Le père Joseph Wresinski invite à lutter pour les droits de l’homme, en précisant le sens que revêt à ses yeux une telle lutte : c’est lutter, dit-il, « pour avoir le droit d’être un homme ».
Cela peut surprendre : que peut bien vouloir dire, en toute rigueur, lutter pour avoir le droit d’être un homme ? Suivant la notion ordinaire d’« être-un-homme », parler d’avoir le droit d’être un homme n’a guère de sens, à première vue : on est un homme, ou on est « autre chose » ; par exemple, un animal. Que veut dire « lutter pour avoir le droit d’être un homme », si l’on n’est pas déjà un homme ?
Évidemment, seul un homme peut lutter pour avoir le droit d’être un homme. Alors, demandons-nous pourquoi, lorsque le père Joseph Wresinski parle de lutter pour avoir le droit d’être un homme, il ne profère pas, ce faisant, un truisme ? Pourquoi cette parole, loin d’être une figure de style, un artifice rhétorique, est-elle au contraire signifiante, philosophiquement significative ?
C’est parce qu’une telle parole, dès lors qu’elle est entendue dans sa profondeur, présuppose une différence entre le concept « scientifique » – osons dire : zoologique – de l’homme, et l’idée d’humanité qui renvoie, quant à elle, à un concept normatif de l’homme, une notion éthiquement chargée.
De ce point de vue, l’homme, le concept de ce qu’est être un homme, révèle en effet une signification éthique. L’homme n’est plus simplement un être, un « étant » parmi d’autres, plantes, minéraux, animaux, avec des caractéristiques biologiques, psychologiques, etc. – bref, tout ce qui relève d’une science de l’homme, ou anthropologie. Dans la pensée du père Joseph, l’homme est un devoir-être. L’homme est un projet, une tâche, à vrai dire, infinie. Nous avons sans cesse à être un homme.
Concept normatif, donc, de ce qu’est « être un homme », ou mieux : « être homme », qu’est-ce que cela recouvre ? C’est la question que pose le père Joseph, sitôt après qu’il eut évoqué la lutte à mener pour avoir le droit d’être un homme.
Précisons le double sens de cette lutte : le Quart Monde doit sans doute lutter pour se faire reconnaître le statut d’être humain, statut auquel s’attache à présent (depuis la Déclaration universelle) l’idée des droits fondamentaux individuels ou droits de l’homme. Là, cependant, la lutte concerne en général tous ceux qui se font militants des droits de l’homme, et ceux-là doivent aussi et d’abord lutter pour que soient enfin réunies les préconditions qui permettraient à certains individus – la population du Quart Monde en particulier – de prétendre au statut défini par les droits de l’homme.
La capacité de se faire reconnaître
L’image, dans sa brutalité provocatrice, est celle-ci : pour réclamer valablement les droits attachés à la personne en tant que telle, c’est-à-dire en tant que simple être humain (ce que sont les droits de l’homme selon leur concept philosophique), encore faut-il présenter dans sa personne l’idée d’humanité ; et cela veut dire entre autres : montrer que l’on est « capable » – Paul Ricœur parlait de l’« homme capable ». Il s’agit d’être en mesure de se faire reconnaître.
Le mot « reconnaissance » est central. Nous devons savoir pratiquement qui serait a priori sujet de droit ; à qui nous pouvons en principe reconnaître la « dignité » qui permet d’imputer des droits « naturels ». « Aux êtres humains », répondra-t-on. Mais pourquoi ?
Pourquoi pas les animaux ? Et pourquoi tous les êtres humains, si, parmi eux, il y a des brutes ? La question peut nous sembler choquante. Mais il faut la poser. D’ailleurs, elle a été posée avec une grande radicalité par des philosophes audacieux et profonds.
Ainsi Johann G. Fichte qui, dans un ouvrage intitulé Fondement du droit naturel, publié en 1796. Pour Fichte, la question : qui est sujet de droit ? revenait à demander : à qui peut-on imputer la rationalité ? Certes, le père Joseph Wresinski ne prend pas explicitement la rationalité pour critère de l’humain, mais d’abord la faculté de penser, de croire et d’aimer, dit-il. Cependant, il insistait aussi sur l’importance d’être en prise sur l’universel ; et pour Fichte, c’est cela, la rationalité.
Quoi qu’il en soit, l’important, pour le moment, c’est la question : sur quelles marques peut-on imputer à un être la dignité d’un sujet de droit ? Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, parle d’« ascription », de l’allemand Zuschreibung. La question de l’ascription ou de l’imputation est importante, et c’est bien de cela aussi qu’il est question dans ces « Réflexions » du père Joseph Wresinski. C’était aussi la question que Fichte posait pour instruire justement la recherche du fondement du droit « naturel ». Voici comment (je vous cite un extrait de l’ouvrage du philosophe) :
« C’est une question délicate posée à la philosophie, et qui à ma connaissance n’a encore été résolue nulle part, que de demander : comment en venons-nous à transférer à certains objets du monde sensible le concept de rationalité et à d’autres non ? Quelle est la différence caractéristique qui distingue les deux classes ? »
Fichte indiquait des critères en commençant par des traits anatomiques, comme l’articulation, pour distinguer l’animal de la plante et désigner aussi, parmi les animaux, l’homme comme étant spécialement apte à la manipulation technique (le travail), mais il mettait en exergue d’autres traits, plus décisifs :
« Ce qui caractérise de façon la plus expressive l’homme dont la formation est déjà développée, c’est l’intelligence du regard, et la bouche qui dépeint les élans les plus intimes du cœur. »
Nous sommes en 1797 en Allemagne, patrie du romantisme naissant. D’où, peut-être, une certaine candeur que l’on ne trouvera pas dans les réflexions du père Joseph. Toutefois, et avant de revenir sur ces réflexions actuelles, n’abandonnons pas Fichte sans avoir noté que ces critères expressifs : le regard, la bouche « qui dépeint les élans les plus intimes du cœur », c’est ce qui, selon Fichte, fait que l’on peut lancer l’appel. L’appel à quoi ? – à la reconnaissance réciproque, précisément. C’est la dialectique de la reconnaissance réciproque, qui fait advenir le droit. Le droit est reconnaissance ; et c’est bien là le problème : l’« humanité » du Quart Monde, cette qualité qui fonde l’imputation du droit, est en mal de reconnaissance. Non pas parce que nous serions mauvais ou aveugles, mais parce que cette humanité-là ne serait pas en situation de poser les actes – de penser, de croire, d’aimer, de méditer – qui font qu’une personne puisse être reconnue comme une personne. Ainsi le philosophe Joseph Wresinski engage-t-il une réponse à la question « Qu’est-ce que l’Homme ? », et il en propose ainsi un concept normatif : un être capable de penser, de croire, d’aimer et de méditer.
La lutte pour l’identité personnelle
Par rapport à Fichte, le critère de l’humain n’est pas ici « naturel ». Ce n’est pas ce qu’on « lit » simplement sur certains visages humains. Ici, chez le père Joseph Wresinski, la marque de l’humain n’est pas plus spirituelle que chez Fichte, mais elle est plus sociale et plus culturelle. Il est clair que tout dépend, aux yeux du père Joseph, de la réussite d’un procès de socialisation qu’implicitement il estime inséparable d’une individuation de la personne, de la formation d’une identité personnelle. Ainsi que l’ont vu d’autres philosophes après Fichte – à commencer par Hegel, jusqu’à Charles Taylor, aujourd’hui –, l’identité personnelle, dans le monde moderne, dépend d’une reconnaissance qui, elle-même, suppose une lutte.
L’idée est la suivante, c’est une thèse sur la modernité : dans les sociétés traditionnelles de jadis, l’identité était donnée à la naissance et par elle. C’était une question d’appartenance : on appartient à telle famille, qui elle-même ressortit à tel ordre, et ce statut se transmet à travers les générations. La reconnaissance était liée au statut qui était lié à la naissance. Ce n’est plus le cas, aujourd’hui, du moins dans les sociétés dites « égalitaires » par opposition aux communautés traditionnelles, dites « hiérarchiques » (suivant la distinction de l’anthropologue français, Louis Dumont). Aujourd’hui, la reconnaissance ne dépend plus tant de ce que l’on est que de ce que l’on fait : l’activité sociale, par laquelle chacun contribue pour sa part à la reproduction de la société.
Les ressortissants des sociétés modernes se trouvent jetés dans une situation structurelle de lutte pour la reconnaissance. La condition de l’homme moderne en général est inconfortable. La reconnaissance n’est jamais acquise d’emblée : elle doit se gagner par la démonstration de ses capacités sociales. Mais voici un point aveugle de nos sociétés, celui qu’au fond pointe le père Joseph Wresinski : ces capacités sociales qu’il incombe à tout un chacun d’actualiser face aux autres, elles-mêmes ne tombent pas du ciel ; elles ne sont pas innées ; ce serait sans doute une erreur que de les renvoyer sans plus à ce que, naguère – dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, justement – on regardait comme des talents naturels, ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans leurs deux ouvrages écrits en collaboration sur l’École (Les Héritiers et La Reproduction), avaient pu dénoncer, paraphrasant l’anthropologue Marcel Mauss, comme « idéologie du don ».
Des libertés conditionnelles
Le problème pointé par Joseph Wresinski, ce point aveugle des sociétés modernes égalitaires procède au fond de l’illusion ou de l’image trompeuse selon laquelle les capacités « humaines » – de penser, de croire, d’aimer, de méditer – seraient là en chacun de nous, comme par nature, de sorte que la justice sociale – plus largement, la justice politique – consisterait essentiellement à lever les obstacles susceptibles d’entraver leur « actualisation ». C’est le schéma libéral classique de l’émancipation des sociétés, au 18e siècle en Europe et en Amérique, puis de l’égalité des chances, au 20e siècle, un schéma qui se maintient dans la philosophie actuelle de la construction européenne, sous le titre d’une intégration négative. L’intégration est dite « négative », du fait que, dans cette conception il ne s’agit pas de créer activement les ressources ou de former les dispositions, mais de « libérer » l’exercice des activités et l’expression des compétences que l’on suppose « déjà là », toutes prêtes, et qui, pense-t-on, ne réclameraient pour exister enfin que l’octroi et la généralisation des libertés individuelles.
Non, dit le père Joseph Wresinski, ces « libertés », les droits de l’homme de première génération, ne vont chez certains rien libérer du tout, car les capacités humaines que l’on présuppose sont justement ce dont l’existence, l’effectivité est devenue problématique, en ce qui concerne cette « humanité » que l’on nomme « Quart Monde ».
Une telle pensée, il est vrai, n’est pas vraiment nouvelle. Nous la trouvons chez Marx. Le socialisme en est imprégné ; et si, tout récemment, certain membre du Parti socialiste français a pu faire scandale en parlant de « sous-hommes » à propos des Harkis, ce n’était probablement pas dans un esprit raciste, mais plutôt pour jeter l’opprobre sur les pouvoirs publics français qui auraient en somme trahi ces vieux Algériens attachés à la métropole, en les laissant pour compte dans des bidonvilles, les privant des ressources matérielles, psychologiques et juridiques qui leur eussent conféré la dignité minimale leur permettant de faire valoir leurs droits. Ce n’est qu’aujourd’hui, maintenant qu’il est trop tard, que l’on commence à faire un geste, geste de reconnaissance quasi posthume, et qui, pour cette raison, ne coûte pas cher aux finances publiques.
La nécessaire estime de soi
Si je m’autorise cette embardée politique, c’est pour introduire (mais sans plus) à la question de l’État et de son rôle dans le processus de reconnaissance. Au niveau où la question se pose – par rapport, donc, au sous-prolétariat dont le père Joseph Wresinski expliquait qu’il « est jaloux de nous, parce que nous pouvons répondre à ces trois questions : Qui es-tu ? Où habites-tu ? Que fais-tu ? » –, la reconnaissance porte des enjeux indissolublement matériels et moraux, économiques et symboliques. Le problème du sans-abri n’est pas seulement celui du froid, de la précarité : c’est aussi – et c’est le point sur lequel insiste le père Joseph ; c’est même là le sens de son message en général – le problème de l’estime de soi. C’est en saisissant cela que l’on peut ensuite comprendre un commandement que les philosophes ont parfois eu peine à intégrer : le commandement d’amour, dont Kant disait qu’il ne peut faire l’objet que d’un devoir conditionnel : on ne peut « commander » catégoriquement l’amour du prochain. L’amour des hommes, aux yeux de Kant, a une valeur éthique, mais non pas proprement une valeur morale (inconditionnelle), comme il en va en revanche du respect de leur droit.
Dans l’ordre moral, donc, le commandement touchant au respect du droit des hommes primerait sur le commandement chrétien de l’amour, tandis qu’entre ces deux commandements : le commandement kantien et le commandement chrétien, le philosophe de Königsberg ne suggérait pas de médiation évidente.
Or, cette médiation, le père Joseph Wresinski nous la présente ainsi : le droit dépend en soi de la reconnaissance. Mais la reconnaissance juridique, qui est attendue de l’État, dépend à son tour d’une capacité d’auto-affirmation des intéressés ; et cette capacité, qui commande la lutte pour la reconnaissance, est elle-même conditionnée par cette ressource morale et psychologique qu’est l’estime de soi. Question : lorsque cette ressource n’est pas disponible ; lorsque, autrement dit, l’estime de soi est absente – absente chez ceux qui, en particulier, ne savent pas répondre aux questions premières de l’identité sociale : Qui es-tu ? Où habites-tu ? Que fais-tu ? –, comment, dans ces conditions, des droits, même les plus fondamentaux que l’on nomme « droits de l’homme », pourraient-ils pratiquement leur échoir, puisque d’eux-mêmes les intéressés sont trop démunis pour exhiber les marques d’identification élémentaire qui conditionnent l’estime de soi minimale permettant de réclamer quelque chose ? Y aurait-il alors tout bonnement forclusion de l’accès au droit, en ce qui les concerne ?
La forclusion du droit appelle à l’amour
Le père Joseph Wresinski durcit la problématique de la reconnaissance jusqu’au point extrême où la question du Droit, qui échoit en principe à tous, ne peut plus recevoir d’autre réponse que celle de l’Amour. Le devoir, ou plutôt l’appel à aimer son prochain n’est pas introduit gratuitement comme un « plus », mais bel et bien dialectiquement, pour résoudre le problème que nous pose la forclusion du droit chez ceux qui se voient dépossédés des ressources morales et psychologiques de l’estime de soi. Dans ce cas, nous sommes affrontés à l’obligation universelle du Droit : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Il faut par conséquent que le droit échoie à tous. Mais, d’un autre côté, les conditions d’une telle reconnaissance feraient défaut à certains, les plus misérables dans l’ordre symbolique de l’identité personnelle et de l’estime de soi. Il y a donc une contradiction ; et cette contradiction « appelle » à amorcer une dialectique de la reconnaissance. Or, dans ce cas, cas extrême qui intéresse le père Joseph Wresinski, cette amorce, exceptionnellement, ne saurait être le fait de la réclamation et de la provocation à la lutte. L’amorce ne peut venir en l’occurrence que de l’amour, tel que le père Joseph en définit précisément, dans ses « Réflexions », le concept utile :
« [...] mettre l’autre au niveau de ses propres préoccupations ! C’est cela aimer, c’est mettre l’autre au niveau de ses préoccupations, non pas de ses préoccupations secondaires, mais de ses préoccupations majeures ! Majeures... »
Aimer, c’est donc, suivant cette définition, reconnaître l’autre à égalité d’importance avec soi-même. Mesurons la valeur stratégique de cette définition : s’il est aimé en ce sens, alors le sous-prolétaire n’a plus à être « jaloux », puisque l’amour l’élève à une importance égale à celui dont il serait jaloux. Pourquoi serais-je jaloux de celui qui fait de moi sa préoccupation majeure... Majeure ? La forclusion de la reconnaissance et, partant, du droit, se trouve par là levée – en termes dialectiques : « supprimée » (aufgehoben).
La suite coule de source : le regard de celui qui, en ce sens, me gratifie de son amour – et j’emploie à dessein le mot « gratifie », car il s’agit bien de gratuité – compense en quelque sorte, par cet acte même, la carence des ressources identitaires requises par l’estime de soi. Même si je n’ai pas de domicile, même si je n’ai pas d’emploi, je peux à présent répondre à la question : Qui es-tu ? car, à présent, je sais que je suis pour un autre sur le mode d’un être qui lui importe au plus haut point ; et, dans cette mesure, je suis. Le fondement de cette identité conquise, comme celui de toute identité personnelle, c’est la reconnaissance de soi dans l’autre : je me vois et me pose comme existant dans le regard de l’autre en tant qu’il m’aime, c’est-à-dire en tant que je lui importe autant qu’à lui-même. Le « Je suis » de l’identité personnelle n’est pas là celui du cogito cartésien. C’est : « Il m’aime, donc je suis » ; partant : « Je pense », « Je crois », « J’aime » à mon tour. Tel est le schéma proposé par le père Joseph Wresinski, un peu à l’inverse du schéma solipsiste de René Descartes.
Bien entendu, cette amorce, par l’amour, de la dialectique menant au droit, doit être relayée par la puissance publique, s’agissant de pourvoir aux conditions de logement et d’emploi. Je laisse ouverte pour la discussion la question de l’État et de son rôle, dans cette affaire de reconnaissance, en me contentant de suggérer que le père Joseph a su ajuster sa définition de l’amour de telle sorte que le concept n’en soit pas strictement assigné à un usage privé des relations, mais vaille aussi bien pour une justification publique et laïque de la justice politique.