Prologue1 : en Papouasie-Nouvelle-Guinée, province de Hela dans les magnifiques Highlands, la caméra filme longuement des touristes photographiant des hommes, des enfants, quelques femmes richement costumés de plumes, de raphia, offrant leurs danses et leurs chants ancestraux ; ils font partie du Goroka Show2. Jusque-là ce pourrait être banal. Gros plan sur un visage d’enfant maculé de gris au regard saisissant, interrogateur, perdu, bien trop grave pour son âge. Des vacanciers Australiens enthousiastes expriment très sincèrement leur émerveillement devant ce monde intact si différent du leur. On ressent pourtant un malaise. C’est l’endroit du décor.
À quelques kilomètres de là Hides 4, le site d’Exxon Mobil usine d’exploitation du gaz. En lisière, un village aborigène – dévasté par la multinationale – où Céline, la documentariste a vécu, a tissé des liens. Elle parle le pidgin3. La firme multinationale avait promis aux riverains une contrepartie financière et sociale en échange de l’expropriation de leurs terres gorgées de gaz. Rien n’est venu. C’est l’envers du décor. Lors de précédents reportages, Céline avait découvert les discours formatés d’Exxon et des dirigeants locaux. Elle a donc choisi ici un angle de vue à partir des habitants spoliés. Nous faisons connaissance dans ce village aborigène avec les membres du clan des Tagobali de la tribu des Tuguba, représentatifs des populations tribales de la région. On perçoit d’emblée des différences d’avis dans une même famille sur ce qu’il aurait fallu faire ou pas, des jeunes face aux vieux, des femmes face aux hommes, des rivalités entre clans. Même si des conflits existaient avant l’arrivée d’Exxon Mobil, les familles, les tribus sont désormais plus divisées que jamais. Notamment parce qu’Exxon a introduit la notion de propriété privée inconnue sur des terres traditionnellement exploitées collectivement.
Le film alterne les scènes intimistes d’entretien direct avec les habitants et des séquences publiques. Par exemple, un rassemblement de dirigeants politiques locaux, sous le regard approbateur des responsables d’Exxon, plus loin des aborigènes parqués derrière des fils de fer barbelés. Ils exploitent la culpabilité et les désaccords des aborigènes. Moralisateurs et trompeurs, ils haranguent la population : « Il faut donner vos terres à l’État si vous voulez le progrès ! » Certains, derrière les grillages, rétorquent avec intelligence : « Nous les sauvages, on nous a séduits avec des paquets de riz tous les vendredis, on n’est pas dupes ! » Ou bien : « Écoute-moi business man ! » Mais les chefs sont déjà repartis, après un cocktail de bienvenue, dans le bourdonnement infernal de leur hélicoptère. Une caricature plus vraie que nature qui ressemble à une fiction. Il s’agit pourtant bien d’un documentaire. Il y a aussi les délégations d’hommes de différents clans qui se succèdent aux grilles de l’usine pour négocier leurs royalties ; elles attendent indéfiniment d’être reçues. L’un d’eux est porteur d’une lettre à transmettre, jamais acceptée par les gardiens de l’usine. Tandis que les hommes essaient de faire valoir leurs droits, les femmes ont pris entièrement en charge l’agriculture, les enfants. On sent leur profonde proximité avec la réalisatrice. C’est la grande force du film. Dans une scène rare, elles parlent en toute confiance avec Céline, dessinent une topographie des lieux avec des bonshommes, des barbelés, où elles se mettent elles-mêmes en scène, commentant non sans humour : « Là je regarde les belles gueules des employés qui sortent du site le soir (…) Je drague les gars de la Compagnie, ils ont de l’argent ! »
La réalisatrice intervient très peu, la parole est livrée brute et cela manque parfois d’explications. Sa posture est résolument du côté des faibles, elle est là à leur demande. Ici le sujet n’est pas la catastrophe écologique mais l’expropriation, l’abus de confiance, le démantèlement des tribus, la destruction d’une culture ancienne. L’ombre d’un des leurs, Tony, plane sur tout le film : instruit, il était devenu médiateur entre deux mondes. Il a disparu mystérieusement. Les dangers de la ville, le stress, la maladie, la culpabilité l’ont tué. Homaï son frère tente de prendre sa suite. Les belles montagnes boisées en arrière-plan deviennent un décor dissonant, on le sent démuni, isolé, tout comme son peuple. Les divisions actuelles entre clans et tribus – qui préexistaient mais se sont aggravées – contribuent à la confusion générale et affaiblissent les colonisés. Il n’existe pas à ce jour de front commun face à la multinationale ni aux dirigeants locaux corrompus. Dans la nuit rouge, surplombant ce ravage, une torchère brûle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La culpabilité, la confusion, le désespoir rongent ces habitants. Ils ont en mémoire une prophétie ancestrale : « Ne donne pas le feu à l’homme blanc ou ce sera la fin du monde ».