Grève à l’envers : le précédent italien

Raffaello Saffioti

Translated by Jean Tonglet

p. 53-55

Translated from:
Sciopero alla rovescia: il precedente italiano

References

Bibliographical reference

Raffaello Saffioti, « Grève à l’envers : le précédent italien », Revue Quart Monde, 261 | 2022/1, 53-55.

Electronic reference

Raffaello Saffioti, « Grève à l’envers : le précédent italien », Revue Quart Monde [Online], 261 | 2022/1, Online since 01 September 2022, connection on 13 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10601

Chaque année, depuis six ans, un événement symbolique, baptisé la « grève du chômage » est organisé en France en lien avec l’association nationale TZCLD. Lorsque les salariés sont mécontents de leurs conditions de travail, ils font la grève. De la même façon, lorsque les personnes privées durablement d’emploi sont mécontentes de la pénurie d’emploi, elles font la grève du chômage. Ce rendez-vous annuel veut alerter et mobiliser contre la privation d’emploi et revendiquer le droit à l’emploi pour tous, inscrit dans la Constitution française. Les participants effectuent ce jour-là des travaux utiles pour la société, mais non réalisés. Cette idée avait été mise en œuvre en Italie, en 1956. L’auteur, actualisant un article publié par le journal en ligne Il dialogo en novembre 2014 sous le titre « L’historique “grève à l’envers” (1956) de Danilo Dolci », souligne le caractère prophétique et actuel de cette initiative.

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Italie

Traduit de l’italien par Jean Tonglet.

La « grève à l’envers » de Danilo Dolci1 en 1956 doit être rappelée pour son actualité et sa prophétie2. L’article 1 de la Constitution de la République italienne, en son premier paragraphe, stipule que : « L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail ». L’article 4, en son premier paragraphe, stipule que : « La République reconnaît le droit de tous les citoyens à travailler et favorise les conditions qui rendent ce droit effectif ». De nombreux livres ont été écrits sur cette grève à l’envers. Parmi ceux-ci, Processo all’articolo 4 (Procès à l’article 4), publié par Einaudi en 1956, est fondamental. Il a été réédité par l’éditeur Sellerio, à Palerme, en 2011.

Ne pas garantir un emploi est assimilable à un meurtre…

Sur le rabat de la couverture, on peut lire ceci : « Le 2 février 1956, Danilo Dolci fut arrêté alors qu’il conduisait un groupe d’ouvriers pour travailler dans la “Trazzera vecchia”, une route laissée à l’abandon près de Partinico. Au commissaire de police intervenu pour interrompre cette “grève à l’envers”, comme on l’appelait, Dolci répondit que “le travail n’était pas seulement un droit, mais selon l’article 4 de la Constitution, un devoir : que dans l’esprit de la Constitution, ne pas garantir aux gens un emploi, est assimilable à un meurtre” ». Dolci est poursuivi pour occupation d’un terrain public et résistance à un agent public. Arrêtés, Dolci et ses hommes n’obtinrent pas d’être libérés sous caution. L’opinion publique se mobilise alors contre la police et le gouvernement Tambroni, les députés et sénateurs interviennent avec des questions parlementaires, les voix les plus influentes du pays se rangent du côté de Dolci. Ce qui s’est passé autour de la grève à l’envers de Trazzera vecchia, sur les places, dans les journaux, dans les tribunaux, a été le choc entre deux manières opposées de considérer la légalité en Italie : la Constitution, comme règle vivante des citoyens, contre la pratique de l’autoritarisme hiérarchique, héritage fasciste. D’où le titre du livre, qui signifiait que les autorités traînaient à la barre non pas tant le groupe de manifestants que la Constitution elle‑même ».

Sur la quatrième de couverture, on pouvait lire : « Publié en 1956, quelques mois après la condamnation de Dolci, “Processo all’articolo 4’, en tant que chronique, est un document précieux pour comprendre à quel point le chemin pour affirmer la démocratie républicaine en Italie a été incroyablement tumultueux, et pour réfléchir à ce que nous serions aujourd’hui, sans “rebellions” ni “rebelles” ».

Les enjeux fondamentaux de ce procès

Pour les cerner, reportons-nous à la plaidoirie de l’avocat Piero Calamandrei : « Ce n’est pas un procès “ordinaire” : c’est un procès exceptionnel, absurde. Pour comprendre avec un recul historique l’exceptionnalité et l’absurdité de ce procès, il faut essayer d’imaginer comment cet événement apparaîtra, dans cinquante ou cent ans, aux yeux d’un spécialiste de l’histoire judiciaire qui chercherait dans la poussière des archives les dossiers de ce procès, afin de mettre en lumière historiquement, en la libérant des formules juridiques, la signification humaine et sociale de cet événement […] Notre Constitution est pleine de ces grands mots qui annoncent l’avenir : “égale dignité sociale” ; “élimination des obstacles qui empêchent le plein développement de la personne humaine” ; “une République fondée sur le travail” ; “le droit au travail” ; “les conditions qui rendent ce droit effectif” ; garantir à chaque travailleur et à sa famille “une existence libre et digne” […] Le caractère singulier et exemplaire de Danilo Dolci est bien là : cet homme de culture qui, pour manifester sa solidarité avec les pauvres, ne s’est pas contenté de paroles ou d’écrits, de rassemblements ou de messages ; il a voulu vivre leur vie, souffrir leur faim, partager leur lit, descendre dans leur abjection forcée pour les aider à trouver et à revendiquer leur dignité et leur rédemption. C’est la singularité de Danilo : certains pourraient dire héroïsme, d’autres seraient même tentés de dire sainteté.

L’héroïsme de Danilo est celui-ci : là où la misère étouffait le plus la dignité humaine, il a voulu se mêler à eux et les réconforter non pas avec des messages mais avec sa présence ; devenir l’un d’entre eux, partager avec eux son pain et son manteau. Cet intellectuel de Trieste qui, s’il l’avait voulu, aurait pu se construire rapidement une vie brillante et confortable dans quelque grande ville avec les revenus de son travail d’artiste et une maison pleine de tableaux et de livres, s’est exilé à Partinico, dans un pauvre village resté imprimé dans ses souvenirs d’enfance, et s’est fait pêcheur affamé et pelleteur de Trazzera pour faire comprendre à ces déshérités, avec l’éloquence des faits, que la culture leur est proche, que le sort de notre culture est leur sort, que nous sommes, écrivains, pêcheurs et pelleteurs, tous citoyens du même peuple, tous hommes de la même chair. […] Ce n’est pas la cause de Danilo, ni de Partinico, ni de la Sicile. C’est la cause de notre pays : de notre pays à racheter et à reconquérir ».

Un événement historique d’une grande actualité

L’événement historique de la « grève à l’envers » doit être actualisé, également à la lumière de l’appel lancé en 2019 en vue d’une Constitution de la Terre, et de l’inauguration d’une « École » chargée de la penser et de la promouvoir, le 21 février 2020, à Rome3.

Nous vivons à l’heure de la pandémie mondiale de coronavirus, avec la nécessité de se défendre contre le danger de contagion. C’est une période de changement et il faut s’attendre à ce qu’après la fin de la pandémie, tout ne soit plus comme avant. Nous devons changer notre façon de penser et de vivre. Face au changement, nous ne pouvons pas rester indifférents ou neutres. La pandémie nous a obligés à changer notre mode de vie. Nous devons réfléchir au sens de la vie et de la mort, aux relations humaines, à l’organisation de la société et à notre relation avec la nature.

Plus de soixante-cinq ans se sont écoulés depuis la « grève à l’envers » ; l’Italie et le monde ont changé. Beaucoup d’eau a passé sous les ponts de l’histoire et le problème du chômage reste dramatiquement d’actualité. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement une route municipale qui est à l’abandon, mais une grande part du territoire national, frappé par une instabilité hydrogéologique chronique. La négligence de l’homme fait violence à la terre.

Le chômage, la faim et la misère ne peuvent être compris par ceux qui ne les vivent pas. Dolci est vivant et continue à nous interroger avec la « maïeutique réciproque » : il provoque la conscience de chacun d’entre nous et aussi celle des institutions.

1 Sur Danilo Dolci, voir l’article de Gianni Restivo dans le n° 224 de la Revue Quart Monde, https://www.revue-quartmonde.org/5472

2 L’auteur a repris pour la Revue Quart Monde les grandes lignes d’un article paru dans la revue en ligne Il Dialogo, https://www.ildialogo.org/cEv.

3 Voir l’article de l’auteur à ce sujet : https://www.ildialogo.org/cEv.php?f=http://www.ildialogo.org/editoriali/autorivari_1582580188.htm

1 Sur Danilo Dolci, voir l’article de Gianni Restivo dans le n° 224 de la Revue Quart Monde, https://www.revue-quartmonde.org/5472

2 L’auteur a repris pour la Revue Quart Monde les grandes lignes d’un article paru dans la revue en ligne Il Dialogo, https://www.ildialogo.org/cEv.php?f=http://www.ildialogo.org/editoriali/autorivari_1417122133.htm

3 Voir l’article de l’auteur à ce sujet : https://www.ildialogo.org/cEv.php?f=http://www.ildialogo.org/editoriali/autorivari_1582580188.htm

Raffaello Saffioti

Militant pour la paix et la non-violence, enseignant, journaliste, auteur de plusieurs livres, Raffaello Saffioti collabore avec le Centro Gandhi à Palmi en Calabre, avec la revue en ligne Il Dialogo. Il s’est consacré à l’étude de la pensée de Danilo Dolci, le « Gandhi sicilien », et en prolonge l’œuvre.

CC BY-NC-ND