Recherches participatives et épistémologies radicales

Baptiste Godrie

p. 37-41

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Baptiste Godrie, « Recherches participatives et épistémologies radicales », Revue Quart Monde, 265 | 2023/1, 37-41.

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Baptiste Godrie, « Recherches participatives et épistémologies radicales », Revue Quart Monde [En ligne], 265 | 2023/1, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10961

Sur la base de l’article collectif « Recherches participatives et épistémologies radicales : un état des lieux » (Baptiste Godrie, Maïté Juan, Marion Carrel), paru dans la revue Participations 2022/1 (N° 32), chez De Boeck Supérieur Éd.1, Baptiste Godrie répond aux questions de la Revue Quart Monde.

Interview réalisée par Marie-Odile Diot et Francisco Quiazua.

En quoi une recherche participative radicale est-elle différente d’une recherche où le chercheur rencontre un « informateur » qui lui fait un récit de vie ?

Il faut d’abord évoquer la longue histoire d’appropriation des connaissances par les milieux universitaires et aussi la « conception bancaire » de l’accumulation des connaissances, comme disait Paolo Freire, qui ne servent pas à la transformation sociale et à la réduction des inégalités sociales. Ces rapports d’appropriation des connaissances se sont déroulés sur fond de colonialisme dans le cadre des rapports avec les pays du Sud, et de racisme de l’intelligence alimentant mépris envers différents groupes comme les femmes, les communautés paysannes, les personnes en situation de pauvreté ou les communautés autochtones.

Plusieurs auteurs désignent ces rapports d’appropriation, avec une expression qui me rejoint : celle d’extractivisme. Il peut s’agir d’extractivisme des histoires de vie et des connaissances qui sont détenues par des individus, mais également par des communautés qui détiennent des savoirs collectifs (botaniques, agricoles, etc.) et des conceptions du monde qui leur sont propres. Dans la perspective extractiviste, les personnes sont considérées comme des sources d’information. D’ailleurs, en recherche, on parle de « collecte des données » à l’image des naturalistes qui collectent des spécimens de plantes dans leurs herbiers. Cette collecte peut bien sûr s’effectuer de manière respectueuse, et dans le but d’améliorer le sort de ces personnes. Mais je constate aussi dans mon parcours de recherche que l’extractivisme peut nourrir les déceptions, voire la méfiance à l’égard des universitaires et alimenter un sentiment d’impuissance des communautés. Par exemple, les résultats peuvent ne jamais revenir aux personnes concernées, car publiés dans des revues qui ne sont pas en libre accès ou dans des formats et des styles d’écriture qui ne permettent pas leur appropriation et leur circulation dans des milieux où ils pourraient être mobilisés pour l’action, par exemple.

Les courants de recherche participative radicale s’inscrivent en rupture avec cet extractivisme. Ces courants ont des spécificités géographiques ou encore disciplinaires distinctes, mais reposent sur deux postulats épistémologiques et politiques complémentaires : d’une part, la recherche doit contribuer à reconnaître et augmenter la diversité des connaissances disponibles ; d’autre part, les travaux de recherche doivent contribuer à la réduction des inégalités sociales.

En quoi le fait de mener une recherche participative avec des co-chercheurs non universitaires participant à toutes les étapes de la recherche permet-il aux chercheurs en sciences humaines d’élaborer un savoir autre que dans une démarche académique habituelle ?

Lorsqu’on mène ce type de recherche, on a souvent l’intuition qu’on produit des résultats plus fidèles aux réalités étudiées ou éclairant des angles inédits. Mais on a parfois de la difficulté à le mettre en mots parce que ça prend un processus méthodologique rigoureux pour interroger ce que les personnes qui ont participé à la recherche ont appris isolément et collectivement, et à quels égards. Par exemple, au fil du processus de recherche, qu’est-ce que j’ai appris de nouveau sur moi-même, sur les réalités que je vis, sur les moyens d’action et les contraintes qui pèsent sur mes capacités d’action ?

Donc, quand on parle de produire de nouvelles connaissances, il ne s’agit pas toujours de connaissances scientifiques au sens de devenir plus érudit sur la situation, d’accumuler des savoirs dans sa bibliothèque. Il peut s’agir, par exemple, d’être plus conscient des opportunités et des obstacles auxquels on fait face. Il peut s’agir d’un type de connaissance qui, d’emblée, va être utile pour aller vers une vie plus épanouie, et qui peut même être vitale pour certaines personnes lorsqu’on parle de violence conjugale, de pauvreté extrême, de désertification de certaines régions.

Ces enjeux renvoient aux critères d’évaluation de la qualité des productions scientifiques. Les critères traditionnels en sciences sociales portent sur la plus-value du point de vue des connaissances scientifiques accumulées. Les recherches participatives radicales prennent en compte d’autres critères et retombées des processus de production des connaissances. Dans l’introduction du numéro, nous présentons des propositions faites par des auteurs et autrices pour définir ces critères, par exemple, celui de l’équilibre qui vise à évaluer la capacité d’une recherche à s’assurer que les points de vue des personnes concernées par la recherche sont exprimés de façon équitable.

Que pourriez-vous dire sur la position du chercheur académique dans une recherche en sciences sociales ? Quelle est la spécificité d’une recherche participative et quelles approches préconiser ?

Certaines méthodologies, effectivement, sont spécifiques à certains courants de recherche comme les approches émancipatrices en éducation populaire ou les recherches féministes. On va alors se référer à des approches en croisements des savoirs similaires à celles qu’ATD Quart Monde a pu développer et qui reposent, par exemple, sur des moments de partage d’expériences dans des groupes non‑mixtes.

Mais pour le reste, la plupart du temps, les méthodes sont communes et c’est la perspective ou la posture de recherche qui diffère. Dans les recherches participatives, les méthodologies sont mobilisées en accord avec les principes de transparence relativement à l’information et aux décisions prises, ceux de partage du pouvoir aux différentes étapes de la mise en œuvre du projet de recherche et de non-hiérarchisation des connaissances. La différence se situe donc dans la posture et la visée souhaitée, à savoir qu’il y ait transformation sociale et du commun dans la production de sens et de résultats.

Du point de vue méthodologique, un des enjeux des recherches participatives est de déterminer jusqu’à quel point les personnes qui n’ont pas de formation universitaire vont participer à l’analyse et à la mise en œuvre de ces méthodologies. Car ces personnes-là, par exemple des parents ou des jeunes qui vivent dans un quartier donné, deviennent des co-chercheurs. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je constate parfois que, dans certains projets, des universitaires ont tendance à proclamer un idéal de symétrie ou d’égalité des statuts entre tous les co-chercheurs, avec l’idée que tout le monde va effectuer les mêmes tâches de recherche dans le projet. Mais il ne faut pas oublier que les universitaires sont aussi des professionnels de l’analyse et de la rédaction, que c’est leur métier. Parfois, trop rapidement, on va demander aux personnes de participer à l’analyse et l’écriture alors que cela représente un stress pour elles, surtout si elles n’ont pas de temps, que leur temps n’est pas compensé financièrement, qu’elles ne savent pas ni lire ni écrire et qu’elles se dévalorisent en comparant leur travail à celui qui est effectué par les universitaires. Tout cela nécessite du temps et de l’accompagnement pour ne pas placer les gens dans des situations d’échec.

Cela ne veut pas dire que les universitaires ne doivent rien partager ; ça veut dire qu’il faut être conscient de ces enjeux méthodologiques et que nous devons nous poser les questions suivantes : Comment rendre accessibles certaines tâches d’analyse, de mobilisation des connaissances, etc. d’ordinaire réservées aux universitaires ? Comme le faire tout en évitant que ça soit une charge de travail qui soit indue ou qui pousse les gens à l’échec, mais au contraire participe à une forme de prise de pouvoir des personnes sur leur situation ? De quelle façon mettre à profit la diversité des points de vue et savoirs détenus par l’ensemble des personnes participantes ? On ne peut pas répondre à ces questions en appliquant une approche participative standardisée : cela demande des réponses en contexte.

Quel a été le parcours de recherche qui vous a conduit à des analyses sur les recherches participatives radicales et aux enjeux de justice/ injustices épistémiques ?

Depuis 2006, mes expériences de recherche participative se situent dans le champ de la lutte contre la pauvreté et de l’exclusion sociale, et dans celui de la santé mentale. Ces expériences m’ont conduit à clarifier mes engagements et responsabilités en tant qu’universitaire vis-à-vis des réalités vécues par les membres des groupes avec lesquels je souhaitais travailler. Pour moi, humaniser nos actions et notre pratique comme chercheurs, c’est extrêmement important, car ça crée une relation davantage horizontale.

Dans plusieurs projets, je présentais les résultats de recherche avec les co-chercheurs. Il s’agit donc de penser la présentation « ensemble » et de disposer chacun du même temps de parole. Comme universitaire, c’est un exercice qui nous oblige à ne pas dire n’importe quoi sur le projet ou sur les réalités vécues par les personnes : on est obligé de dire ce qui s’est vraiment passé et de faire preuve de modestie par rapport à ce qu’on a appris ou apporté dans le processus de recherche.

Au fil des années, ces expériences m’ont amené à remettre en question les rapports de pouvoir dans la production des connaissances scientifiques, les privilèges qu’on donne d’emblée à la parole des universitaires, ainsi que l’ensemble des mécanismes qui contribue au manque de crédibilité de groupes sociaux minoritaires. Et ces sujets ont pris une place centrale dans mes recherches.

Quelle est la place de l’oralité dans la construction des savoirs et surtout des savoirs qui jaillissent de communautés ou de groupes qui vivent dans l’exclusion ? Dans ce cas, et depuis la perspective de la recherche participative radicale, quelle valeur donneriez-vous au théâtre‑forum ?

Lorsqu’on veut faire place à une diversité de voix et qu’on réfléchit collectivement aux barrières dans l’accès à la prise de parole et aux différentiels de crédibilité entre groupes sociaux, cela nous décentre par rapport au seul enjeu de l’écriture scientifique. Quand on lit un texte scientifique coécrit, on a souvent l’impression qu’il a été écrit par une seule personne. L’écriture scientifique repose sur un important travail de lissage de la diversité des voix et points de vue, pour qu’on ait la perception d’un narrateur unique. Comme chercheur, je sens le besoin d’avancer dans des formats plus originaux susceptibles de rendre compte d’une plus grande polyphonie, à l’image de celle qui existe durant la réalisation des projets de recherche.

Dans les recherches participatives, beaucoup de productions reposent sur l’oralité à la fois pour laisser place aux émotions, à l’affectif et pour réduire certaines barrières liées à l’écrit. Dans le numéro, on peut en trouver plusieurs exemples, dont la contribution de Sophie Lewandowski et Alejandro Molina Valdivia qui examine la manière dont le théâtre-forum peut être mis au service d’un plus grand pluralisme épistémologique reposant sur l’expression du corps, des émotions et d’autres types de savoirs. Il y a aussi celle de Séréna Naudin et Karine Gatelier qui présente l’accompagnement des personnes migrantes dans la production de contenus radiophoniques.

Dans un autre contexte, j’ai moi-même été associé à la mise sur pied d’une pièce de théâtre-forum pour illustrer les réalités des personnes qui vivent des revenus de l’aide sociale, notamment les préjugés, les fins du mois difficiles, les relations tendues avec l’administration, etc. Lors de la présentation des scènes, le public peut intervenir sur scène pour changer des situations perçues comme injustes et trouver d’autres avenues de résolution des difficultés rencontrées. Ce qui est important ici, c’est la résonance de ce qui est présenté avec le vécu ou l’empathie des personnes dans la salle, et la possibilité que ces résonances conduisent à proposer des solutions collectives face aux réalités présentées.

Quelle est la place de la recherche participative radicale dans la construction d’une société plus démocratique, plus juste, plus équitable et plus solidaire ?

Je dirais qu’une recherche qui permet à des groupes minoritaires de pouvoir élaborer une représentation du monde qui rende compte de leurs expériences pourrait certainement contribuer à plus de justice. C’est important, car la représentation qu’on se donne du monde permet d’orienter une action transformatrice de celui-ci. Les recherches participatives radicales questionnent également les frontières de la connaissance scientifique et de l’ignorance, qui sont souvent plus poreuses qu’on ne l’imagine. Elles rendent également sensibles aux différentiels de pouvoir entre les participant-e·s. En cela, elles peuvent être des vectrices de plus grande justice sociale et épistémique.

J’ai posé une question similaire au Professeur Boaventura de Sousa Santos2. Il m’a répondu : « Pour être un chercheur en sciences sociales post-abyssal […] il faut pouvoir renoncer au confort des institutions canoniques et à celui du partage superficiel, hors corporéité, des expériences, mais aussi savoir résister à la tentation de s’imposer comme un étincelant intellectuel d’avant-garde pour se consacrer si nécessaire à un travail intellectuel de fond, plus discret peut-être […]. Il faut enfin prendre deux risques : le premier, participer aux luttes sociales dans un contexte d’intensification de la criminalisation de la protestation ; le second, puiser sa propre légitimation, du moins en partie, dans le succès des luttes contre l’oppression et non plus seulement dans cette obsession bibliométrique des institutions qui mène, dans le meilleur des cas, à l’abêtissement et à l’inutilité, et dans le pire, à la trahison »3. Cette conception du travail intellectuel, engagé dans des luttes sociales, me rejoint beaucoup et me donne une boussole pour poursuivre mon travail.

1 Article disponible en ligne à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-participations-2022-1-page-11.htm

2 Boaventura de Sousa Santos est professeur de sociologie à l’Université de Coimbra (Portugal) où il est le directeur émérite du Centre d’études

3 « Épistémologies du Sud et militantisme académique : entretien avec Boaventura de Sousa Santos, réalisé par Baptiste Godrie », Sociologie et

1 Article disponible en ligne à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-participations-2022-1-page-11.htm

2 Boaventura de Sousa Santos est professeur de sociologie à l’Université de Coimbra (Portugal) où il est le directeur émérite du Centre d’études sociales, et Distinguished Legal Scholar à l’Université Wisconsin-Madison.

3 « Épistémologies du Sud et militantisme académique : entretien avec Boaventura de Sousa Santos, réalisé par Baptiste Godrie », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 1, 2017, p. 148.

Baptiste Godrie

Sociologue, Baptiste Godrie est professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke (Québec) et directeur scientifique de l’Institut universitaire de première ligne en santé et services sociaux.

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