En juin 2021, dans le livre Cultivons le Je démocratique1, j’invitais à réfléchir au besoin de refonder notre culture citoyenne et à la nécessité de retrouver le sens et la pratique du compromis. Les résultats des récentes élections, ainsi que la composition de la nouvelle Assemblée nationale rendent cette invitation toujours valable.
L’élection présidentielle et les élections législatives du printemps dernier donnent tous les arguments en appui de la thèse d’une « démocratie fatiguée ». Pourtant, comme citoyen, comme responsable syndical, je pense que notre démocratie n’est ni fatiguée, ni faible. Elle est fragile.
Régénérer la démocratie consiste à cultiver le Je démocratique : c’est être ce citoyen qui doute positivement et a le sens du compromis dans un régime dont on connait les fragilités.
Où en sommes-nous de notre démocratie ? Pourquoi continuer à voter ? Quelle place accorder aux radicalités ? Comment le doute positif et le sens du compromis peuvent-ils régénérer la démocratie ? Autant de questions à aborder dans un contexte de crises qui s’accumulent et s’entretiennent : crise économique, crise sociale, crise sanitaire, crise diplomatique et crise environnementale.
Des élections sans électeurs
Nous vivons dans une démocratie d’élections libres et nombreuses, mais sans électeurs ou si peu.
L’abstention est plus qu’un retrait, c’est un renoncement
En avril, le second tour de l’élection présidentielle a connu un taux d’abstention de 28 %, dont 41 % chez les 18-24 ans, 40 % parmi les foyers disposant de moins de 1250 euros par mois, 38 % chez les catégories défavorisées, (enquête d’IPSOS des 21 et 23 avril 2022).
En juin, le second tour des élections législatives a été ignoré par 54 % des électeurs. Sans surprise, l’abstention reste sociologiquement marquée. Selon les études, près de 7 jeunes sur 10 n’ont pas voté (près de 30 % chez les plus de 70 ans), tout comme 64 % des foyers percevant moins de 1 250 euros mensuels (49 % tout de même chez les ménages de plus de 3 000 euros).
Traditionnellement les élections avec un enjeu clivant (distinction forte entre les candidats, opposition frontale entre les projets et les visions de la France) mobilisaient. Cette tradition électorale a vécu, la présence de la candidate du RN au second tour de la Présidentielle ne suffit plus à mobiliser. Les duels législatifs entre les candidats RN-Ensemble ! (108 circonscriptions), NUPES-Ensemble ! (276 circonscriptions), RN-NUPES (61 circonscriptions) ont encore moins convaincu.
Ce comportement atypique dans une démocratie – ne pas voter – n’étonne plus, ne choque plus, il s’est banalisé. Ni devoir, ni droit, le vote semble être devenu une occupation à laquelle on vaque, par intermittence, un dimanche ni trop pluvieux, ni trop ensoleillé.
On peut ergoter et disserter longtemps sur le sens de l’abstention, lui trouver des prétextes, des excuses et des explications, chercher des responsables (les citoyens ou les politiques ? Les représentés ou les représentants ?), il faut revenir à ce qu’est fondamentalement l’abstention. Elle est un renoncement qui consiste à se priver volontairement d’un de ses droits, à donner à celui qui vote plus de pouvoir, à s’amputer la main qui contrôle nos représentants, à renoncer élection après élection à la démocratie, à la fragiliser.
Puisque ne pas voter n’est plus un comportement atypique, pour quelles raisons voter désormais ?
Pourquoi voter ? Pour la démocratie !
Voter ne se réduit pas à la sélection d’un candidat ou au choix d’une vision pour le pays. Voter montre que l’on accepte les règles du jeu. C’est aussi démontrer une adhésion et un attachement à la démocratie. Voter, c’est exercer et pratiquer la démocratie qui s’use et s’affaiblit si l’on ne s’en sert pas.
Ceux qui renoncent sont nombreux, tant mieux, nous disent certains dans une posture cynique que nous devons combattre de toutes nos forces. Le raisonnement est que les renonceurs sont les moins intéressés par la vie publique et les plus sensibles aux sirènes des extrêmes, ils seraient les « moins intéressants » pour les affaires de la Cité. Leur renoncement ne serait finalement pas un mal pour la démocratie.
Contre cette thèse, nous devons continuer à demander leurs avis aux Français et dans tous les domaines de leur vie : salariés, adhérents d’associations, etc.
Je suis pour multiplier les consultations comme autant de sollicitations. Je suis pour élargir le nombre de citoyens et faciliter les modalités du vote. Des solutions existent. On en parle souvent et les récents scrutins ne doivent pas nous faire renoncer : vote à 16 ans, vote électronique, vote par correspondance étendu, etc. Ces mesures sont directement applicables et serviront à une condition préalable : la revitalisation de notre culture citoyenne commune, notre Je démocratique.
La faim, la peur, la souffrance et le désespoir ne votent pas
Notre démocratie n’assure plus efficacement sa fonction de rendre présente la demande sociale, de la traduire et de lui apporter des réponses. Les instances qui servaient à « rendre présents les absents », à traduire en langage politique les besoins des citoyens et à participer aux solutions ont été progressivement écartées par une pratique verticale du pouvoir : parlementaires, élus, syndicats, associations, etc.
La place des radicalités et des extrémismes
Frustrée d’instances qui la représentent, cette demande sociale a dégénéré en radicalités qui vont à leur tour épuiser la démocratie par des agitations et des contestations, sans modération ni retenue. Est-il nécessaire de rappeler les débuts du mouvement des Gilets Jaunes ?
Je ne sais si on a raison d’être radical, mais je sais qu’on a toutes les raisons de l’être quand on a faim ou qu’on a peur, quand on souffre ou qu’on est en prise au désespoir.
Les radicalités ont-elles leur place en démocratie ? Oui, et notre démocratie libérale leur accorde, tout en l’encadrant, une liberté d’expression et de libre opinion. Elle sait entendre les radicalités de la demande sociale et c’est le rôle des instances intermédiaires. Mais les réponses politiques aux radicalités ne peuvent et ne doivent pas être d’autres radicalités mais bien la recherche du compromis. Telle est la définition de notre démocratie aujourd’hui : radicalités de la demande sociale, compromis dans la réponse politique.
Et à contre-courant d’une pensée dominante, je pense qu’il ne faut pas moins de politique mais beaucoup plus de politique pour régénérer la démocratie.
Plus de politique, beaucoup plus
La politique est un lieu ambivalent, c’est à la fois le lieu d’expression des problèmes et le lieu de leur résolution. Il faut davantage de politique pour que les problèmes puissent s’exprimer et ne dégénèrent pas en agitations ou en contestations. Il faut davantage de politique pour confronter les points de vue, les diagnostics et les propositions de solution, et parvenir à des solutions : c’est l’essence du compromis. Il faut donc remettre en selle les instances de représentation dans une démocratie qui se dit représentative : la re-parlementarisation de notre régime est finalement une bonne chose ; de leur côté, les syndicats doivent être remis à leur juste place sur l’échiquier politique et social.
Immanquablement, les radicalités de la demande sociale vont se répandre, favorisées par les crises économiques, sociales, sanitaires et écologiques, elles s’intensifieront tant qu’elles ne trouveront pas de lieux d’expression et ne retrouveront pas les instances de représentation qui leur font défaut. En réponse à cette expansion des radicalités, nous avons deux défis à relever pour régénérer notre démocratie : cultiver le Je démocratique pour augmenter la qualité de notre débat public et retrouver le sens et la pratique du compromis.
Nos deux défis : le doute citoyen positif et le sens du compromis
Nos citoyens sont critiques, ils ont le droit de l’être. Nos citoyens doutent et c’est une nécessité, à la condition que ce doute soit positif. Parallèlement, les représentants et les gouvernants doivent retrouver le sens et la pratique du compromis : c’est tout l’enjeu de l’Assemblée nationale que les Français ont élue en juin dernier.
Le doute positif pour cultiver le Je démocratique
Nous devons réhabiliter le doute que je distingue du pessimisme. Le premier est nécessaire, le second est délétère. Le doute est une qualité dont nous avons besoin dans notre culture citoyenne. Nous devons prendre le temps de regarder et de scruter les choses, tout cela s’apprend. Il ne s’agit pas de douter de tout, tout le temps, ce qui serait un immobilisme, mais de douter positivement, de se remettre régulièrement en cause dans ses pensées et ses certitudes, et donc rester ouvert au dialogue et au débat constructif. La culture scientifique nous offre la méthode de ce doute positif, de l’école maternelle au Collège de France. Qu’elle puisse nous enseigner cette méthode car les soutiens des radicalités et des extrémismes, eux, ne doutent pas. Ne jamais douter, c’est être figé dans ses certitudes, c’est arrêter de penser. Il existe un doute créateur et libérateur : le doute positif. Quelle liberté de ne plus se contenter de slogans, de coups de menton, d’effets de tribune ou d’effets de manche qui produisent du spectacle mais pas de solution ou d’efficacité !
Le Je démocratique que j’appelle de mes vœux est une défense contre le simplisme des démagogues, contre la simplification du réel qu’opèrent la dictature de l’urgence, la compétition politique la plus grossière pour se distinguer, les bulles d’enfermement et les cages numériques. Nous sommes excessivement et immédiatement dans la lutte des clash, le conflit, la controverse et la polémique. Ce sont des obstacles au compromis.
Le sens et la pratique du compromis
Notre pays semble avoir du mal avec le compromis, alors qu’il lui irait si bien. En France, nous vivons sur un romantisme de l’insurrection, du conflit et du passage à l’acte de ceux qui retournent la table. Les choses étant bloquées, réglons-les par la violence ! On se résigne de plus en plus à l’idée qu’une manifestation devra forcément se terminer par des troubles.
Quel est ce mystère français ? De nombreux pays européens auxquels nous ressemblons ont cette culture et cette pratique du compromis, notamment ceux qui se réclament de l’invention de la social-démocratie. Ces pays nous enseignent qu’il faut une prédisposition incontournable : la volonté d’aboutir (qui peut prendre du temps) et c’est la différence entre progresser et enkyster.
Le sens du compromis commence par avoir des idées. La chose parait évidente mais ne négligeons pas que certains restent adeptes d’idéologies ou de croyances hostiles à la nouveauté, allergiques à la différence, réticentes à la complexité, et qui fonctionnent en circuit fermé. Le sens du compromis commande de ne pas reculer devant la complexité. Il est des situations complexes qui nécessitent des réponses complexes. Il faut savoir renoncer au simplisme.
La pratique du compromis consiste à vouloir avancer en apportant des solutions et accepter qu’elles soient contestées, torturées au cours d’un débat avec des arguments et des contre-arguments devant vos alliés, face à vos adversaires, contre vos ennemis.
On ne choisit pas ses interlocuteurs. On ne choisit pas le gouvernement, la majorité parlementaire, le président de la République, le Premier ministre ou le patron avec qui négocier. Mais on ne négocie qu’avec ceux qui s’inscrivent dans le cadre démocratique et respectent les valeurs républicaines. J’insiste, avec eux seuls, nous pouvons discuter et nous affronter, autour de la table des négociations, dans une bataille d’idées à la recherche d’un compromis, avec la passion dont notre pays a le secret.