Aussi loin que je puisse retourner dans l’histoire, je n’ai pas encore rencontré une tentative de s’attaquer au problème des pauvres, qui n’ait en même temps l’intention d’exclure certains d’entre eux. De même, jamais je n’ai rencontré un homme ou une femme d’action en ce domaine qui ait la certitude d’avoir touché ceux et celles qui participent le moins à la vie sociale. On peut sérieusement se demander pourquoi le père Joseph Wresinski a voulu que la priorité aux plus pauvres soit inscrite dans les fondements même de son Mouvement. Pourquoi voulait-il, là où tant d’autres avant lui avaient échoué, tenter l’impossible ? Qu’est-ce qui a pu l’animer alors qu’il y avait partout une réelle résistance contre un tel choix ?
Avant de pouvoir tenter une esquisse de réponse, nous devrons faire quelques réflexions préalables.
Essayons d’abord de mettre en esprit des scènes de l’aide aux pauvres telles que le père Joseph les a connues tout au long de sa vie. L’aide telle qu’elle était et qu’elle est depuis toujours en Occident. Les acteurs de cette aide sont en général les riches, les privilégiés. Ils apportent selon le moment, selon les besoins repérés, mais surtout selon leur bon vouloir, une aide de soulagement aux pauvres. Nous ne sommes pas là pour faire un procès. Dans tous les cas, les pauvres connus ont une chance plus grande d’être atteints par l’aide que les pauvres non connus, voire invisibles. Ou faut-il nuancer davantage ? Ceux qui semblent avoir une raison justifiée de demander de l’aide (dans un passé pas encore si éloigné on les nommait les « bons pauvres ») ont plus de chances de voir leur quête aboutir que ceux qui sont soupçonnés de n’être que des profiteurs de la bonté publique (que l’on nommait les « mauvais pauvres »).
L’aide, qu’elle soit matérielle (nourriture, vêtements, logements ou abris provisoires...) ou plus immatérielle (mesures de santé, rattrapages scolaires...), s’arrête quelque part en descendant l’échelle de la hiérarchie sociale. Le père Joseph Wresinski et des millions de très pauvres de par le monde en ont fait l’expérience. Aucune action entreprise en faveur des plus pauvres, ou même voulant les inclure, n’atteint à 100 % son but. C’était déjà ainsi dans les expériences de la famille Wresinski, depuis la naissance de Joseph à Angers, comme dans les expériences de leurs voisins de quartier. Ces expériences l’ont poursuivi tout au long de sa vie. Pour que les plus pauvres puissent être atteints, il faudrait encore les connaître, et puis ensuite vouloir les viser, eux surtout, eux en priorité. Qui connaît le plus pauvre, le plus misérable, aujourd’hui comme hier, qui en fait son unique but ?
Une deuxième réflexion préliminaire me semble aussi urgente pour comprendre la position du père Joseph. Pour lui, la lutte contre la misère est tout naturellement une affaire de tous. Il ne pouvait pas concevoir l’idée même d’une action qui ne concernerait que la moitié ou une partie de la population. Pas seulement parce qu’il prenait une action qui ne toucherait pas les plus rejetés pour un échec, mais aussi parce qu’il était toute sa vie à la recherche de moyens pour « rendre les pauvres acteurs de la libération de leurs frères ».
Voilà mes réflexions préalables. Alors, à la question : « Pourquoi les plus pauvres ? », il me semble qu’il y a au moins six raisons aux yeux du père Joseph pour faire de la priorité aux plus pauvres le fer de lance de tout son Mouvement, raisons que l’on pourra vérifier dans ses écrits et dans l’ensemble de l’héritage qu’il nous a laissé :
Le plus pauvre, le plus rejeté, donc celui qui est forcément le plus difficile à atteindre, est le « témoin » de la totalité de la population des pauvres, il est la preuve de l’exhaustivité de l’action entreprise.
« Quand on n’est pas limité et enfermé dans une organisation, on peut vivre un projet de société qui dépend de l’autre, de celui avec qui l’on veut le partager. Alors vous pouvez mettre la famille la plus pauvre au cœur du monde, au centre du monde. Faire de l’homme le plus démuni le centre, c’est embrasser toute l’humanité dans un seul homme, ce n’est pas retenir le regard, ni en réduire la vision, c’est jeter celui-ci aux frontières de l’amour ; or l’amour n’a pas de frontières, il ne s’enferme pas, il ne se maîtrise pas, il est toujours folie. »1
Dans la vision du père Joseph, les pauvres sont les premiers libérateurs de leurs frères. Ils y ont un droit inaliénable. « Tout homme doit pouvoir faire de la famille la plus pauvre un pôle de rencontre, un agent de libération des autres hommes, une famille qui sauve ses frères. »2.
Ne pas aller jusqu’au bout dans la lutte contre la misère, cela veut dire en exclure certains. C’est renforcer l’exclusion qui les sépare déjà du reste de la société. Or l’extrême pauvreté n’étant que le fruit de l’exclusion d’hommes par d’autres hommes, une exclusion supplémentaire est le contraire de ce que l’on poursuit dans une lutte contre la pauvreté. (Ce qui d’ailleurs montre de manière évidente que la plupart des actions de type “ humanitaire ” ne visent pas forcément l’éradication de la misère (de tous) mais l’aide satisfaisante du plus grand nombre).
La recherche du plus pauvre est une histoire sans fin, et à juste titre. Notre préoccupation par rapport à la misère ne saurait jamais, sous aucun prétexte, disparaître. Jamais nous ne serons sûrs d’avoir atteint le plus rejeté, le plus invisible des hommes, ici ou à l’autre bout du monde, celui qui est le plus grand absent de tout ce que nous entreprenons. Attention au train qui peut se cacher derrière le train ! Le père Joseph nous mettait en garde : attention au plus pauvre qui peut se cacher derrière le pauvre. Ne croyez jamais que vous les avez définitivement atteints. « Atteindre les plus pauvres » n’est pas une mince action. Ce n’est même pas une action. « Atteindre les plus pauvres », c’est plutôt une volonté acharnée qui recolore l’ensemble de tout ce que nous sommes, de tout ce que nous pouvons entreprendre. Aller sans cesse à la recherche des plus pauvres, c’est en quelque sorte reconstituer le puzzle de l’humanité, non seulement pour ne pas exclure, mais aussi pour construire une humanité nouvelle, dont les plus pauvres et les plus oubliés sont les gardiens.
La sixième raison est d’ordre spirituel. Elle concerne sa conviction que les plus pauvres sont les témoins privilégiés du Dieu Sauveur, du Dieu Amour. Dans beaucoup de religions, et notamment dans les trois religions monothéistes, il y a la supposition que l’Être suprême ou Dieu aime particulièrement ceux et celles qui sont les moins aimés parmi les hommes. Le christianisme de son côté porte la conviction millénaire que Dieu-fait-homme en Jésus Christ est Lui-même devenu le plus pauvre. Faire de l’écrémage en n’allant pas jusqu’au bout de la quête signifierait donc dans cette vision exclure le Salut Lui-même.3.
Mais alors, si nous faisons nôtres les raisons du père Joseph de vouloir atteindre les plus pauvres, nous aurons encore à mettre en place les conditions particulières qui seules le permettent. Dans un regard en arrière, le père Joseph dit lui-même au sujet de la fondation du Mouvement : « Pour ma part, il fallait bien que je parte d’où j’étais né, avec l’expérience et le regard que m’avait donnés la misère. Né dans la misère, j’ai appris à voir le monde et mon Église par le bas. »4 En une courte expression, à peine remarquée si nous ne faisons pas attention, se tient ainsi le mystère de toute une vie : « J’ai appris à voir le monde par le bas. Loin de garder ce mystère pour lui, il n’a pas cessé de le partager avec les gens qu’il rencontrait : avec les volontaires qui l’ont suivi, mais aussi avec les alliés qui se sont engagés dans le Mouvement et les amis, avec des hommes et des femmes de tout bord, de toute origine, partout dans le monde. N’est-il pas primordial encore aujourd’hui de se laisser interpeller par lui ?
Des siècles de lutte contre la pauvreté et la misère nous apprennent de quelle folie il faut être habité pour vouloir atteindre les plus démunis. L’humanité n’a jamais été complètement indifférente à l’existence des très pauvres au sein de ses communautés. Le père Joseph se disait toujours l’héritier de tous les courants qui ont refusé la persistance de la misère. Mais né lui-même au cœur de l’extrême pauvreté, il nous apporte un nouvel éclairage. Parler des pauvres en général ne suffit pas, il faut aller jusqu’aux plus pauvres d’entre eux. Leur rendre leur place parmi leurs concitoyens c’est la garantie d’une société vraiment fraternelle et digne de son humanité.