Comment pourrait-on améliorer la résolution sur ce point ? ».
C’était la première fois que des familles vivant dans la grande pauvreté étaient invitées à réfléchir, non seulement sur leur propre expérience et leur vécu, mais aussi sur la synthèse raccourcie des principes directeurs. Elles ont fait la preuve de leur capacité à débattre du projet en exprimant des avis très clairs : elles ont fait part, par exemple, de leur désir de voir figurer le droit à la récréation, aux loisirs dans le projet ou encore leur volonté que celui-ci accorde plus d’importance au droit de vivre en famille.
Le droit à la participation : une priorité
Certaines familles n’ont pu participer à la consultation pour des raisons liées à leur situation de grande pauvreté : ce seul fait démontre que les plus pauvres n’ont pas les moyens d’exercer leur droit à la participation. Bernardo Illa, un militant d’ATD Quart Monde, avait participé activement à la préparation de la rencontre. Il n’a cependant pas pu être présent, se voyant dans l’obligation de partir travailler un mois à l’extérieur de sa communauté pour subvenir aux besoins de sa famille. Les familles les plus pauvres n’ont souvent pas la possibilité d’envisager l’avenir et de s’engager à participer à ce type d’événement. Certains militants de la communauté de Cuyo Grande n’ont pu abandonner leur travail le jour de la consultation, car ils auraient perdu une grande partie de leurs cultures de l’année.
Difficile à mettre en œuvre, ce droit à la participation est souvent violé, notamment par la mise en place de programmes de lutte contre la pauvreté dans lesquels la collaboration des plus pauvres n’est pas sollicitée. Connaître l’opinion de ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté permet pourtant de répondre à leurs besoins de manière adéquate et est un élément indispensable à la réussite de tels programmes. L’exemple du programme « Juntos », mis en place par le gouvernement péruvien, illustre bien cette affirmation. Juntos a pour but d’aider financièrement la population la plus pauvre en donnant cent soles (soit vingt-cinq euros) par mois à certaines familles, vivant dans des situations d’extrême pauvreté. Cependant, pour ne pas créer d’injustices dans la répartition de ces cent soles, et pour ne pas engendrer de tensions entre les habitants, le maire du district de Ccatca, par exemple, a décidé de répartir la somme totale entre toutes les familles : le résultat est que chaque famille reçoit maintenant cinq soles (à peine plus d’un euro) par mois. Selon Alberto Ugarte, responsable d’ATD Quart Monde au Pérou, ce programme est un échec : « Que vont-ils faire avec cinq soles? Tout cet argent ne va servir à rien. A qui ont-ils demandé? C’est cela que je voudrais dire : quand ils élaborent ces programmes de lutte contre la pauvreté, il faut demander aux plus pauvres, connaître leur opinion. Qu’est ce qui est le plus important pour eux? Tous parlent de l’éducation, je vois tous les efforts que les familles font, car elles ne veulent pas que leurs enfants aient une vie semblable à la leur. Je suis sûr que s’ils demandaient aux plus pauvres, ces derniers diraient: « Nous voulons une meilleure éducation ». Ils ne veulent pas qu’on leur offre de l’argent comme cela ». Il ajoute ensuite : « Souvent, ce sont les politiques et les fonctionnaires à Lima qui élaborent les programmes et qui les appliquent, sans connaître la réalité de ces personnes, sans savoir ce qu’elles pensent ».
Marleny Vargas, de la Casa del Cargador , déplore : « Dans les municipalités, il y a de l’argent, mais les personnes qui y travaillent ne savent pas capter les besoins des pauvres et ne font pas les projets de façon adéquate pour les pauvres. L’argent n’est pas bien utilisé. Si nous n’avons pas de représentants, qui va réclamer pour les pauvres et dire ce dont nous avons besoin ? »
Participer aux décisions avec tous
Les familles ont exprimé leur désir de participer aux affaires publiques. Elizabeth Huaraya a expliqué à son groupe : « J’aime beaucoup qu’on parle du droit à la participation, parce que cela veut dire que nous pouvons surveiller ce que fait un nouveau gouvernement, nous pouvons proposer des idées, imposer des plans en accord avec notre réalité. Car la démocratie ne signifie pas que nous allons élire un nouveau roi qui ait tous les pouvoirs, cela signifie que nous pouvons mettre en question les actions que les dirigeants font pour nous. »
Les participants à la consultation ont insisté sur la nécessité des plus pauvres de s’organiser pour être entendus. Margarita Enciso, du syndicat des Trabajadoras del Hogar , explique : « A nous les pauvres, on ne nous demande jamais notre opinion. C’est seulement entre les gens qui ont de l’argent qu’ils s’arrangent. Jamais, dans les communautés, ils ne nous ont demandé notre opinion. Pour cela, je crois que nous devons nous organiser. Si nous sommes unis nous pouvons réussir ce que nous voulons. ». Elle ajoute : « C’est important que le plus pauvre soit écouté, et participe aux instances de décisions, pas seulement au niveau de notre groupe, entre pauvres, mais aussi dans les espaces de décisions, les municipalités, et dans tous ces espaces où se décide la politique. »
Pour Yolanda Herrera, malgré l’absence d’éducation de certaines familles, celles-ci ont les capacités à participer et à donner leur opinion : « Une personne peut être analphabète, mais elle a une culture, car la culture c’est bien plus que l’éducation. Du coup, elle peut aussi nous enseigner quelque chose de sa culture, à nous qui sommes alphabétisés. Souvent elle sait des choses que nous ne savons pas. On ne peut pas dire qu’elle ne sait pas penser, qu’elle n’a pas les capacités, l’esprit critique. Que ce soit dans leur langue ou en castillan, tous peuvent dire beaucoup de choses à propos de leurs droits. »
Discrimination et stigmatisation
De nombreux participants ont exprimé la souffrance causée par les situations de discrimination dont ils sont victimes, en particulier dans les domaines de la santé, de l’éducation et du travail. Face à la stigmatisation dont souffre la population la plus pauvre, Charo Pereira s’indigne : « Qu’il n’y ait plus de marginalisation ! Que tous nous puissions vivre en égalité ! A chaque endroit, sur chaque lieu, il y a de la marginalisation ! Dans les hôpitaux, dans les marchés, dans les écoles... Parfois quelqu’un va vendre au marché, par exemple un commerçant, un ambulant... Il y a des personnes qui ont beaucoup d’argent et ont des bonnes places. Mais aux gens pauvres... ils te jettent, ils ne te laissent même pas vendre. Ca aussi c’est de la marginalisation. Où est la dignité des pauvres ? ».
La population andine, vivant majoritairement dans des communautés isolées en montagne, est fortement touchée par cette discrimination. Marleny Vargas décrit le mépris de la culture indigène par une partie de la population : « Quand nous parlons une langue comme le quechua, nous ne parlons pas bien l’espagnol et nous faisons des erreurs pour parler. A cause de cela nous sommes l’objet de moquerie. Et aussi à cause des habits que nous portons. ». Karely Paredes, membre de l’équipe ATD Quart Monde de Cusco, témoigne de cette discrimination : « Nous amenions les enfants de Cuyo Grande à Cusco pour nous promener et à l’arrêt de bus de la rue Puputi, les enfants étaient surpris de voir les voitures et toutes les choses qu’ils observaient, et je me souviens qu’un enfant s’est cogné à une femme qui regardait de l’autre côté. La femme a réagi en insultant l’enfant, en lui disant : « Ces « cholos1 » qui viennent de la campagne, ils devraient rester dans leur trou ». Des choses comme ça, pour un enfant sont très fortes. »
Le respect de la culture indigène est un point auquel José Bengoa a dit accorder une grande importance, insistant sur le fait que « quelqu´un peut être pauvre matériellement, et même physiquement, mais posséder une culture très riche. Cette rencontre fait preuve de votre grande richesse culturelle, puisque se parlent ici deux langues, dont l´une est vieille de plusieurs milliers d´années, le Quechua. Quand on parle de pauvreté, il faut être très attentif, car si on croit que la pauvreté matérielle mène directement à la pauvreté spirituelle, on fait de la discrimination. Si le personnel de santé ne reconnaît pas que la culture quechua regroupe des connaissances pratiques dans le domaine médical, il néglige la santé, et cela est criminel. Si la personne qui travaille dans une école ne reconnaît pas que le Quechua est une langue aussi importante que le castillan, il ne va pas la reconnaître, et c’est criminel envers l’enfant qui arrive en parlant seulement le quechua. »
Les plus pauvres accusés
Une des formes que prend la discrimination, c’est la façon dont les populations les plus pauvres sont accusées de ne pas faire les efforts nécessaires pour vaincre la situation de pauvreté dans laquelle elles vivent, d’en être les responsables. Comme l’explique José Bengoa, une partie de la population, mal informée, refuse l’idée que la pauvreté soit une violation des droits de l’homme et affirme : « Pour elle, la pauvreté est un problème individuel, c’est le problème de chacun. Certains disent : « C’est parce que tu ne travailles pas bien, tu es fainéant, tu ne te lèves pas assez tôt, ou tu es sale, tu ne te laves pas. » ». Les familles espèrent donc que la société reconnaisse que les plus pauvres ne sont pas responsables de leur situation de pauvreté, mais que cette situation découle de choix de société plus généraux. Ceferina Casani explique : « Les pauvres ne sont pas pauvres parce qu’ils le veulent, mais c’est que parfois, il n’y a pas de travail. S’il y avait du travail nous serions tous égaux. A cause du manque de travail nous ne pouvons pas nous battre. »
Le droit à une identité
Le droit à une identité est un droit auquel beaucoup de familles pauvres du Pérou n’ont pas accès. L’Institut national de statistiques et d’information (INEI) a en effet estimé en 2006 que 1 200 000 personnes ne disposaient pas de papier d’identité, dont 300 000 mineurs2.
La somme à payer pour l’obtention de documents d’identité est un obstacle majeur pour les familles les plus pauvres : d’où la nécessité d’un accès gratuit aux documents d’identité, comme le proposent les principes directeurs : « Parfois l’Etat nous fait payer pour ce petit bout de carton. Il nous coûte plus de trente soles [huit euros], alors que cela devrait être gratuit, car nous savons bien que notre pays jouit de nombreuses ressources économiques »
Posséder des documents d’identité est une condition nécessaire pour accéder à chacun de ses autres droits. Comme le signale Paola Bustos: « Celui qui n’a pas de document d’identité, que ce soit en ville ou à la campagne, ne peut pas étudier, ne peut pas déclarer ses enfants, ne peut pas accéder aux services de santé, ne peut pas aller dans un commissariat... Posséder un document d’identité permet d’exister aux yeux des autorités et de jouir des droits civils et politiques de tout citoyen. Si tu n’as pas ces documents, c’est comme si tu n’étais pas un citoyen de ce pays ».
L’impossibilité pour de nombreuses familles de posséder des documents d’identité est une des raisons majeures pour laquelle les programmes de lutte contre la misère ne sont pas toujours accessibles à la population la plus nécessiteuse. Isabel Huamani s’indigne : « Dans mon quartier, il y a le « Vaso de Leche »3. Ceux qui ont un document d’identité sont ceux qui n’ont pas besoin de cette aide, qui tiennent un magasin ou qui travaillent dans une entreprise. Mais ceux qui sont locataires, ceux qui vivent difficilement, qui ont beaucoup d’enfants, qui n’ont pas de documents et qui n’ont pas de lieu où vivre, ne bénéficient pas de tout cela. Parfois ils demandent la dernière facture d’électricité ou d’eau du lieu où tu vis, mais ceux qui changent de maison ne l’ont pas ». La population qui ne dispose pas des papiers d’identité nécessaires à accéder à ces programmes d’aide est donc celle qui en aurait le plus besoin.
« Nous demandons un travail, pas l’aumône »
Les familles ont exprimé leur refus de l’assistanat et leur volonté de sortir de leur situation de pauvreté grâce à l’exercice d’un travail digne et bien rémunéré. Natalia Quispe déclare : « Tous les droits sont importants, mais je pense que le droit au travail est une priorité. Souvent, nous mendions car nous n’avons pas de travail, car nous n’avons pas de quoi vivre. Si nous avions un travail digne, nous n’aurions pas à demander l´aumône, et c’est important que notre travail soit valorisé. On a besoin de ça. Nous demandons un travail, nous ne demandons pas l’aumône. Grâce à ce travail nous éduquons nos enfants pour qu’ils s’en sortent et ne restent pas en arrière. Et, tous les pauvres, nous demandons cela, tous ! ». Elle ajoute : « Nous ne voulons pas que les autorités viennent dans les communautés, dans notre village, pour apporter des habits usés. Nous ne voulons pas qu’ils nous donnent des cadeaux. Ce que nous voulons c’est un travail digne, qui nous permette de vivre comme des êtres humains ».
« Que mes enfants fassent des études »
Nombreux sont les parents qui insistent sur l’importance de l’éducation pour garantir un avenir meilleur à leurs enfants et leur permettre de sortir de la situation de pauvreté dans laquelle vit la famille. Maruja León formule ce souhait : « Que mes enfants fassent des études pour qu’ils soient meilleurs que moi, qu’ils aient un bon travail et que personne ne les maltraite ». Agripino Huamani explique le combat mené par les parents pour permettre l’accès de leurs enfants à l’éducation : « Nous nous efforçons de faire étudier nos enfants pour qu’ils soient meilleurs que nous. Et qu’ils aient un meilleur futur. Nous faisons réellement tout ce que nous pouvons. Nous faisons toutes sortes de travail, pour que nos enfants puissent étudier. Nous ne voulons pas qu’ils soient comme nous, nous voulons qu’ils soient meilleurs. »
Les familles ont été nombreuses à évoquer les difficultés causées par le coût élevé de l’éducation et à expliquer comment, malgré tous les efforts déployés, elles ne peuvent pas toujours permettre à leurs enfants d’étudier. Le coût de l’inscription n’est pas le seul obstacle financier : les parents doivent aussi acheter du matériel, des livres, un uniforme ou encore des vêtements typiques lors d’événements particuliers. Delia Ferro explique : « Pour les faire étudier, c’est difficile de trouver l’argent pour l’inscription, pour le matériel, pour les uniformes et les chaussures. Parfois ils te demandent aussi des cotisations à l’école ». Valentina Ccoyo ajoute : « À l’école, ils te demandent des cotisations que je ne peux pas payer. Par exemple, mon fils a ramené cinq billets de loterie, si je ne les vends pas, je dois payer vingt-cinq soles ». Clemente Huaccanqui, quant à lui, raconte : « A ma fille, il lui manquait des livres et des dictionnaires, et pour manque d’argent elle a dû arrêter d’étudier. »
Certains enfants se voient dans l’obligation de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille, et ne peuvent alors pas consacrer de temps à leurs études. Selon Guillermo Tunqui, « actuellement il y a un problème dans la communauté : beaucoup d’enfants ne vont pas à l’école car ils partent travailler dans les vallées. Dans notre communauté, il n’y a pas de travail, car les produits que nous cultivons n’ont pas de valeur, l’orge, les pommes de terre, coûtent trois ou quatre soles. Beaucoup de gens, dans ma communauté, n’ont que des petites parcelles de terre, donc nous produisons seulement pour notre propre consommation. Si nous avions des plus grands terrains, nous pourrions produire pour vendre, et nous pourrions faire étudier nos enfants, mais ce n’est pas comme cela ». Gregoria Achircana s’exprime sur cette impossibilité d’envoyer les enfants à l’école : « De nos jours, la situation a empiré, car il n’y a pas de travail. Beaucoup d’entre nous veulent que leurs enfants étudient, mais l’économie ne le permet pas. Nous voudrions leur donner le meilleur, leur donner la meilleure éducation, mais nous ne pouvons pas. Nous devons dire à nos enfants d’aller travailler ».
Des parents racontent combien il est difficile pour eux, n’ayant souvent pas fait d’études, d’apporter un soutien à leurs enfants au niveau scolaire et de les accompagner dans leurs devoirs. Bernardo Illa explique : « A Cuyo Grande, il n’y a pas une bonne éducation, car ici les parents ne peuvent pas aider leurs enfants, car les parents n’ont pas fait d’études, et ce n’est pas de la faute des parents, c’est à cause de la pauvreté qu’ils n’ont pas pu étudier. Du coup, ils ne peuvent pas donner une meilleure éducation à leurs enfants, et ils doivent se satisfaire de ce qu’il y a dans la communauté ». Delia Ferro raconte : « Quand je vais à l’école, la professeur me dit que mes enfants ne font pas leurs devoirs et jouent en classe. Mais pour mes enfants c’est difficile de faire leurs devoirs parce que mon mari et moi, nous ne pouvons pas les aider, car nous n’avons pas fait d’études. Malgré cela, je leur dis qu’ils doivent faire leurs devoirs. »
Le droit de vivre en famille
« Un autre point qui nous parait important est le droit à vivre en famille, qui devrait être considéré comme un droit fondamental. Les parents sont capables d’élever leurs enfants, même s’ils sont extrêmement pauvres. Quand une personne est pauvre, ce n’est pas à cause de son incapacité, car cette personne a la force, l’aptitude, et la possibilité de faire vivre son enfant ». Dans le projet de principes directeurs, il est énoncé que les personnes vivant dans l’extrême pauvreté ont « le droit de former une famille, d’entretenir leurs enfants, d’en prendre soin, de les éduquer ». Il s’agit donc pour les parents de pouvoir donner une éducation à leurs enfants, leur garantir un accès aux soins ou encore à un logement. Le droit à élever ses enfants est donc un droit qui en englobe de nombreux autres.
Vivre auprès de ses enfants est ce qui donne la force aux familles de continuer à se battre. Margarita Enciso raconte : « Nous les femmes, nous avons donné la vie, nous avons porté nos enfants, en accouchant nous avons versé de notre sang. Donc nous ne pouvons pas abandonner nos enfants. J’ai beaucoup souffert, mais jamais je n’ai abandonné mes filles. Un jour, j’ai voulu me suicider, m’empoisonner. J’ai envoyé mes filles jouer dans la rue et j’étais prête à boire le poison, mais je me suis dit : « Non, je ne vais pas le prendre. A qui vais-je laisser mes filles puisque leur père n’est pas là ? ». Alors j’ai posé le verre, j’ai été prise de tremblements et je me suis dit : « Jamais plus je ne vais faire cela, car c’est mal. Je suis forte et je vais lutter jusqu’au bout, jusqu’à ce que Dieu lui-même m’enlève la vie ». La pauvreté nous pousse parfois jusqu’au suicide. »
Dans de nombreuses situations, à cause de leurs conditions de vie mêmes, les familles les plus pauvres ne sont pas en mesure d’assumer pleinement leurs responsabilités de parents. L’obligation d’envoyer sa fille travailler très jeune comme employée de maison, par exemple, ne permet pas de lui garantir une éducation et de la faire grandir au sein même de sa famille. Margarita Enciso explique : « Je me disais toujours : « Mes filles ne travailleront jamais comme employées de maison, jamais. Je vais lutter pour cela. ». Mais je ne peux pas, et c’est pour cela qu’une de mes filles travaille dans une maison, abandonnant ses études au niveau secondaire. »
Le refus de la stérilisation forcée...
En 1995, le gouvernement Fujimori a mené, de façon dissimulée, une importante campagne de stérilisation forcée envers les populations les plus pauvres et les plus isolées, obligeant les infirmières à stériliser une partie de la population. Le Mouvement ATD Quart Monde a accompagné une famille dont l’un des jeunes enfants était décédé : les infirmières refusaient de leur remettre le certificat de décès de l’enfant si la mère de famille n’acceptait pas la stérilisation.
...et de la vente d’enfants.
Lors des discussions de groupe, certaines participantes ont évoqué des situations dans lesquelles, faute d’argent, des femmes s’étaient vu proposer de vendre leur enfant, au sein même de l’hôpital. Silvia Velasco raconte les événements qui suivirent l’accouchement de sa fille : « Ils me dirent : « Tu dois cinq cent quatre-vingt soles pour les soins médicaux donnés à ta fille ». Je leur dis : « Je n’ai pas l’argent. Je peux payer le quart si vous me prêtez le reste ». Elle me dit : « C’est de ma faute, peut-être, si ta fille a eu un fils ? Si elle avait un amoureux et qu’elle couchait avec lui ? ». Je lui dis en pleurant : « Mademoiselle, vous n’avez jamais eu de fille. Je suis mère et je fais tout mon possible pour ma fille ». Alors elle me dit : « Si tu veux, tu rentres avec ta fille et le bébé reste là. Nous allons le donner en adoption à une autre famille qui a de l’argent. » ».
Les participants ont donc formulé leur désir de voir figurer dans les principes directeurs le refus absolu de toute forme de trafic d’enfants.
« Accéder à un logement digne »
Les familles ont revendiqué leur droit « d’accéder à un logement digne » comme le prévoient les principes directeurs. Silvia Velasco, par exemple, raconte les conditions dans lesquelles les familles sont parfois logées : « Depuis que j’ai ma famille, j’ai toujours vécu dans des petites pièces, qui étaient à la fois notre salle à manger, notre cuisine, et notre chambre. Mes enfants n’avaient pas où faire leurs devoirs et quand nous avions une pièce sans lumière, c’était encore pire car nous devions nous éclairer seulement avec une bougie. »
Delia Ferro décrit la précarité des conditions de relogement parfois proposées : « Au moment où s’écroulèrent toutes les maisons du Bosque, nous vivions dans la maison de ma belle-sœur. Là, le mur de la maison s’était fendu. Alors ils nous ont fait vivre sur un terrain de sport. Ils nous ont donné de l’aide pour tous ceux dont la maison était tombée ou s’était fendue. Cette aide, c’étaient seulement des tentes, des couvertures, et des aliments pour manger à ce moment-là, pas plus. Jusqu’à maintenant, certaines maisons comme celle de ma belle-soeur, sont restées dans le même état, elle n’ont pas été réparées ».
Edilberta Béjar raconte les difficultés rencontrées dans les relations avec les propriétaires qui ne comprennent pas toujours la situation des familles : « J’ai vu la situation du locataire, qui n’est pas sûre. Les propriétaires nous supportent difficilement. Quand tu rentres tard, tu ne peux pas toquer à la porte. Si tu mets du temps à payer le loyer, alors ils te demandent de quitter la chambre. Mes jeunes enfants, je les laissais enfermés dans la pièce pour qu’ils ne sortent pas jouer dans la cour, et éviter des problèmes avec le propriétaire. Je crois que tous, nous devrions avoir un terrain, le rêve de tous est d’avoir une maison, je dis : « Pourquoi certains de nous ne pouvons-nous pas avoir de maison ? »
« Nous sommes oubliés dans cette communauté »
A plusieurs reprises, les participants ont revendiqué leur droit à exister aux yeux des autorités. Clemente Huaccanqui explique : « A Cuyo Grande, la majorité nous sommes pauvres, et je voudrais que ce ne soit pas seulement à Lima, ou dans certains départements et provinces qu’ils soient pris en compte par le gouvernement, mais qu’ils pensent aussi aux villages les plus oubliés comme Cuyo Grande. Pour le fait d’être dans le coin le plus éloigné et dans les altitudes les plus reculées, nous sommes vraiment oubliés. Parfois, les autorités ne connaissent pas nos villages, ne savent pas si nous existons ou non, si nous avons des difficultés ou non, si nous sommes traités avec égalité ou non. Je sais que nous sommes traités avec une grande inégalité et que nous sommes oubliés dans cette communauté.»
Natalia Quispe dénonce le manque d’information des autorités sur ce que vivent les familles les plus pauvres : « Souvent, comme nous venons de loin, nous sommes exploités comme des esclaves. En pratique, l’esclavage existe, dans la jungle, dans beaucoup d’endroits. Mais les autorités ne vont pas voir aussi loin. Elles sont enfermées dans leurs bureaux entre quatre murs, produisent des chiffres qui ne représentent pas la réalité ».
Susana Muñoz, quant à elle, évoque l’hypocrisie des autorités en période électorale : « Que faisons-nous face à tant d’injustice? Notre gouvernement ne fait rien. Quand il y a des élections, si, ils viennent, et nous promettent des merveilles. Dans nos communautés, ils apportent un kilo de sucre, ils apportent des paquets de bougies, et ils nous trompent, ils nous promettent des merveilles. Quand ils arrivent au pouvoir, nous n’existons plus pour eux, nous sommes exclus ». Elle continue en évoquant le problème de la corruption : « Le problème c’est que, parfois, le gouvernement peut avoir de bonnes intentions, mais que les fonctionnaires sont corrompus. Par exemple, les aides du gouvernement, comme le « Vaso de Leche4 » ou le « Club de Madres5 », ne parviennent pas à la population la plus pauvre à cause de la corruption. »