Des convictions enracinées dans la «plaine»

Eugène Notermans

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Eugène Notermans, « Des convictions enracinées dans la «plaine» », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4192

Sur quelles convictions le père Joseph a t-il bâti le Mouvement ATD Quart Monde ? A quelles conditions peuvent-elles se développer de manière vivante et unir ce Mouvement, spécialement son volontariat ? Eugène Notermans proposait à ces questions l’introduction suivante, lors d’une journée des Assises du volontariat en août 1988.

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Joseph Wresinski

Toute sa vie, le père Joseph, a cherché ce qui pouvait libérer l’homme, tous les hommes, à partir des plus démunis. Toute sa vie, il a partagé les joies et les peines des hommes et il a écouté leurs aspirations profondes.

Dans l’univers du père Joseph, qu’il a partagé avec nous, l’homme occupe une place centrale, l’homme vivant qui rit et qui pleure, qui aime et qui se bat, qui est écrasé sans jamais se résigner, et qui retrouve tout d’un coup les gestes de la fraternité, réussissant quand on s’y attend le moins à se dépasser pour venir au secours de son frère. Sa vision du monde n’était pas faite de concepts abstraits, d’idées préconçues puisées dans des cours ou des livres. Même s’il avait des attaches très fortes avec des traditions historiques solides et anciennes (il se savait l’héritier de vingt siècles de christianisme), nous ne lui connaissons pas de conviction qui ne soit passées au crible de sa vie. Et pas n’importe quelle vie….

Cette vie qui a permis la naissance et la formation de ces convictions n’a pas cessé de nous interpeller, de nous intriguer. Je la vois comme un pays étendu dont j’ai tout juste exploré quelques endroits qui pourraient servir de repères, comme une montagne, un fleuve et une plaine.

Dans le pays du père Joseph j’appelle la montagne : « Amour et foi. » Homme de foi et d’amour, sa passion de l’homme était naturellement et indissociablement liée à sa passion de Dieu comme provenant d’une source unique.

Dans ce paysage, le fleuve s’appellerait « combat », lutte, efforts acharnés et durables pour changer tout ce qui nie l’homme. Beaucoup ont connu le père Joseph au combat. Ce n’était pas une simple facette de son existence. La lutte était pour lui le trait d’union entre l’idéal d’une humanité unie et la réalité insupportable de la négation de l’homme par l’homme, de l’exclusion et de la misère.

Et puis il y a la plaine, exposée à toutes les forces brutes de la nature balayée par le vent, souvent frappée de sécheresse : c’est la pauvreté, terre natale du père Joseph et qui héberge tout un peuple de très démunis. Mais cette plaine est bien plus qu’une simple surface repérable sur une carte géographique. Elle est surtout un point de vue. Celui qui naît dans la plaine développe une vision particulière sur tout un environnement, les horizons y sont étendus à l’infini, la montagne s’y mesure dans sa vraie altitude. Le père Joseph nous disait lors de son premier livre en langue néerlandaise : « Né dans la misère, j’ai appris à voir le monde et l’Eglise d’en bas. Quand on regarde « d’en bas », on voit autre chose que lorsqu’on est habitué à voir le monde d’en haut, de notre tour d’ivoire ou de notre grenier. »

Voilà quelques conditions topographiques essentielles dans lesquelles ces convictions se sont forgées : un amour sans bornes de son Dieu et de l’homme, une volonté combative et acharnée de transformer les rapports entre les hommes et un point de vue, celui qui s’enracine dans la condition du pauvre. Sans ces conditions, les convictions qu’il laisse en héritage seraient autres, avec d’autres accents et d’autres affinités.

Une foi inébranlable dans tout homme

Ces convictions, qui ont fondé l’existence du père Joseph et donné sens à ses actes, quelles sont-elles ? Ce serait une illusion de vouloir les nommer toutes. Mais il me semble que certaines occupent une place centrale et particulièrement cette sorte de parti pris qu’il avait pour les êtres humains. Quand je pense aux convictions fortes que portait le père Joseph et qui l’ont poussé tout au long du chemin, je vois d’abord et avant tout sa foi inébranlable dans l’homme, dans ses capacités de grandir et de se dépasser pour rejoindre ses frères. Pendant une des dernières rencontres des volontaires en Hollande, l’un d’entre nous le formulait ainsi : « Le père Joseph était convaincu que l’homme peut changer. »

« L’homme, c’est-à-dire tout homme, porte en lui une valeur inaliénable… » comme le disent les options de base du Mouvement ATD Quart Monde. Tout homme recèle une part essentielle d’humanité. Une part essentielle de ce qui fait notre plénitude. Non seulement l’homme, tel quel, est revêtu d’une dignité inestimable mais il a aussi besoin des autres pour devenir pleinement ce à quoi il est appelé. L’homme irremplaçable et unique, n’est pourtant ce qu’il est que grâce à d’autres. L’être de l’homme est essentiellement un être pour… , un être au service de…

L’homme porte la libération de ses frères

La vie du père Joseph m’a fait saisir ce qu’avait proclamé une longue lignée d’hommes et de femmes dans l’histoire : l’homme, ce chef d’œuvre de la création, en deviendra le roi par le service rendu aux autres. Cette conviction n’est pas d’hier. Elle trouve ses racines dans des temps fort reculés et notamment dans la vie de l’homme de Nazareth. Homme d’amour et de foi, le père Joseph ne pouvait qu’être l’héritier fidèle d’une longue chaîne humaine à travers les âges.

Mais pour le combattant et le lutteur, cette conviction s’est transformée en programme à réaliser en dépit de toutes les résistances, de tous les obstacles, de toutes les inerties. A la lumière d’une telle foi en l’homme, l’injustice de la misère et de l’exclusion ne pourra durer parce qu’elle est la négation même de la dignité, la négation même du besoin vital que l’homme a de l’homme.

Né dans la plaine du peuple misérable et humilié, formé là où tout dépasse l’observateur, le père Joseph a su renouveler notre regard sur l’homme. Il n’a pas négligé les hommes des milieux sociaux bien vus mais il a privilégié les humbles racines de l’arbre si majestueux soit-il.

L’homme dont il parle, c’est tout homme, à commencer par ceux du fond de la misère et de l’exclusion. Car la seule garantie qu’on n’oublie personne est là : commencer « par en bas. » Et ce souci dévorant de n’oublier personne a été sa démarche même.

Grâce au chemin qu’il a déjà parcouru, son héritage comporte désormais une conviction de caractère radical et entier, mise à l’épreuve dans les conditions extrêmes d’une lutte contre la déshumanisation de l’homme par l’homme. Au cœur des forces destructrices de l’égoïsme humain qui mènent à la mort, le père Joseph a voulu parier sur l’homme. Tout homme, sans exception aucune. Et cette conviction l’a conduit à fonder un Mouvement où l’homme, unique source d’exclusion, se découvre aussi porteur de libération. Que tout homme puisse devenir porteur de libération est maintenant éprouvé et confirmé là où personne n’attend plus rien, au point bas de la plaine où coule le fleuve né de la montagne.

Voilà pourquoi cette conviction du Mouvement est forte et inconditionnelle. L’homme, qu’il soit opprimé ou oppresseur, porte tout en lui pour la libération de ses frères s’il lui est donné de les rencontrer au niveau de leur humanité. A partir de là la face de la terre changera. Parce que la libération des plus pauvres signifie la libération de l’humanité qui, enfin, trouve sa plénitude.

Personne n’a fini d’approfondir ces convictions qui nous ont été laissées en héritage. Mais nous, volontaires du Mouvement, surtout n’oublions pas qu’il fallait une plaine, un fleuve et une montagne à la formation de nos convictions. Sans eux, elles deviennent idées reçues, opinions. Il faut au milieu de la plaine, faire couler les eaux du fleuve qui irriguent et fertilisent la terre. Elles doivent leur force et leur masse à la montagne.

Eugène Notermans

Eugène Notermans, néerlandais, sociologue, a rejoint le Mouvement comme volontaire permanent en 1964, en France à Noisy-le-Grand puis à Lille. A collaboré de nombreuses années à l’Institut de recherche à Pierrelaye avant de prendre des responsabilités de formation et de recherche aux Pays-Bas.

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