Un prêtre « républicain »

Marie-Hélène Dacos-Burgues

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Marie-Hélène Dacos-Burgues, « Un prêtre « républicain » », Revue Quart Monde [En ligne], 204 | 2007/4, mis en ligne le 05 mai 2008, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1091

En guise d’introduction à son dernier ouvrage « Agir avec Joseph Wresinski »1, l’auteur explique pourquoi elle a reconnu chez ce prêtre les valeurs incarnées de la République.

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Joseph Wresinski

Dès ma naissance j’ai été confrontée à l’inégalité sociale. Je n’étais ni d’un monde ni d’un autre et toute ma vie n’a été qu’une quête pour concilier le regard des uns et des autres sur la vie tout court.

Je suis née en 1941. En 1949 j’ai perdu mon père qui s’est suicidé à 29 ans, laissant cinq enfants et une femme derrière lui. On ne m’a jamais dit pourquoi. J’étais l’aînée. Ma mère a élevé seule cinq enfants avec difficulté, à peu près comme la mère de Joseph Wresinski a élevé seule ses quatre enfants. Mais chez nous il n’était pas fait appel au curé, sauf pour fabriquer les pâtes pendant la guerre. Les enfants allaient à la messe le dimanche, une concession à mon arrière-grand-mère paternelle très croyante qui n’aurait pas supporté que nous n’y allions pas. Ma mère et sa famille étant, eux, de féroces anticléricaux. Mon grand-père maternel m’avait fait promettre de ne pas faire appel au curé pour son enterrement, sinon il promettait, lui, de se mettre debout sur sa tombe pour m’injurier. Joseph Wresinski avait approximativement l’âge de mon père.

Ma famille était le fruit d’un brassage social. Mon père était issu d’une famille de bourgeois qui m’inculquèrent le goût des études. Ma mère était la fille d’une lignée de paysans sans terre qui travaillaient les terres des autres, notamment celles d’un comte. Depuis ma toute petite enfance j’ai été sensible aux jugements de valeurs, au mépris des bourgeois et des aristocrates pour ceux qui ne le sont pas. J’avais du mal, et j’ai encore du mal à être présente, à l’aise, dans certains milieux. On n’efface pas facilement les douleurs de l’enfance !

Comme Joseph Wresinski, à l’âge de quatre ans, j’ai gardé une chèvre, dont nous buvions le lait, parce que ma mère jugeait qu’il était de son devoir de m’accoutumer à cette tâche que je serais appelée à accomplir en tant qu’aînée, vers mes dix ans, pour garder un hypothétique troupeau familial. C’était aussi d’ailleurs parce qu’il fallait bien que quelqu’un garde cette chèvre.

Dans mon enfance, dans mon école, dans mon village, j’ai eu comme amis des enfants très pauvres, garçons ou filles. Il m’était interdit notamment de jouer avec une petite fille, la seule de mon âge, dont la mère était parfois mal jugée mais que nous faisions travailler chez nous, aux terres ou pour faire la lessive, parce que nous avions pitié des nombreux enfants dont elle avait la charge et que nous estimions son courage. On pourrait dire que ces craintes étaient sans doute fondées puisque cette petite fille eut une vie très difficile, proche de celle des familles du « quart monde ». Déjà, à 6 ou 7 ans, ce qu’elle me racontait de la vie me surprenait. Plus inquiétant encore pour les adultes, mais non pour les enfants : à certaines périodes de l’année, les gitans faisaient leur apparition dans notre école, au fond de la classe, avec leurs petits cahiers qui me faisaient rêver. Je n’ai jamais constaté que le linge avait disparu. Il est vrai que l’on m’obligeait à aller rapidement le ramasser dès leur arrivée. Mais à cette époque il n’était pas autant question d’argent qu’à l’heure actuelle. La pauvreté se voyait mais la richesse ne s’étalait pas.

Plus tard, à partir de 1950, dans la ville d’Avignon où je fus envoyée chez mon arrière-grand-mère et sa belle-fille, ma grand-tante, toutes les deux veuves comme ma mère et ma grand-mère paternelle, je fis l’expérience de l’exclusion, mais à mon encontre cette fois-ci. Je vécus là de 9 à 18 ans, assez secouée par la transplantation d’une petite fille de la campagne. Je ne savais pas comment on se comporte à la ville. J’étais là pour étudier et pour échapper aux tâches ménagères qui m’avaient beaucoup occupée pendant un an, car ma mère ayant repris l’exploitation forestière de mon père (ses ouvriers, ses camions et ses livraisons de bois de chauffage), elle ne pouvait assumer les travaux ménagers dont je fus chargée en tant qu’aînée. En Avignon, l’école entière et surtout les catéchistes et les enfants du patronage se chargèrent de me montrer la différence qui était la mienne. Une enfant recueillie, pensez donc !! Cette générosité réelle de ma grand-tante rejaillissait sur ma mère jugée incapable et je ne le supportais pas. Par ailleurs l’horizon intellectuel s’élargissait pour moi. Dans un milieu cultivé et profondément laïque, j’appris les valeurs essentielles qui guidèrent ma vie ensuite. J’entendais parler des amis juifs disparus dans les camps nazis et des Arméniens d’Avignon qui avaient fui le génocide. On ne faisait pas de théorie. Il allait de soi que tout cela était scandaleux. L’égalité entre les humains était un substrat évident sur lequel ma pensée d’enfant se développait. C’est d’ailleurs pour cette raison que toutes les remarques sur ma mère me blessaient autant et me donnaient cet air rebelle que personne ne comprenait. Lorsqu’en Avignon ma grand-tante athée et ses amies anglaises me conduisirent sur la tombe de John Stuart Mill, je ne savais pas très bien de qui il s’agissait, je percevais cependant qu’il avait eu une pensée et des actions décisives pour le devenir des femmes, que ces dames l’admiraient pour cela, enfin qu’il s’était intéressé à la liberté, valeur aussi importante pour elles que celle de l’égalité. Elles ne me conduisirent jamais sur la tombe de mon père et de sa lignée, encore moins sur les tombes de la lignée de ma mère. La tradition n’était pas ce qui guidait leurs actes mais ce qui donnait aux actes leur sens. J’en déduisis des ordres de priorité essentiels. On m’autorisait de plus à lire ce que je voulais en piochant dans la bibliothèque très fournie de mon grand-oncle, écrivain. Je fus élevée par des femmes seules, toutes veuves et capables d’assumer. Les modèles qu’elles nous recommandaient étaient ceux des hommes de notre famille qui s’étaient illustrés par le passé. Tous d’un côté ou d’un autre parlaient de l’égalité entre les êtres humains et de la dignité de la condition humaine.

L’Ecole Normale par la suite, avec ses valeurs laïques, sa volonté de transmettre le savoir à tous les enfants et en particulier aux enfants pauvres me confirma dans le métier qui fut celui d’un certain nombre de mes ancêtres. Je compris mieux le choix politique de mon arrière-grand-père qui renonça à être notaire pour embrasser la carrière de juge car, dreyfusard de province, il pensait qu’il serait plus utile à la cause de cette façon. L’action au service de l’Etat, le respect de la devise républicaine au quotidien fut ce que je choisis un peu inconsciemment, mais comme une démarche obligée. Paradoxalement Joseph Wresinski que je n’avais pas encore rencontré devait devenir la personne qui me permit d’approfondir ces choix.

J’ai connu Joseph Wresinski en 1967, à l’âge de 26 ans. S’il me semble très étrange de citer comme références les paroles d’un prêtre, moi, anticléricale de tradition familiale paternelle et maternelle, il m’apparaît de plus en plus que l’enseignement que j’ai reçu à 16 ans à l’Ecole normale primaire d’Avignon, lorsque je me destinais à être institutrice dans le Vaucluse, devait être très semblable à celui reçu par Joseph Wresinski au petit séminaire, si j’en juge par la proximité que j’ai toujours ressentie avec ses propos. En ces temps-là, l’enseignement social de l’Eglise ne différait sans doute pas beaucoup de l’enseignement social destiné aux instituteurs. Joseph Wresinski est donc pour moi un détour facile, une recommandation de lecture pour renouer avec des valeurs de la République auxquelles je tiens et qui me semblent menacées inexorablement depuis quelques années. Ce n’est pas une façon de valoriser le passé par nostalgie, mais c’est une façon d’interroger l’avenir en utilisant les leçons du passé. J’ai ainsi le sentiment de suivre mes ancêtres dans leurs enseignements essentiels et peut-être de faire œuvre utile pour mes petits-enfants.

On peut bien relire Victor Hugo avec avidité, pourquoi pas Joseph Wresinski ?

1 Editions de la Chronique sociale (automne 2007). Disponible aux éd. Quart Monde.
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1 Editions de la Chronique sociale (automne 2007). Disponible aux éd. Quart Monde.

Marie-Hélène Dacos-Burgues

Après avoir été professeur de mathématiques, Marie-Hélène Dacos-Burgues est devenue en 2001 maire de sa commune. Volontaire d’ATD Quart Monde (1974-1979), elle a été l’auteur de Il a grandi tous les jours, monographie d’un enfant très pauvre vivant dans le quartier de Pierreuse à Liège (Belgique)

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