Sous-représentées dans le champ politique, les personnes les plus défavorisées ne se sentent ni représentées, ni écoutées, ni même invitées à avoir voix au chapitre. On ne saurait pourtant prétendre transformer la société et reconstruire le pacte républicain en laissant de côté un pan entier de la population. D’autant que, par-delà l’enjeu démocratique, la participation des premiers concernés est une condition sine qua non à l’élaboration de politiques publiques pertinentes.
Dans le champ institutionnel de notre pays, il existe cependant une instance qui fait figure d’exception : le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). Rattaché au Premier Ministre pour assister le gouvernement sur toutes les questions de portée générale concernant la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, le CNLE a en effet la singularité de faire participer à l’élaboration de ses avis des personnes directement concernées au sein de son 5e collège – exclusivement composé de personnes en situation de pauvreté ou de précarité accompagnées par des associations. Ceci est le résultat d’une évolution toujours en cours, cherchant à favoriser la participation de ces personnes.
Depuis fin 2019 et la modification de l’organisation du CNLE, ce collège des personnes en situation de pauvreté est passé de 8 à 32 membres et représente ainsi la moitié des sièges du CNLE. Cette évolution constitue un acquis important pour la représentation des personnes concernées. Toutefois cette participation ne peut être effective que si toutes les conditions en sont bien réunies. C’est un long cheminement qui est encore en cours.
Deux militantes Quart Monde font partie de ce 5e collège du CNLE. Après un peu plus de deux ans d’expérience dans cette instance, nous avons appris que cela demande d’abord de la préparation, un accompagnement et une animation solide, et donc du temps.
Introduire comme partenaire les personnes concernées, a fortiori quand elles sont en situation de pauvreté, c’est introduire un partenaire inhabituel qui nécessite des changements de paradigmes et des conditions bien particulières : différences de langages, de vécu, de temporalités, de codes sociaux, de représentations, de points de vue, de manière de penser, d’agir ou de s’exprimer sont autant de facteurs à prendre en compte.
L’accompagnement
Au CNLE, l’accompagnement des membres du 5e collège était une condition importante à la participation d’ATD Quart Monde. Il devait ainsi être assuré par un prestataire extérieur devant organiser la préparation des réunions plénières et des groupes de travail et prévoir des formations spécialisées afin d’accompagner les membres du 5e collège dans la prise de responsabilités. Pourtant, alors que l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives (ANSA) avait été retenue comme prestataire pour assurer cet accompagnement lors de la première année et malgré la satisfaction des membres du 5e collège concernant ses prestations, un nouvel appel d’offre a été lancé fin 2020 pour remplacer l’ANSA. Cet appel d’offre ayant été abandonné, l’absence de prestataire extérieur a considérablement détérioré l’accompagnement des personnes concernées, malgré la bonne volonté du secrétariat général du CNLE qui l’a assuré de façon transitoire.
L’accompagnement est destiné à favoriser la participation des personnes concernées aux séances plénières et aux groupes de travail, dans la mesure où il est censé faciliter leur préparation aux diverses séances de travail. Il passe par une nécessaire formation à diverses techniques, dont la prise de parole, compétences rédactionnelles, prise de responsabilité. Il apporte une aide à la compréhension des thématiques inscrites à l’ordre du jour, et permet la formation d’une réflexion personnelle et collective sur les documents travaillés.
Il est par ailleurs indispensable à la formation d’une véritable cohésion au sein du 5e collège et doit permettre le passage d’une expression individuelle à une expression davantage collective, en passant du « je » au « nous ». Une bonne partie des membres du 5e collège semble avoir évolué en ce sens.
Les associations dont les membres du 5e collège sont issus ont également un double rôle à jouer dans ce domaine. Tout d’abord par l’intermédiaire d’une personne ressource garante de l’accompagnement logistique et méthodologique des membres du 5e collège. Cette personne ressource assure aussi l’interface entre l’association, l’administration du CNLE et le prestataire national chargé de l’accompagnement pédagogique. Elle participe aux réunions d’information ou de formation organisées par l’administration pour suivre et soutenir l’accompagnement de ces personnes. Ensuite par l’animation d’un « groupe d’appui » se réunissant régulièrement pour soutenir les représentantes de l’association au 5e collège et travailler avec elles les sujets traités en plénière ou dans les groupes de travail. Dans notre Mouvement, ce groupe d’appui est assuré par le « groupe national de suivi de la stratégie de lutte contre la pauvreté » qui réunit tous les mois plusieurs militantes Quart Monde dont les représentantes d’ATD Quart Monde au sein du 5e collège du CNLE.
La préparation
Notre expérience au CNLE l’a confirmé : la préparation est une condition essentielle à la participation effective des personnes concernées, puisque ce sont des moments où elles doivent pouvoir développer une réflexion individuelle et collective sur les sujets qui seront traités lors des plénières ou en groupes de travail. Or, force est de constater que le temps de préparation est, pour les membres du 5e collège, bien trop souvent insuffisant.
La participation effective des personnes en situation de pauvreté nécessite de considérer le besoin d’un temps long pour s’approprier les sujets abordés dans les documents préparatoires aux réunions de travail. Ceci vient en contradiction avec des délais trop courts pour permettre une étude sereine de ces documents. Si le secrétariat général du CNLE tente de prendre en compte ces conditions, l’environnement institutionnel et les intervenants extérieurs n’adaptent pas nécessairement leurs habitudes de travail en conséquence.
Une demi-journée de préparation, telle qu’elle était prévue dans l’appel d’offre pour la recherche du prestataire extérieur, est-elle, dans ce cadre, suffisante ? Un temps trop limité risque de transformer ces réunions de préparation en séance de coaching ou d’explication de texte sur les sujets du lendemain, alors que l’essentiel est de promouvoir une pensée autonome et collective.
L’animation
Les Universités populaires Quart Monde et les ateliers en Croisement des savoirs et des pratiques l’ont prouvé : ce qui facilite l’expression autonome, au-delà de la préparation des participants, est la méthode d’animation. Cela passe par un travail spécifique, avec des animateurs formés par des organismes spécialisés.
En l’absence de prestataire extérieur, c’est le secrétariat général du CNLE qui a pris en charge l’animation des séances de préparation des membres du 5e collège. Malgré sa forte implication, l’animation de ces réunions n’a pas pu bénéficier du même professionnalisme, les membres du secrétariat n’ayant pas reçu la formation nécessaire.
Par ailleurs, les ordres du jour chargés des séances plénières du CNLE, les départs prématurés des intervenants invités à s’exprimer, le manque d’échanges avec les membres du 5e collège et des autres collèges, les modalités de distribution de la parole, les postures surplombantes de certains intervenants venant davantage dispenser leur savoir qu’écouter les premiers concernés, ont rapidement donné l’impression aux membres du 5e collège de ne pas être écoutés et de n’être là qu’en tant que spectateurs. Dans la mesure où ils ne sont pas invités à intervenir en premier, ils ont l’impression d’être écrasés par les autres membres et de ne pas pouvoir orienter les débats. Pourtant, l’un des enjeux de la participation des premiers concernés est bien celui d’apprendre d’eux pour ensuite agir sur les politiques publiques.
Un déficit de prise en compte et de reconnaissance
Il existe encore le sentiment parmi certains membres du 5e collège que leurs paroles et propositions ne nourrissent pas suffisamment les avis et rapports rendus par le CNLE.
La participation des membres du 5e collège semble avoir été différente d’un groupe de travail à l’autre. En effet, les échos obtenus des deux militantes Quart Monde ont sur ce point été nuancés. L’une d’elle a souligné l’existence d’un véritable esprit de co-construction, tandis que l’autre a témoigné d’une certaine difficulté de se reconnaître dans l’avis rendu, dans la mesure où les apports des membres du 5e collège apparaissent parfois dissouts dans la synthèse générale et où le langage utilisé dans ce type de rapports est différent du leur.
Outre la question de la pleine intégration du 5e collège au sein du CNLE, la question se pose également de savoir quelle est la reconnaissance et donc l’utilité des travaux de cette instance. Il nous paraît indispensable, qu’à tout le moins, ses rapports puissent faire l’objet d’un accusé de réception. Mais l’essentiel serait qu’ils fassent l’objet d’une réponse motivée de la part de ses destinataires au niveau ministériel. Certains membres du 5e collège ont par ailleurs exprimé le souhait de pouvoir présenter ces rapports auprès des diverses instances concernées par les sujets traités, par une délégation regroupant des membres des différents collèges.
Le problème de la reconnaissance des travaux du 5e collège peut prendre une autre forme : certains membres de ce collège ont posé la question de la prise en compte de la valorisation des acquis correspondant à leur participation à ces travaux. Cette institution reste après tout un lieu propice à l’acquisition de nouvelles connaissances et compétences. Par exemple, une évolution récente positive peut être considérée comme un acquis d’expérience : il s’agit de l’intervention de certains d’entre eux comme co-président ou comme co-rapporteur de ces groupes et de leur participation à la présentation des différents rapports en séances plénières.
Au vu du bilan que l’on peut dresser de ces années au CNLE, il paraît évident qu’il reste beaucoup à faire pour la participation effective des personnes concernées. Mais il faut reconnaître qu’un certain nombre de progrès ont été réalisés dans ce domaine depuis la création du CNLE. En effet, la mise en place de ce 5e collège a concrétisé l’importance de la participation des personnes concernées, puisqu’elles représentent maintenant la moitié des effectifs du Conseil. Cette évolution a renforcé l’impact de leurs prises de position.
Depuis lors, des avancées concrètes ont pu être notées concernant la participation des membres du 5e collège dans les groupes de travail et la volonté de faire émerger leur parole en séance plénière. Mais il ne faudrait évidemment pas que cette progression soit ternie du fait de conditions inadéquates de participation et du manque de prise en compte des avis du CNLE dans l’évaluation et la définition des politiques publiques.