J’ai participé à la recherche sur « les dimensions de la pauvreté avec les premiers concernés », en tant que co-animatrice du groupe français, avec Marianne de Laat. J’avais entendu parler de la démarche du « croisement des savoirs » d’ATD Quart Monde et je voulais en faire l’expérience. En tant qu’enseignant-chercheur à l’université, je soutiens les démarches participatives, mais je trouve que le mot « participation » s’applique souvent à des pratiques très limitées en termes de participation. Je me suis donc embarquée dans cette aventure sans trop savoir d’avance ce qu’elle supposait. Et au bout de l’expérience je peux dire qu’en termes de « participation » j’ai été servie.
L’expérience fut « extra-ordinaire » à plusieurs titres : par le temps pris, les méthodes utilisées, la diversité des participants, le pilotage partagé, les résultats obtenus. J’ai été impressionnée par le temps, l’attention et la professionnalité avec lesquels le savoir des personnes avec l’expérience de la pauvreté a été mis en valeur. J’ai été surprise par la manière dont certains collègues universitaires ont réagi à l’expérience et aux résultats dégagés, oscillant entre la banalisation et la sacralisation du savoir des plus pauvres. Il faudra sûrement encore du temps et de l’analyse pour tirer des enseignements de l’expérience en termes de création de connaissance. Mais je peux d’ores et déjà identifier quelques déplacements vécus qui interrogent nos pratiques de recherche académique.
Je vais ici faire écho à trois déplacements particuliers :
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L’objet devenu sujet
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Le témoin devenu chercheur
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Le sachant devenu apprenant
L’objet devenu sujet
La pauvreté est de plus en plus devenue dans notre monde un objet de lutte sociale. Sa réduction et son élimination font habituel- lement partie des objectifs des programmes politiques de chaque pays et depuis l’année 2000, également du programme international des Nations Unies. Ce fut en effet une grande conquête, la définition de ce qu’on a appelé au début « Objectifs du Millénaire pour le Développement et à partir de 2015, Objectifs du Développement Durable ». Pour la première fois, la communauté internationale se fixait des objectifs chiffrés pour réduire la pauvreté au niveau mondial. La définition conjointe de ces objectifs a permis de libérer des ressources et de soutenir des politiques de réduction de la pauvreté à plus grande échelle. On ne peut que s’en réjouir !
Or cette bonne nouvelle a un effet paradoxalement négatif : l’objectif de réduction de la pauvreté a renforcé la réduction du pauvre à la catégorie d’« objet ». La pauvreté devient plus visible dans les statistiques et dans les politiques, ce qui permet d’être plus efficace dans les programmes de lutte contre la pauvreté. Mais en même temps, cette objectivisation de la pauvreté rend « le pauvre » plus invisible. On voit surtout ses manques : le « pauvre » manque de nourriture, de logement, de vêtements, de travail, de soins de santé, de formation... Et on voit de moins en moins la personne qui vit en situation de pauvreté avec toute la complexité associée à la vie humaine, avec ses manques mais aussi son incroyable capacité de survie. Le « pauvre » est réduit à sa pauvreté, le sujet est réduit à un objet : objet d’étude, objet de lutte, objet de politique. On instrumentalise pour mieux combattre, mais ce faisant, on risque de faire disparaitre la personne avec sa pauvreté.
La recherche sur « les dimensions de la pauvreté avec les premiers concernés », réalisée avec la démarche du « croisement des savoirs » visait justement à redonner à la personne en situation de pauvreté son statut de sujet. Le « pauvre » n’est pas un réservoir de besoins non satisfaits mais il est un être de relation. Le « pauvre » n’est pas une victime du système mais il est une pièce-clé du système. Le « pauvre » n’est pas un « cas social » mais il est un « acteur social ». Le « pauvre » n’est pas un problème mais une source de solution. Le « pauvre » n’est pas un bénéficiaire mais un contributeur.
C’est avant tout à ce déplacement de regard que je me suis sentie invitée par la démarche du croisement des savoirs et la recherche proposée. Et si dans le discours ce déplacement est souvent acquis et on y adhère sans problème, dans la pratique la situation est bien plus compliquée.
Dans le monde de la solidarité, on affiche aujourd’hui clairement l’objectif de « faire avec » et non pas « pour » les personnes en situation de pauvreté. Mais au-delà de la déclaration d’intentions, les moyens pour y arriver restent limités, et renforcent parfois même l’exclusion au lieu de la réduire. Il ne suffit pas de faire place aux personnes en situation de pauvreté pour permettre leur participation. Accéder à une place sans avoir le langage, les codes et l’habitude de participer, génère plus de frustration que d’intégration. Et apprécier leur parole juste parce qu’ils sont des « pauvres », ce n’est que du paternalisme.
Ce que j’ai apprécié dans la recherche réalisée c’est que la participation des personnes avec l’expérience de la pauvreté n’était pas seulement une déclaration de bonnes intentions. Les moyens déployés pour leur permettre de participer ont été énormes, en termes d’adaptation d’outils, de temps accordé, et d’attention et accompagnement individuels et collectifs. Le souci de lire et relire en exhaustivité ce qui se passe, la qualité exceptionnelle des comptes rendus des séances, l’attention accordée à chaque mot et à chaque geste, donnent à voir que la découverte du sujet caché dans l’objet pauvreté, ne relève pas seulement de la bonne volonté. Je ne suis pourtant pas étrangère ni au monde de la pauvreté ni à celui de l’action sociale. J’ai eu la chance de vivre des expériences qui m’ont permis de mesurer l’abime que crée la pauvreté. Or j’ai découvert à travers la recherche réalisée, que pour faire place au « sujet en situation de pauvreté » il faut une rigueur aussi démesurée que l’abime dans lequel ce sujet a été enfoncé. C’est cette rigueur qui permet de créer les bonnes conditions de sa participation.
Cette rigueur montre que la transformation de l’objet en sujet passe par un processus d’« habilitation » : on habilite le « sujet » à se révéler et y participer. Mais cette habilitation n’est ni spontanée, ni rapide, ni décrétée a priori. Cette habilitation est incertaine, non linéaire, et très fragile. Elle ne relève ni des bons sentiments ni des moyens mis à disposition. Elle relève plutôt d’une posture capable d’autoriser et à la fois de mettre des limites, capable de compassion et à la fois de distanciation, de proposition et à la fois d’écoute, de résistance et à la fois de désarmement. Elle relève d’une attitude capable de se mettre en permanence en interrogation.
Car la libération du sujet peut devenir elle-même un nouvel objet. La pratique du « faire avec » peut s’ériger elle-aussi en dogme. Et c’est seulement l’interrogation permanente de la pratique, la « rigueur » dans sa mise en application, qui limite le risque de la « rigidifier ». La libération du sujet en situation de pauvreté est soumise au même risque que tout processus de libération : transformer la liberté acquise en nouvel enfermement.
Ce que j’ai appris à travers la recherche réalisée c’est que seulement la rigueur et la persévérance dans l’interrogation et la relecture de l’accompagnement réalisé permettent de faire progressivement émerger le sujet caché dans l’objet de la pauvreté. Cette émergence n’est jamais totalement atteinte et elle risque en permanence de devenir à son tour un nouvel « objet ». C’est pourquoi, on ne se satisfait jamais de la première réponse donnée, on scrute, on fouille, on tourne et on retourne, on explore, et on note, pour pouvoir lire et relire. Car le sujet se pointe timidement à travers les multiples masques pris ou assignés. L’habiliter à se révéler est une tâche extrêmement difficile et toujours inachevée.
Or si l’objet a laissé place au sujet dans la recherche réalisée, c’est aussi, et peut-être surtout, parce qu’elle a fait un pari fou : celui de faire de ce « sujet » un co-chercheur de la recherche sur la pauvreté.
Le témoin devenu chercheur
La pauvreté dans le monde académique n’est pas seulement réduite à des privations mesurables. La sociologie a fait place depuis longtemps à l’expérience vécue des personnes en situation de pauvreté. On fait des entretiens, on collecte des récits de vie, on fait de l’observation participante en s’immergeant dans leur réalité afin de mieux la saisir et la comprendre. On ne réduit pas le « pauvre » à ses manques. On prend au sérieux la complexité de leurs vies. On peut ainsi dire qu’on fait place au sujet caché dans les indicateurs de pauvreté. Or le sujet reste réduit au statut de témoin.
Et c’est sans doute l’audace la plus extrême de cette recherche, celle de ne pas avoir réduit le « pauvre » à un témoin de sa pauvreté et de l’avoir « habilité » à analyser et interpréter les données collectées. La personne en situation de pauvreté doit souvent en rendre compte, pour pouvoir bénéficier des aides sociales. Lui demander encore une fois de témoigner, même si c’est pour une étude qui cherche à mieux pouvoir lutter contre la pauvreté, c’est une autre manière de réduire la personne, non pas à un chiffre, mais à une donnée qualitative. Certains auteurs considèrent qu’on opère ainsi une nouvelle forme d’injustice à l’égard des personnes en situation de pauvreté car on les dépossède du savoir de leur expérience, une injustice qu’ils appellent « épistémique »1.
La recherche réalisée s’est donné les moyens pour permettre aux personnes en situation de pauvreté, d’analyser conjointement avec les académiques et les professionnels, les données collectées auprès des groupes de pairs. Elles ont ainsi participé au travail de classification, de définition et d’interprétation de l’information rassemblée.
Le témoin devient ainsi chercheur, pas au même titre que le chercheur académique, pas avec son même savoir, mais avec un savoir complémentaire qui ne consiste pas seulement à savoir raconter le vécu, mais qui mobilise sa capacité à définir, à relier et à organiser des concepts.
Or ce qui a permis aux savoirs différents de devenir complémentaires fut l’invitation permanente à se situer en apprenti face au savoir de l’autre.
Le sachant devenu apprenant
Pendant toute la démarche et notamment face aux avis différents, voire opposés, nous avons été invités à commencer par reconnaître ce qu’on apprend de l’avis de l’autre, avant d’essayer de le convaincre du bien-fondé de notre avis. Pourtant, dans notre travail académique, nous sommes plutôt habitués au débat contradictoire, à nous défendre face aux critiques et à argumenter face aux avis opposés. Nous avons été ainsi déplacés, car invités à faire, avant tout, l’effort de comprendre l’avis de l’autre. Ce n’était pas facile, surtout quand notre avis était fondé sur des connaissances que nous n’avions pas la possibilité d’étaler, au risque d’écraser l’expression des autres savoirs. Mais la question qui nous obligeait à dire ce qu’on apprenait de l’autre avant de lui dire notre désaccord, nous déplaçait de la posture de sachant à celle d’apprenant.
L’apprentissage mutuel n’a pas été facile. Chacun considère que sa source de savoir – la théorie, l’expertise professionnelle ou l’expérience – était déterminante sur celle des autres. Chaque savoir s’exprimant avec un langage et des repères différents, il n’était pas facile de les mettre en dialogue. Les universitaires se sont sentis parfois frustrés de ne pas pouvoir partager leurs connaissances. Les personnes avec l’expérience de la pauvreté ont parfois considéré que seule l’expérience était légitime pour parler de pauvreté. Pourtant c’est dans la mesure où chacun a été capable de reconnaître une partie d’apport de la part de l’autre savoir, qu’une pensée commune a pu émerger.
En fait cette posture commune d’apprenti face au savoir de l’autre, a « habilité » chacun à partager son propre savoir, même si chacun l’a fait partiellement. La reconnaissance mutuelle a donné à l’apport de chacun le statut de savoir : l’expérience est sortie du statut de témoignage, l’expertise professionnelle est sortie du statut de compétence technique, la conceptualisation est sortie du cadre des théories connues. Et c’est ainsi que l’expérience, l’expertise professionnelle et la capacité de conceptualisation se sont « croisées » et ont produit ensemble de la connaissance.
Je dirais en guise de conclusion que la démarche en croisement des savoirs a été pour moi un apprentissage d’« habilitation » mutuelle entre les trois savoirs concernés : celui des personnes avec l’expérience de la pauvreté, celui des professionnels, et celui des universitaires. Un processus erratique, d’achoppements et de rencontres, de frustrations et de découvertes, de fatigue et d’émerveillement, où chacun de nous, habilité par les autres, à appris à reconnaitre d’une manière nouvelle le savoir dont il est porteur et à le mettre à contribution d’une construction commune.