1. Un chemin inclusif
Entrer en contact avec le projet dans un cadre rassurant
Le Booster organise des portes ouvertes tous les mardis après-midi pour accueillir les personnes privées d’emploi intéressées par le projet TZCLD. Une salariée d’EmerJean y est présente chaque semaine : « J’ai voulu prendre ce rôle parce que les portes ouvertes, c’est le début de tout : c’est là que je vais avoir le premier regard sur les personnes qui n’ont pas compris quelque chose et qui n’osent pas demander. J’arrive à les cibler, à échanger avec elles et à leur donner un peu confiance. »
Se préparer en groupe à intégrer l’entreprise
Le Booster a organisé en lien avec EmerJean, de 2017 à 2021, une formation CARED1 d’environ 2 mois pour préparer les futurs salariés à intégrer l’EBE. 7 groupes de 10 à 12 personnes l’ont suivie.
« J’ai fait partie du 2e CARED. Quand on est au chômage, on s’enferme chez soi et on se dévalorise tout seul. Ça m’a redonné confiance de sortir de la maison, ça m’aidait à avoir un rythme dans la journée. On travaillait tous dans le même but. Cette formation a été très importante parce qu’EmerJean, c’est un peu compliqué, et quand on rentre par vague de 12 personnes, c’est plus facile, on n’est pas seul. Pendant ces 3 mois, on allait une fois dans la semaine faire une visite dans l’entreprise, on rencontrait les futurs collègues et on savait les activités qu’ils faisaient. »
« Les formations du CARED sur l’écoute, la communication bienveillante et la gestion du stress m’ont beaucoup aidée. Quand un jour, une fois embauchée, une collègue est allée trop loin, j’ai eu des clés pour interroger mon comportement et ne pas émettre de jugement. »
Du fait du développement d’EmerJean, les embauches se font depuis août 2021 en fonction des besoins des activités et hors CARED. Mais la direction réfléchit « à un parcours d’intégration qui permettrait de recréer un esprit de solidarité et de bien connaître le fonctionnement de l’entreprise sur le management inclusif. »
Être accueilli dans l’entreprise dans un cadre sécurisant
« En intégrant l’entreprise, on a pu parler avec David, il nous a mis en confiance, c’était rassurant parce qu’on ne connaissait personne. » « Si on a des soucis, il est là pour nous écouter. »
« Quand on est arrivé à EmerJean, on nous a parlé du “colibri”, un salarié volontaire pendant 2 mois pour être là pour nous et nous guider dans l’entreprise. Je me suis dit qu’en cas de conflit, je n’avais pas besoin de ruminer, je pouvais en parler à David, à mon chef, à mon colibri, et qu’on pouvait trouver une solution. […] C’est ce qui m’a permis de ne pas aller à la confrontation quand une salariée m’a agressée. J’en ai parlé à mon chef, on a eu une discussion tous les trois, ça a crevé l’abcès et on a renoué. »
Au-delà des colibris, l’accueil est largement porté par les salariés : « Quand il y a une nouvelle personne qui arrive dans l’équipe, il y a toujours quelqu’un pour lui expliquer, l’aider, pour qu’elle travaille sans avoir peur de mal faire. »
Pouvoir choisir ses activités pour prendre confiance et progresser
« Pour moi c’était difficile au départ à cause de la langue et parce que je ne connaissais personne. Je ne travaillais pas avant et je n’avais pas confiance en moi. J’ai choisi de commencer comme aide cuisine parce que c’était facile pour moi. Ça se passait bien. Je suis allée après à la blanchisserie. Et petit à petit, j’ai vu que j’étais capable de faire plus de choses. J’aime beaucoup l’informatique et j’ai commencé à faire le planning de la cuisine. À partir de là, j’ai pris confiance et j’ai travaillé sur le planning de tous les salariés d’EmerJean. Et maintenant, j’ai appris beaucoup de choses ! »
Même si la diversité des activités exige de la polyvalence, « l’entreprise a fixé récemment de ne pas mettre plus de 3 activités à une personne, c’est une bonne règle. Avant on en faisait parfois 5 ou 6, c’était trop. Et on a le choix de dire si une activité ne nous plaît pas. Avant j’étais dans le lavage auto, mais ils avaient beau me former, je n’arrivais pas à faire correctement certaines choses. La direction m’a retiré et m’a mis sur des activités que je suis capable de faire. Ça me plaît et je suis content parce que j’ai été écouté. »
Mais il n’est pas toujours facile de satisfaire toutes les demandes : « On m’a mis sur le jardin, sur les jouets, je fais le travail, c’est pas le problème. Mais j’ai l’impression qu’on a regardé mon handicap et qu’on n’a pas pris en compte ce que je sais faire et ce que j’ai envie d’apprendre, comme l’informatique. »
2. Des principes pour bien travailler ensemble
Les salariés ont exprimé comment ils se comportent ou devraient se comporter pour que chacun trouve sa place dans l’entreprise. Il en ressort les principes d’une culture d’entreprise tournée vers l’humain.
Encourager, savoir dire le positif
« Dire aux collègues “tu vas y arriver”, c’est très important. Quand j’ai commencé la couture, j’arrivais pas à faire une ligne droite avec la machine et c’était difficile. Mais après, tout doucement, avec l’encouragement des collègues, j’ai avancé. »
« Avant, j’étais aide cuisinière, je faisais la vaisselle, et un jour ils m’ont proposé de faire la cuisine. J’avais peur, je me disais : “est-ce que ça va marcher ?” Mais j’ai fait le menu et tout le monde m’a dit que c’était bon. Ça m’a motivée pour travailler à la cuisine ; après, je me suis fait confiance. »
Faire confiance, donner des responsabilités
« J’ai dit à une personne qui manquait de confiance : “tu vas voir, je vais te former à l’accueil, c’est très simple.” C’était dur au début mais je ne l’ai pas lâchée, je sentais qu’elle pouvait y arriver. Maintenant, elle apporte énormément et dernièrement elle est venue me dire : “merci, tu as cru en moi.” »
« À la cuisine d’EmerJean, je ne décide pas le menu seule. Peut-être que quelqu’un connaît un plat que je ne connais pas, je fais confiance. Et comme je suis absente demain, j’ai choisi un menu facile pour que les autres puissent prendre un peu de responsabilités. »
Respecter le rythme de chacun
« Avant, dans les entreprises où je travaillais, le premier jour il y avait quelqu’un avec toi, et après il fallait travailler tout seul. Ici, on reste avec la personne qui arrive, le temps qu’il faut : 1 mois, 3 mois… elle a du temps pour s’adapter et trouver sa place. […] On ne travaille pas tous à la même vitesse dans notre équipe, mais si chacun travaille comme il peut, c’est déjà bien. »
Partager ses savoirs
« Quand on partage ce qu’on sait, ça donne la force à tout le monde pour faire avancer l’entreprise. » Ce partage n’a pas toujours été facile au début, quand il n’y avait pas assez d’activités et que les salariés craignaient que les nouveaux prennent leur place. Aujourd’hui, les choses ont évolué mais certains restent marqués par cette période.
Travailler en bonne entente et dans l’égalité
« L’entente, c’est ce qui donne envie de travailler, même si le travail est dur, on ne voit pas qu’il est dur ». « À ENJOUE2, on est tous égaux, l’ambiance est bonne. À EmerJean, on est comme une famille. »
Se respecter, bien se parler
« Il ne faut pas me dire : “fais ci fais ça”, il faut dire : “s’il te plaît”. Je vais le faire si on me demande gentiment. […] Il ne faut pas crier. Si quelqu’un m’agresse, je lui dis : “tu es allé trop loin, il faut que tu revoies ce que tu as dit”. Et il me dit : “OK, peut-être que j’ai été trop loin”. Et ça passe comme ça, il faut faire doucement. »
Ne pas juger, faire l’effort de comprendre
« On ne sait pas, la personne, comment est sa vie de tous les jours, elle est peut-être compliquée. »
« Quand je suis revenue après 6 mois d’arrêt, je me suis un peu énervée parce que j’avais l’impression qu’on me donnait du travail dévalorisant à cause de ma maladie. Au début, les autres ont dit : “elle crie, elle n’a rien à faire ici”. Puis ils se sont parlé et ils ont dit : “il faut la comprendre, pendant les 6 mois où elle était absente, on a déménagé, ça a tout changé, ce qu’elle faisait auparavant, elle ne le fait plus maintenant”. »
Traiter les conflits avec la personne concernée et savoir les dépasser
« En cas de conflit, en parler aux collègues sans en parler à la personne concernée, c’est contre-productif parce que ça peut s’étendre, tout le monde parle sur tout le monde et on en vient à quelque chose de vraiment néfaste. »
« Je me suis un peu énervée, mais après je me suis excusée auprès de tout le monde ». « Si quelque chose s’est mal passé avec un collègue, le lendemain on rigole avec lui. »
Bien séparer la vie privée et le travail
« Il ne faut pas mélanger la vie privée et le travail, sinon il y a trop d’histoires : “il m’a dit ça, elle m’a dit ça…” Et après il y a des bagarres. C’est pareil dans l’autre sens : s’il y a eu un problème dans l’entreprise, je n’en parle pas à l’extérieur. Je sais que certains le font mais ce n’est pas bon pour l’image de l’entreprise. »
Cette séparation est d’autant plus importante que la plupart des salariés sont voisins. « Il suffit qu’il y ait un souci avec une collègue, et ça peut faire boule de neige parce qu’elle va le dire dans le quartier et après on va être mal vu. »
Aller vers les salariés en difficulté
« Quand une personne a des soucis à la maison, ça se voit. Il ne faut pas la laisser dans son coin, on va vers elle, on essaye de parler, de l’aider à trouver des solutions. »
Les salariés peuvent aussi être en difficulté dans l’entreprise : « Quand j’ai compris que pour certains nouveaux c’était difficile, je les ai pris sous mon aile et je les ai emmenés avec moi dans les groupes et les activités pour qu’ils se sentent importants et qu’ils sachent qu’ils ne sont pas invisibles. […] Je vais aussi beaucoup discuter avec les jeunes quand je vois qu’ils sont à l’écart. Et j’aime bien faire le tour de tous les salariés, j’arrive à repérer ceux qui ont du mal à s’intégrer. »
3. Faire vivre et grandir la culture d’entreprise
Comment faire pour que la culture d’entreprise présentée ci‑avant se transmette et progresse au sein d’EmerJean ?
La transmission des bonnes pratiques
« Quand on n’a pas réagi de la bonne manière, on en parle aux autres et ça aide à évoluer. C’est dans les faits concrets qu’on évolue. »
La direction fait remarquer que « tout le monde, sauf les 12 premiers salariés, a été à la fois accueilli et accueillant, ça contribue à une culture qui se transmet : on a vu une personne arrivée en mars dernier réagir comme si elle était là depuis 5 ans. » L’entreprise permet par ailleurs à certains salariés de participer à des modules sur les compétences comportementales qui prolongent la formation CARED.
Une culture qui a besoin d’espaces et de temps pour grandir
Pour la direction « le collectif a une place essentielle dans l’inclusion, ça ne peut pas venir que de la direction. Et tous les temps de concertation et de régulation sont fondamentaux, il faut du temps pour construire cette culture commune. » L’EBE a mis en place différents espaces :
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la réunion mensuelle de coordination entre directions et salariés, qui fonctionne sur le principe du double lien avec 2 représentants des salariés pour chacune des 8 équipes de soutien, désignés par une élection sans candidat pour éviter que ce soit toujours les mêmes et que certains « prennent le pouvoir » ;
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les équipes de soutien : Chaque salarié fait partie de l’une d’entre elles. « On se retrouve le lundi à une dizaine de salariés qui sont sur des activités différentes pour faire un résumé de la semaine passée. Chacun parle de son activité et dit comment il s’est senti de manière globale. » Les salariés sont entre eux et remontent ensuite les questions qu’ils ont identifiées. Pour David, « c’est très responsabilisant, ça dit bien qu’EmerJean se construit par ses salariés. […] Le fait d’être entre salariés d’activités différentes évite les silos et crée des solidarités pour aller remplacer ailleurs quand il y a besoin. C’est ça qui fait qu’on fait entreprise. »
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les « points 30 », réunions hebdomadaires d’une demi-heure en équipe d’activité pour aborder les questions de fonctionnement de celle-ci. Pour les responsables de l’entreprise : « ce qui est intéressant dans ces réunions, c’est que l’exigence ne vient pas du chef mais des salariés entre eux qui disent : ça, ça ne va pas. C’est une marque que c’est leur entreprise et non celle de la direction. »
La direction juge prioritaire de continuer à faire vivre en parallèle ces trois espaces, alors que la montée en charge des activités d’EmerJean limite le temps disponible et pourrait pousser à privilégier les temps directement liés à la production.
4. Des missions à assurer pour l’inclusion de tous
Si la culture d’entreprise est essentielle, elle ne suffit pas. La politique de l’EBE et la posture de ses responsables sont aussi déterminantes. Plusieurs missions, déjà assurées ou à renforcer, sont ressorties des échanges :
Poursuivre les embauches sans sélection
Aujourd’hui, du fait de son développement, EmerJean recrute lorsqu’une activité a des besoins : la première personne dans la file d’attente prête à accepter cette activité est embauchée. Mais, pour le directeur, « on ne peut pas continuer à ne faire que ça, sinon on ne va plus être dans l’exhaustivité ». Une attention particulière sera donc portée en 2022 à la création d’emplois pour les personnes en haut de la file d’attente.
Pour les salariés également, la dynamique de l’EBE est d’embaucher : « il faut donner la chance. Si on était resté à 12 ou 20 salariés en disant on n’a pas d’activité pour embaucher plus, on serait resté 5 ans comme ça. Il faut être dans l’entreprise pour la faire avancer. »
Être souple dans l’organisation du travail
« À EmerJean, la peur de faire 7 heures par jour ne freine personne : tu peux choisir de faire 5 heures, tu peux choisir tes horaires. Ça a aidé des gens à s’intégrer dans l’entreprise. » L’entreprise ajoute en effet au temps choisi – principe de base du projet TZCLD – la possibilité d'adapter certains horaires de travail dans le respect du cadre collectif : « on peut concilier vie de famille et vie professionnelle. Ça facilite énormément la vie, surtout pour les mamans qui doivent gérer entre le travail, la maison, les enfants. » De plus, « tu peux prendre ton téléphone, tu as le droit de t’absenter, c’est quand même beaucoup plus souple qu’une autre entreprise ». Cette souplesse favorise le maintien au travail des salariés qui connaissent des situations compliquées.
Valoriser le travail
« À EmerJean, on reconnaît ton travail. On te fait confiance aussi parce qu’on sait que tu es engagé dans ton travail. » La reconnaissance est particulièrement importante pour les salariés qui ont l’impression que leurs activités ont moins de valeur : « Je me sens utile quand on me dit que mon travail est bien fait, ça me fait plaisir. »
Communiquer
« Au début d’EmerJean, pour intégrer les nouveaux, les anciens devaient laisser leur place comme il n’y avait pas beaucoup d’activités. J’ai eu du mal à l’accepter parce qu’on ne nous a pas expliqué pourquoi. On s’est monté la tête entre nous, on se disait : ‘ils veulent nous évincer’. Je comprends avec le recul pourquoi il n’y a pas eu de communication : EmerJean, c’était nouveau, tout n’est pas parfait. »
Apporter du soutien et se positionner si besoin
En cas de tensions dans une équipe, les facilitateurs3 ne peuvent pas toujours y répondre seuls : « La direction vient si elle voit que quelqu’un ne va pas bien, mais pas tout de suite. »
« Quand je me suis énervée avec des collègues, ça m’a inquiété que le directeur ne soit pas venu me voir pour me parler de ce que j’avais fait. Je me suis demandé pourquoi. »
Conclusion
« À EmerJean, on a besoin de gagner de l’argent, mais on n’est pas obsédé par le chiffre d’affaires ». « C’est l’aspect humain en premier. Grâce à ça, on est tous là et on travaille ensemble. » Cette priorité donnée à l’humain est fortement ressortie des échanges : les salariés savent qu’ils peuvent, avec le soutien de la direction, prendre le temps nécessaire pour travailler à l’inclusion de leurs collègues, un objectif qu’ils portent largement.
Un deuxième point marquant est leur implication : « On est en train de construire notre entreprise, c’est l’entreprise de chacun de nous. On travaille vraiment avec notre cœur pour la faire réussir. »
Ces deux caractéristiques d’EmerJean – privilégiant l’humain et l’implication des salariés – sont le prolongement naturel du projet TZCLD et de sa dynamique inclusive. Pour autant, les bénéfices qui en ressortent ne sont pas propres aux EBE et se retrouvent certainement dans toutes les entreprises qui empruntent cette voie. Une voie prometteuse pour la mise en œuvre du droit à l’emploi pour tous !