Christian Debuyst
Très concrètement, ce qui m’a été demandé, c’est d’expliquer comment j’étais entré en contact avec le père Joseph Wresinski et ATD dès les années 1961, c’est-à-dire à un moment où ce mouvement était très peu connu et comment, dans la suite, nous avons travaillé quelques années ensemble d’une manière qui pour moi fut importante.
La délinquance juvénile et la déchéance de la puissance paternelle
Après des études de droit et de criminologie à l’Université de Louvain, je me suis trouvé en 1950 assistant à l’École de Criminologie, assistant universitaire d’un psychiatre d’ailleurs remarquable, le Dr Etienne De Greeff, et amené de ce fait à poursuivre, à la prison centrale (qui se situait d’ailleurs à Louvain) et dans le cadre d’un mémoire puis d’un doctorat, un travail psychologique d’entretiens avec des détenus qui tous étaient condamnés à de lourdes peines. Ce qui veut dire qu’à partir de ce moment, j’ai eu une pratique réelle de psychologue clinicien dans le cadre pénitentiaire. N’étant pas rattaché à l’administration, mais à l’université, j’avais une pratique relativement libre, et mon objectif était de saisir la manière dont ces détenus vivaient leur situation, c’est-à-dire leur donner la parole a in qu’ils puissent expliciter leur point de vue, non pas seulement sur la manière dont s’étaient passés les faits commis, mais aussi dont ils avaient vécu le jugement que le tribunal avait porté à leur égard, leur entrée en prison, etc.
Il s’est fait que, dans ce contexte, avait été créé en 1957, sous l’impulsion du Ministère de la Justice, un centre interuniversitaire portant le nom de Centre de recherche sur la délinquance juvénile. Le premier travail que nous avons fait, à la demande du Ministère de la Justice, était une étude portant sur la Déchéance de la puissance paternelle, car une nouvelle loi, visant notamment à modifier ce point précis, était en préparation.
La déchéance de la puissance paternelle est une mesure à l’égard des parents qui vise à protéger les enfants en les « sortant » de la famille et en les plaçant dans une institution, et cela, pour des raisons que nous synthétisons : soit parce que le père ou la mère avaient été condamnés à une peine criminelle ou correctionnelle du chef de faits commis sur la personne ou à l’aide d’un de ses enfants ; soit encore parce que le père ou la mère, par mauvais traitement, abus d’autorité, inconduite notoire ou négligence grave, mettait en péril la santé, la sécurité, ou la moralité de son (ou ses) enfant(s).
Le travail de recherche, qui visait à déterminer qui étaient ces familles déchues (situation sociale, personnalité des parents, comportement familial, répercussion sur les enfants, etc.) a été mené par deux sociologues, trois assistants sociaux qui étaient à plein temps et moi-même à mi-temps. Il a porté sur l’analyse de 127 dossiers de familles qui avaient été déchues en 1956. Un tel travail fut terminé et publié en 1960, et devait être prolongé par une étude plus qualitative portant sur quatre familles, vues plus en détail par un assistant social et le psychologue que j’étais moi-même. Ce travail fut publié quelques années plus tard et constituait le type d’étude qui m’a le plus marqué, parce qu’il supposait une relation directe avec les sujets pris dans leur milieu, avec les enfants placés en institution, éventuellement les maris en prison, et qu’on se trouvait là en prise directe avec une réalité qui s’imposait à vous.
Parallèlement, l’Institut de Recherche du Mouvement ATD Quart Monde
Le père Joseph, tout juste après la création du Mouvement ATD en 1957, incite Alwine de Vos, diplomate, à créer un Institut de Recherche. Il avait pris une certaine distance par rapport à l’Abbé Pierre, ce prêtre qui fut à l’origine du Camp de Noisy-le-Grand. Pour le père Joseph, il ne s’agissait pas de faire une œuvre de charité ni même une œuvre « chrétienne », il s’agissait de redonner leur fierté à ces gens qui, dans une extrême pauvreté, se trouvaient mis à l’écart du groupe social, dans une sorte de ghetto. Il fallait faire d’eux les acteurs de ce qui pourrait être une promotion, c’est-à-dire un retour à une citoyenneté réelle et active. Cet Institut organisa un premier colloque international en 1961 sous l’obédience de l’Unesco qui avait son siège à Paris. Le thème, très porteur à l’époque, était celui du logement, du droit au logement des catégories sociales pour lesquelles cela posait problème et surtout, les difficultés (psychologiques et sociales) que posait le passage d’un taudis (ou d’un bidonville) à une cité de type HLM, passage qui, à première vue, paraissait être une solution facile, mais psychologiquement n’était pas sans problèmes.
C’est justement l’annonce de ce colloque de l’Unesco qui arriva au Centre d’Étude de la délinquance juvénile. C’est donc à partir de la conjonction entre les recherches faites par le Centre auquel j’appartenais et le programme du colloque présenté par ATD que nous avons connu ATD. Au cours de ce colloque, Alwine de Vos m’a demandé si j’accepterais par la suite de participer à leurs travaux, et plus particulièrement de donner l’année suivante une série de « conférences-débats » dans lesquelles je traduirais la perspective des sciences psychologiques face à la grande pauvreté, et cela, parallèlement à un sociologue qui fut Jean Labbens et qui, lui, serait amené à aborder la perspective sociologique. Le public de ces conférences était composé de 150 à 200 personnes qui par définition étaient directement intéressées par le problème de la grande pauvreté1. Venaient des gens de toutes les régions de France : c’étaient tantôt des responsables d’activités ou de prise en charge de bidonvilles ou de quartiers de taudis qui souvent étaient subventionnés par la ville, tantôt des fonctionnaires des diverses administrations (communes, préfectures, etc.) qui avaient directement affaire à ce type de problèmes. L’intérêt était évidemment qu’après ces conférences visant à proposer un apport sociologique ou psychologique, la discussion était animée, car les participants étaient des personnes qui toutes, d’une manière ou d’une autre, avaient une connaissance pratique de la question et connaissaient les difficultés concrètes liées à l’action dans ce milieu, ce qui leur permettait de mettre en cause ou de demander de préciser les données (habituellement théoriques) que leur proposaient les conférenciers.
Arrière-fond scientifique
Le cours de Jean Labbens était centré sur la microsociologie américaine des années 1950-60 qui était particulièrement intéressante et peu connue à l’époque, c’est-à-dire une sociologie qui met en avant la manière dont une structure sociale donnée (la structure sociale capitaliste de nos sociétés) est envisagée à partir des buts qu’elle suscite et les moyens qu’elle fournit pour les atteindre. On peut parler de microsociologie parce qu’elle nous permet de faire une analyse « compréhensive » des différents milieux sociaux et permet ainsi d’atteindre les individus concrets auxquels le chercheur est confronté. Une référence particulière était faite à l’américain Robert K. Merton2. Dans la fameuse description que fait Merton des cinq types d’adaptation individuelle, il situait (et à travers lui Labbens) les plus pauvres comme se caractérisant par le fait que la réussite dans le cadre de la société ne pouvait plus être une fin, ou un but susceptible d’être poursuivi, parce que ceux-ci étaient totalement privés de moyens et adoptaient finalement une attitude de « retrait » qui rendait difficile toute action sociale.
De mon côté, le point d’impact qui avait été pris était celui de l’apprentissage et des conditions requises pour qu’un apprentissage, dans un domaine quelconque, puisse se dérouler d’une manière efficace. C’était, cette fois, une notion essentiellement psychologique qui, depuis les années trente faisait l’objet de nombreuses études et théories. Ce qui me servait d’arrière-fond scientifique était un ouvrage3 qui avait paru aux Presses universitaires de France en 1956. Quand je dis « d’arrière-fond scientifique », cela signifie qu’il s’agissait de mettre l’accent sur un certain nombre de points essentiels et de voir comment il était possible de les atteindre dans le cadre d’une étude et d’une action portant sur un milieu de grande pauvreté. Théoriquement, pour qu’un apprentissage puisse se faire, il importe de susciter un but, une motivation qui suppose la volonté (ou la capacité) de mobiliser une certaine énergie pour réussir ou pour vouloir atteindre ce but ; cela suppose également (conditions de l’apprentissage) que le sujet soit considéré et qu’il se vive comme une unité dans laquelle capacités intellectuelles, volitives, corporelles, etc., soient toutes considérées comme aussi importantes les unes que les autres ; il faut en plus qu’un apprentissage puisse se traduire par une expérience effective, dans laquelle le sujet est acteur, mais néanmoins, dans un contexte organisé dans lequel il doit pouvoir vivre certains succès qui donnent une signification à l’effort fait et au but à poursuivre, etc.
Ce qui m’avait frappé dans l’étude des déchéances de la puissance paternelle, est que la plupart des familles paraissaient particulièrement vulnérables (les enfants ayant été placés de force, le mari étant dans certains cas en prison) et, par le fait même, peu capables de se mobiliser et de se réinvestir dans un projet. Une différence à souligner, car pour le père Joseph, ces familles étaient prises individuellement, alors que lui-même, à partir de la réalité du bidonville, insistait sur le fait qu’elles faisaient partie d’un « peuple », ce qui était susceptible « d’organiser » l’avenir et de donner de ce fait un sens à une certaine action.
Programme Quart Monde Université
Dans la suite, nous avons créé à l’École de criminologie de l’UCL, un cours sur les familles sous-prolétariennes, ou les familles déviantes. Au niveau proprement universitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit ici – il y a eu effectivement un dépassement des vues anciennes qui s’est traduit par la volonté et des efforts pour intégrer d’une manière directe la population elle-même du Quart Monde dans la création des connaissances. Nous avons rejoint le programme nommé : Programme Quart Monde Université et la dynamique du croisement des savoirs. Cette approche traduisait la volonté plus « politique » du père Joseph. C’est un prolongement en même temps qu’un changement de direction auquel a participé plus directement Françoise Digneffe qui est ici présente.
Françoise Digneffe
En tant que criminologue, durant toutes les années de mon enseignement à l’UCL (1991-2005), à la suite de Christian Debuyst je me suis donc particulièrement intéressée à la question suivante : est-il possible de réfléchir sur les problèmes de délinquance, qu’il s’agisse de la délinquance des jeunes ou de celle des adultes, sans être confronté à la situation de misère d’une grande partie de la population que l’on retrouve dans les prisons ou dans les institutions pour enfants ? Je répondis rapidement non. Ceci ne veut pas dire qu’il y aurait plus de délinquants parmi les pauvres, mais plutôt que le contrôle social sur les populations fragiles est plus important, qu’elles sont plus visibles, qu’elles sont donc plus souvent interpellées par la police et qu’elles ont de moins bons avocats pour les défendre. J’ai donc accepté une invitation à participer à ce projet original du Mouvement ATD selon la méthodologie du croisement des savoirs4.
Le projet s’est étendu sur deux années au cours desquelles nous avons tenu des séminaires résidentiels de trois jours tous les deux mois, ainsi qu’une réunion mensuelle par groupe de travail (réunissant trois militants du Quart Monde, un volontaire et deux universitaires). Mais il s’est réalisé de manière fondamentalement différente d’une recherche « classique ».
Le groupe de chercheurs-acteurs était composé, non de chercheurs disposant d’une culture commune, mais de personnes dont les situations sociales sont très différentes. Et il n’a pas suffi de réunir dans une même pièce des personnes aux habitudes, aux préoccupations et aux modes de vie aussi étrangers que des universitaires et des militants Quart Monde pour produire des échanges pertinents sur la base desquels entamer une véritable recherche. Car chacun, arrivant avec son bagage de connaissances et d’expériences, méconnaît celui des autres dans la mesure où il en diffère. D’après les stéréotypes courants, aux uns le « vécu » et aux autres le « savoir » ! Serait-ce à dire que les uns se contentent de penser ce que les autres vivent ?...
Un premier pas consista à lever partiellement cette équivoque et à reconnaître que les savoirs se construisent, à des degrés divers, sur les ancrages vécus et sur les réflexions qui les accompagnent. Par exemple, dans le groupe où je me trouvais, il a fallu que les universitaires communiquent des éléments biographiques personnels pour que les militants reconnaissent et admettent la part de souffrance propre à chacun, indépendamment de sa situation sociale et économique (« les riches ne souffrent pas » pensaient certains), qu’ils puissent se sentir en communion avec les autres et qu’une forme de confiance naisse de cette reconnaissance. Pour ma part, je dois aussi reconnaître que j’ai été surprise (j’en suis presque honteuse encore) de constater l’importance pour les militants des questions de sens, de croyances et d’attitudes vis-à-vis de la mort, de la vie, de l’amour, au-delà des soucis quotidiens, combien les « misères morales » produisaient des souffrances plus grandes que les « misères physiques ». Je repense notamment à une militante évoquant la souffrance permanente qu’elle ressentait du fait que son père avait dû être enterré dans une fosse commune et qu’elle ne pouvait donc pas se rendre sur sa tombe. Car les différences de position face à la tâche de recherche et d’écriture que nous avions à réaliser obligeaient à respecter chaque étape, à faire preuve d’une grande patience, à viser l’échange et la compréhension réciproque plutôt que la performance. De ce point de vue, le fait de vivre ensemble durant plusieurs jours, de partager les repas, les soirées, a beaucoup contribué à faciliter la communication et à créer progressivement de la confiance.
Une seconde difficulté résidait dans les changements de rôle et de positions de chacun des groupes d’acteurs. Je n’étais pas là pour réaliser une nouvelle recherche sur la pauvreté, mais pour participer, à travers une co-formation, à la mise en œuvre d’une démarche originale dont, à la fin, on devrait pouvoir évaluer la validité à la fois sur le plan des exigences scientifiques mais aussi éthiques.
Cet apprentissage commun s’est réalisé dans un effort permanent de compréhension réciproque, que j’ai trouvé extrêmement enrichissant, tant sur le plan personnel qu’intellectuel.
Le soutien d’une équipe pédagogique indispensable
Si cette expérience a pu aboutir sous forme d’un ouvrage reconnu, validé5, mais aussi discuté et critiqué par de nombreux chercheurs dans les années qui ont suivi sa publication, c’est grâce au soutien permanent d’une équipe pédagogique compétente et imaginative. Un tel travail ne s’improvise pas et, pour faire bref, je résume ici les principes sur lesquels elle a fondé son action. Tout au long de ces deux années de travail, l’équipe pédagogique a soutenu, à travers divers procédés, un processus de production de connaissances fondé sur trois exigences.
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Une approche compréhensive : chaque expression doit être reformulée pour vérifier l’intercompréhension entre les groupes d’acteurs universitaires, volontaires, et militants.
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Une approche constructiviste : la démarche consiste toujours à partir des questions issues de l’expérience des acteurs pour construire la problématique et l’analyse.
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Une approche interactionniste : toutes les étapes de la recherche se construisent en commun, dans et par le dialogue.