Quand « tout le monde parle de vous et pour vous, mais lorsque vous essayez de vous exprimer ou de vous expliquer, on vous ignore, on vous traite avec condescendance ou on déforme vos paroles et on les utilise contre vous. Vous vous sentez complètement impuissant »1. Cette profonde injustice liée au savoir est nommée injustice épistémique2 par Miranda Fricker3, qui a introduit ce terme.
Sous l’impulsion de J. Wresinski, le Mouvement ATD Quart Monde a, dès sa création à la fin des années 50, construit collectivement une épistémologie inédite, qui s'est en particulier concrétisée, dans les années 90 et suivantes, par une démarche originale : le croisement des savoirs et des pratiques, expérimenté dans le programme Quart Monde Université4. Il rejoint en cela des parcours analogues entrepris ces dernières décennies dans les domaines de l’émancipation des femmes, des peuples premiers, des victimes de racismes, etc.
De 2019 à 2022, un groupe de co-chercheurs composé de huit militants Quart Monde, huit philosophes et douze praticiens, alliés et volontaires permanents d’ATD Quart Monde, ont participé à un Séminaire de philosophie sociale, dont l’un des axes de réflexion concernait l’injustice liée au savoir. « Tout le monde n’a pas fait de grandes études et tout le monde n’a pas l’expérience de la grande pauvreté. Donc nous avons toutes et tous quelque chose à apprendre des autres », constate A. Jeanne, militante Quart Monde5. Il y a quelques années, à la fin d’un séminaire sur l’éducation au Burkina Faso, M. Guedj concluait déjà de même : « J’ai appris beaucoup de choses ici. Surtout beaucoup de choses que je savais déjà. Mais je ne savais pas que je le savais. Et maintenant, plus personne ne pourra m’enlever ce savoir et m’enlever mon honneur »6. Les philosophes et praticiens de la lutte contre la pauvreté, de leur côté, ont à se décentrer et à lutter contre les préjugés négatifs avec lesquels ils se sont construits, souvent inconsciemment. « Comme universitaire, c’est un exercice qui nous oblige à […] dire ce qui s’est vraiment passé et à faire preuve de modestie par rapport à ce qu’on a appris ou apporté dans le processus de recherche » constate B. Godrie7.
Comment cette réflexion sur la connaissance née au cœur de l’action avec les plus pauvres pénètre-t-elle aujourd’hui le monde académique, les Universités, des institutions telles que, en France, le CNRS8 ou le CNAM9 ? … Passer d’une immense douleur privée inimaginable et arriver à la rendre politique est un processus long, dans lequel se sont déjà engagé·e·s les auteurs et autrices de ce dossier.