Une révolution copernicienne

Eugène Notermans

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Eugène Notermans, « Une révolution copernicienne », Revue Quart Monde [En ligne], 204 | 2007/4, mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1077

L’auteur a confié comment sa propre vie a été bouleversée par la rencontre d’un homme qui a révélé au monde un peuple inconnu, lors de l’inauguration officielle du Centre international Joseph Wresinski, le 14 février 2007, à Baillet en France (Val d’Oise)

Quand j’étais encore un garçon de neuf, dix ans, nous avions à l’école primaire une carte du monde sur laquelle 1’Europe et les Pays-Bas, mon pays, se trouvaient à peu près au centre. A gauche, à 1’Ouest, se trouvaient les deux Amériques et à droite, la vaste Asie. L’Afrique se situait en dessous. Comme des millions d’autres gens, j’ai grandi avec cette image du monde dont 1’Europe est le centre. Des pays et des peuples paraissaient avoir leur sens et leur valeur avant tout à cause de leur position par rapport à ce centre.

Des lunettes euro-centriques

Nous avons en effet appris à voir par des lunettes très « euro-centriques ». Nous nous croyons encore souvent au coeur du monde. Considérons, par exemple, notre manière de voir ce que nous avons appris à appeler le « Tiers Monde ». Mais même plus près de chez nous, jusque dans notre pays, les messages et les signaux émis par des gens d’autres milieux ne sont captés, interprétés et valorisés qu’à partir de notre position à nous. A vrai dire, les signaux qui proviennent des petites gens et des humbles, dans la mesure où ils sont reçus, se retrouvent en général dans la périphérie de l’attention générale. Sur la mappemonde de la société, nous, des gens ordinaires mais ayant un avenir, étions au centre et les gens impuissants et sous-développés appartenaient toujours aux régions éloignées.

Ce n’est qu’en rencontrant en 1964 le père Joseph Wresinski que j’ai commencé à découvrir quelle erreur fondamentale il y avait dans cette manière de raisonner. Il vivait et se bagarrait alors dans un des bidonvilles les plus terrifiants que le riche occident a connu, en région parisienne. Avec les quelque deux cent cinquante familles qui étaient forcées d’y survivre et avec quelques amis d’ailleurs, il avait fondé un mouvement en signe de protestation publique contre le scandale de la misère inhumaine tolérée dans le monde des hommes. Ce « scandale » a déterminé la suite de la vie du père Joseph comme l’appelaient les familles. Son « point de vue », sa « position », se sont identifiés à ceux de 1’homme le plus souffrant, le plus exclu, de celui qui normalement ne compte pas dans nos assemblées. Lui-même a parlé du « regard par le bas ». Il disait que, si nous voulions comprendre ce que vivent les plus pauvres, nous devrions apprendre à voir le monde « par le bas ». Et petit à petit, toute ma vision du monde a basculé. Cela a renversé complètement ma manière de voir, ma manière d’être. J’étais venu dans l’idée de l’aider, lui et son équipe. Il m’a fait comprendre que j’avais tout à apprendre. Apprendre de ceux et de celles qui depuis toujours ont dû se battre et résister, dans la situation infernale qui leur était faite. Par lui et par son Mouvement, j’ai appris que l’on ne pouvait changer cette situation que si on en connaissait tous les aspects en profondeur. A la suite de cet homme, des dizaines et des dizaines d’hommes et de femmes se sont mis à découvrir et à écrire, comme lui-même, pour ne rien perdre de ce qu’ils apprenaient des familles. Un peuple sans visage est ainsi sorti des crépuscules pour entrer dans l’histoire. Un pays, jusque-là inconnu, a été mis sur la carte. La terra incognita, la terre inconnue, est devenue un pays qu’on ne pourra plus ignorer. Désormais, le voyage vers cette région lointaine et pourtant si proche, est envisageable.

L’accessoire devenu essentiel

Ce qui dans une longue tradition était considéré comme marginal a été mis au centre de notre vision. Ce qui passait pour accessoire est devenu l’essentiel. La grande pauvreté et la misère, souvent ignorées ou simplement niées, se sont avérées être d’importance cruciale pour caractériser la nature d’une société, la qualité de sa vie, de sa conception de la justice et de la dignité humaine. Non seulement il va falloir que le monde connaisse la vie des plus exclus de ses habitants pour pouvoir arrêter l’exclusion, il faut en plus que l’homme prenne le plus pauvre comme partenaire, s’il veut vraiment comprendre qui il est, lui-même, homme avec les autres hommes, sur cette terre. Le soleil a cessé de tourner autour de notre terre, comme un simple satellite autour de son centre de gravité. Notre vieille terre, comme toutes les autres planètes, circule autour du soleil. Et ce père Joseph Wresinski a fait, pour la compréhension des rapports entre les hommes, ce que jadis ont fait Galilée et Copernic pour notre système solaire. J’ai vécu l’équivalent d’une véritable révolution copernicienne. Car j’ai dû me rendre à l’évidence : si je veux comprendre quelque chose à ma propre vie, à celle de l’homme tout court dans ce monde, j’ai intérêt à consulter ceux et celles qui depuis toujours ont appris que nos idéaux et nos slogans, inscrits en toutes lettres sur les frontons de nos bâtiments publics, ne sont pas réalité mais programme. Celui-ci ne se réalisera qu’au prix d’efforts acharnés, continus, de tous les membres de la société.

Et pour que ce peuple, nouvellement découvert, ne soit plus jamais laissé à l’oubli, cet homme étrange nous a poussés tous à écrire, jour après jour, afin que l’humanité ne perde plus jamais la trace de certains de ses membres. L’histoire se pense, se dit et s’écrit, quitte à se redire, mille et une fois, pour les générations à venir. Une histoire qui ne se transmet pas meurt définitivement. Un peuple inconnu est entré pour de bon dans l’histoire des hommes et son pays est inscrit sur la carte. Le peuple est dit et décrit, mille fois, mais aussi il se dit, se parle et prend conscience de son histoire, qui, elle, est alors vivante. L’histoire de ces découvertes, l’histoire de l’homme étrange qui a su concevoir le changement et mobiliser les espoirs de tant d’hommes dans le monde, cette histoire-là, déjà en grande partie écrite, ne peut pas être perdue. Est-il étonnant, que l’on veuille garder et soigner cette double histoire, pour ainsi tendre un piège à l’oubli qui a l’habitude de balayer impitoyablement ce qui ne correspond pas à la mode du temps ?

Pourtant, l’histoire de la découverte et l’histoire du peuple restent stériles si on les enferme dans un coffre-fort. Elles sont vécues, elles se vivent par nous, les héritiers de l’histoire. Elle forme un champ de culture à exploiter avec beaucoup de prudence et de perspicacité. Non pas pour reproduire, voire imiter, parce que l’histoire ne se répète jamais vraiment, mais pour en apprendre, pour approfondir et gagner en sagesse. Munis de cette sagesse, constamment renouvelée, nous pourrons tous tenir nos paroles et persévérer dans le refus de la misère. Car l’histoire continue. L’histoire, demain, sera ce que nous vivons, aimons, protégeons, ou craignons, fuyons aujourd’hui.

L’équipe du Centre international Joseph Wresinski, à Baillet, se trouve devant une énorme tâche. Mais elle donne toute raison d’avoir confiance dans l’avenir. La maison dont elle a la charge, nous dit clairement que le temps de la préhistoire est révolu. Depuis un demi-siècle déjà l’histoire du peuple et de ses amis s’écrit. Elle nous dit que cette histoire est riche et vivante parce que féconde et que ses dépositaires ont tout intérêt à l’intérioriser. A ces conditions, ce Centre international et son trésor pourront compter sur une longue et fructueuse vie. Car le garçon de ce taudis de la rue Saint-Jacques à Angers1, devenu adulte, a profondément mis nos conceptions de l’homme et du monde sens dessus dessous.

1 Madame Wresisnki a habité avec ses enfants dans cette rue.

1 Madame Wresisnki a habité avec ses enfants dans cette rue.

Eugène Notermans

Parmi les premiers volontaires d’ATD Quart Monde à avoir rejoint le père Wresinski au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand en 1964, Eugène Notermans est aujourd’hui engagé avec sa femme, aux Pays-Bas, son pays. Il est l’auteur d’un Cahier de Baillet, Le père Joseph. (1994 et 1997, éd. Quart Monde)

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