Il nous faut parler

Anaclara Acuña

Traduction de Cristina Jeangrand

p. 48-52

Traduit de :
Tenemos que hablar

Citer cet article

Référence papier

Anaclara Acuña, « Il nous faut parler », Revue Quart Monde, 265 | 2023/1, 48-52.

Référence électronique

Anaclara Acuña, « Il nous faut parler », Revue Quart Monde [En ligne], 265 | 2023/1, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10965

Les différents concepts de l’injustice épistémique, et sa relation avec la pauvreté à travers l’expérience d’ATD Quart Monde sont examinés sur la base du mémoire de maîtrise de l’auteure et de son stage au Centre de mémoire et de recherche J. Wresinski.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui, au 21e siècle, le premier des Objectifs de Développement durable reste l’éradication de la pauvreté sous toutes ses formes ? Pourquoi vivons-nous dans un monde aussi injuste et inégalitaire ? Lorsqu’elle cherche des réponses, notre société moderne a tendance à se concentrer sur les questions matérielles, tandis que le système sous-jacent de production, de distribution et de création de savoir n’est généralement pas remis en question.

Mais pourquoi l’injustice épistémique est-elle pertinente ? Et est-elle présente dans les contextes de pauvreté ? Cet article aborde les différents concepts de l’injustice épistémique et sa relation avec la pauvreté à travers l’expérience d’ATD Quart Monde. Les informations sont basées sur mes recherches pour mon mémoire de maîtrise et mon stage au Centre de mémoire et de recherche J. Wresinski1.

L’accès inéquitable aux biens épistémiques

La question de la connaissance et de l’injustice liée au savoir était présente dès la création du mouvement comme un point essentiel pour combattre la misère. Cependant, dans les archives, j’ai remarqué qu’il était question de « connaissance », d’« accès à l’éducation », de « manque de crédibilité », d’« opinion inestimable », d’« ignorance », de « reconnaissance », de « justice du cœur », de « dignité », etc.

L’accès inéquitable aux biens épistémiques tels que l’éducation et l’information n’est pas la seule injustice liée à la connaissance à laquelle sont confrontés les pauvres. Être lésé en tant que sachant et locuteur est également une « injustice épistémique », telle que définie par Miranda Fricker2. Dans ce livre, la philosophe anglaise introduit deux nouveaux termes dans la littérature : l’injustice testimoniale et l’injustice herméneutique.

L’injustice testimoniale se produit lorsque les préjugés amènent l’auditeur à accorder un certain niveau de crédibilité aux paroles des orateurs ; tandis que l’injustice herméneutique se produit lorsque le manque de capacités d’interprétations collectives désavantage une personne dans la compréhension de ses propres expériences sociales3.

Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont souvent confrontées à ces injustices au quotidien et J. Wresinski avait déjà lancé une alerte à ce sujet en 1980. Selon M. Fricker, il existe différents types de préjugés qui causent l’injustice testimoniale, mais elle se concentre sur les préjugés identitaires négatifs. Le locuteur subit une injustice car l’auditeur accorde moins de crédibilité à ses propos en raison de son identité. Cela pourrait être transposé à l’injustice dont sont victimes les plus pauvres, lorsque les institutions et la société en général leur accordent moins de crédibilité en raison de leur statut socio‑économique.

Lors de mes recherches dans les archives, j’ai découvert différents stéréotypes couramment utilisés par la société pour désigner les plus pauvres, qui déshumanisent la personne et sa dignité4. J’ai fait une liste et tous ces mots montrant des stéréotypes négatifs, renforçant l’imaginaire de la culture dominante selon lesquels ils sont irrécupérables, paresseux, irresponsables, immatures.

La philosophe Fricker soutient que lorsque l’injustice testimoniale est persistante et systémique, elle devient une oppression. Cela peut être répressif ou silencieux. Ce point pourrait être rapproché de celui des études de développement postcolonial. G. Spivak introduit le concept de « violence épistémique », qui fait référence à la violence exercée sur les modes de savoir et de compréhension des peuples autochtones non occidentaux. Elle revendique les voix non entendues, les « subalternes »5. Les dominés ont été privés de leur voix et de leur pouvoir d’action. Ils ne peuvent pas expliquer qui ils sont et, lorsqu’ils essaient, ils ne sont pas compris.

Ce point est également présent dans la pensée de J. Wresinski, qui a affirmé que l’expérience acquise à Noisy-le-Grand lui a montré que la pauvreté constante maintient les gens dans le silence. « Lorsque les gens sont pris au piège de l’extrême pauvreté, les sentiments d’impuissance, de culpabilité, de peur et de colère, ainsi que la perte d’espoir en l’avenir, condamnent au silence ceux qui tentent de survivre »6. Ils ont tendance à ne pas s’exprimer pour éviter les ennemis ou les malentendus, ou parce qu’ils savent que ce qu’ils disent sera utilisé contre eux.

Selon J. Wresinski, cette façon de traiter les plus pauvres fait vivre la population dans la peur constante d’être considérée comme des fous. Cette emprise explique en grande partie leur paralysie et leur incapacité à s’exprimer. Ils ont tendance à penser : « Je vais dire des conneries, je ne vais pas être compris, je vais mal m’exprimer, je vais être jugé, je vais être catalogué, je vais être mis de côté, je vais passer pour un fou »7.

Injustice herméneutique, injustice testimoniale

La grande différence entre l’injustice herméneutique et l’injustice testimoniale est que la première n’a pas de coupable, il n’y a pas de responsable spécifique ; elle est structurelle. Le fait est qu’elle se manifeste généralement lorsque le locuteur s’efforce de se rendre compréhensible dans un échange de témoignages. Ainsi, dans certains cas d’injustice herméneutique systématique, le locuteur subit un double préjudice : « L’un, de par le préjudice structurel dans le processus herméneutique partagé, et l’autre, de par le jugement de crédibilité de l’auditeur avec ses préjugés d’identification »8.

Lors d’une conférence à Haguenau (Strasbourg) en 1973, J. Wresinski a mentionné que les pauvres sont souvent punis pour leurs actions, mais en réalité personne ne leur a expliqué les règles. Par conséquent, ils ne se rendent pas dans les services publics car ils ne veulent pas être à nouveau humiliés, être la risée de tous les employés. Par exemple, de nombreuses femmes ne déclarent pas leurs enfants pour éviter d’être traitées de « mères lapines »9.

Cela montre un modèle d’injustice herméneutique car il découle d’un manque de ressources collectives et le groupe le plus défavorisé, les plus pauvres, est marginalisé, ce qui signifie qu’il participe de manière inégale à la formation de significations sociales. Ils sont impuissants, ils sont contraints par la société. Ils ne sont pas compris par le reste de la société ; ils sont empêchés de rendre intelligible quelque chose qui leur est propre.

Cela me rappelle une anecdote que j’ai vécue en discutant avec une militante. Elle m’a raconté avoir éprouvé un énorme sentiment de solitude et de tristesse après avoir eu ses enfants retirés par les services sociaux. La seule force qu’elle a trouvée pour survivre a été d’avoir un autre enfant, et c’est devenu un acte de résistance. Cependant, vu d’un point de vue occidental et nanti, cette décision est souvent considérée comme étant inconsciente et irresponsable.

M. Fricker expose deux aspects du préjudice de l’injustice herméneutique, l’incapacité de la personne à rendre intelligible quelque chose qui lui est propre et la perte de confiance et d’intérêt pour le savoir.

Pour illustrer cela, lors de la même conférence de Haguenau, J. Wresinski a expliqué la réponse d’une jeune fille à qui l’on demandait pourquoi elle n’allait pas à l’école :

« Oh non, ce n’est pas à cause de la maîtresse ! Mais quand nous rentrions le soir, nous n’étions pas sûrs d’avoir à manger et toute la journée j’avais l’estomac qui me serrait ! À cause que : quand j’arrivais en classe le matin, je n’avais pas dormi de la nuit parce que nous étions entassés les uns sur les autres et papa s’était mis à crier d’énervement ! Et alors on m’interrogeait, alors je répondais à côté ; alors on me disait : mais tu es bête, tu ne sais pas ce qu’il faut répondre ! Parce que j’étais angoissée et parce que je me croyais bête, alors je ne pouvais rien apprendre »10.

Cette citation montre clairement que l’injustice herméneutique fait partie d’une injustice et d’une exclusion sociales plus vastes ; il n’y a pas de coupable défini et elle touche différentes dimensions de la vie d’une personne. Non seulement cela affecte l’identité de la jeune fille, mais cela montre aussi comment fonctionne l’injustice testimoniale. On ne lui fait pas confiance et on la considère comme une personne stupide. L’injustice épistémique, selon M. Fricker, peut non seulement miner la capacité d’une personne à acquérir un savoir, à partager des expériences et des connaissances, mais elle cause également des blessures profondes à la personne, et est préjudiciable à la construction de l’identité. Elle empêche le sujet d’être un être social11.

L’ignorance : un facteur‑clé

Selon J. Wresinski, l’ignorance perpétue le cercle pervers de la pauvreté12. À travers la lecture de différents textes sur sa pensée, on peut affirmer que cette ignorance a deux significations, l’ignorance des plus pauvres qui les empêche d’exercer leurs droits, d’accéder à l’éducation, de communiquer, de comprendre, de se développer, etc., mais aussi l’ignorance de la société dominante concernant la pauvreté et ses habitants.

J. Wresinski a accentué l’importance de l’ignorance en expliquant qu’elle n’est pas l’ignorance d’une seule personne, mais qu’elle englobe toute la communauté et se transmet de génération en génération. Parfois, cette ignorance est si profonde que même les enfants qui vont à l’école ne peuvent la surmonter. Elle signifie directement l’exclusion et l’isolement, car être ignorant signifie ne pas pouvoir comprendre ce qui se passe, être condamné à l’insécurité, à l’incohérence parce qu’on ne dispose pas des connaissances nécessaires pour prévenir et comprendre les causes et les conséquences de certains actes.

D’autre part, l’ignorance empêche les plus pauvres de surmonter la pauvreté en raison de l’ignorance des autres, principalement des scientifiques modernes et de la culture dominante, à leur égard. L’injustice contributive introduite par Kristie Dotson, une philosophe féministe, comme troisième type d’injustice épistémique, affirme que la personne qui perçoit refuse délibérément d’utiliser les bons outils pour savoir. Elle définit cette injustice comme étant causée par l’ignorance d’un agent épistémique, qui prend la forme d’une ignorance herméneutique délibérée, causant un préjudice à la capacité épistémique d’un connaisseur.13

Ce point est important, car J. Wresinski affirme que l’extrême pauvreté existe à cause de notre ignorance, pour reprendre ses termes : « Notre ignorance de la misère fait que, malgré la bonne volonté de tant de gens, la grande pauvreté existe toujours »14. Dans le même temps, dans divers discours, lui et ses alliés se sont interrogés sur ce que l’on savait de la pauvreté, sur les données et les informations disponibles et sur ce qui devait être collecté.

Après avoir résumé les différents exemples d’injustices épistémiques auxquelles sont confrontées les personnes en situation de pauvreté, il faut encore se demander comment les inverser. Je pense que l’approche pratiquée par ATD Quart Monde, fondée sur la reconnaissance et le développement personnel des pauvres et basée sur la pensée de son fondateur, ainsi que les actions et activités qu’elle mène, comme le séminaire de philosophie sociale, la méthode du croisement des savoirs, l’Université populaire Quart Monde, entre autres, sont des instruments de lutte contre les injustices liées à la connaissance et peuvent apporter des réponses précieuses à la lutte réelle contre la pauvreté.

1 Voir le site : https://www.joseph-wresinski.org/fr/

2 Dans son livre Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, 2007.

3 Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007.

4 Ce sont des propos qui apparaissent dans différents documents, relatifs aux rencontres de J. Wresinski avec des alliés, à l’Université populaire

5 G.C. Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Marxism and the interpretation of Culture. Chicago : University of Illinois Press, 1988, pp. 271–273.

6 Équipes Science et Service, ATD Quart Monde, « Le Quart Monde, un peuple en marge de lois établies [archive non publiée] », CJW, Baillet-en-France

7 J. Wresinski, « Conf. Père Joseph Luxembourg [archive non publiée] », CJW, Baillet-en-France, 1981a, 0779/23 – 1J21-10.: 38.

8 M. Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press:159, 2007.

9 J. Wresinski, « Notes préparatoires du Père Joseph pour conférence à Bourg-La-Reine [archive non publiée] », 1973b, CJW, Baillet-en-France, 0779/06

10 Ibidem.

11 Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007.

12 J. Wresinski, « Conf. L’écart social - Paris [archive non publiée] », CJW, 1978, Baillet-en-France, 0779/15 - 1J18-14.

13 K. Dotson, « A Cautionary Tale: On Limiting Epistemic Oppression », Frontiers: A Journal of Women Studies, 2012, 33(1), pp. 24-47. doi:10.5250/

14 J. Wresinski, « Conf. Père Joseph Échec à la misère - Fribourg (Suisse) [archive non publiée] », 1983b, CJW, Baillet-en-France, 0779/28 - 1J23-16: 

1 Voir le site : https://www.joseph-wresinski.org/fr/

2 Dans son livre Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, 2007.

3 Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007.

4 Ce sont des propos qui apparaissent dans différents documents, relatifs aux rencontres de J. Wresinski avec des alliés, à l’Université populaire Quart Monde ou dans ses conférences ; la période analysée se situe entre les années 1950 et 1980.

5 G.C. Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Marxism and the interpretation of Culture. Chicago : University of Illinois Press, 1988, pp. 271–273.

6 Équipes Science et Service, ATD Quart Monde, « Le Quart Monde, un peuple en marge de lois établies [archive non publiée] », CJW, Baillet-en-France, 0779/36.

7 J. Wresinski, « Conf. Père Joseph Luxembourg [archive non publiée] », CJW, Baillet-en-France, 1981a, 0779/23 – 1J21-10.: 38.

8 M. Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press:159, 2007.

9 J. Wresinski, « Notes préparatoires du Père Joseph pour conférence à Bourg-La-Reine [archive non publiée] », 1973b, CJW, Baillet-en-France, 0779/06 – 1J13-6: 6.

10 Ibidem.

11 Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007.

12 J. Wresinski, « Conf. L’écart social - Paris [archive non publiée] », CJW, 1978, Baillet-en-France, 0779/15 - 1J18-14.

13 K. Dotson, « A Cautionary Tale: On Limiting Epistemic Oppression », Frontiers: A Journal of Women Studies, 2012, 33(1), pp. 24-47. doi:10.5250/fronjwomestud.33.1.0024.: 28

14 J. Wresinski, « Conf. Père Joseph Échec à la misère - Fribourg (Suisse) [archive non publiée] », 1983b, CJW, Baillet-en-France, 0779/28 - 1J23-16: 22.

Anaclara Acuña

Anaclara Acuña est titulaire d’une maîtrise de l’Université de Grenoble Alpes en Études du Développement International (France) et d’une licence en études internationales de l’Université ORT (Uruguay). Elle a fait son stage comme assistante de recherche pour le séminaire de philosophie sociale dans le Centre de mémoire et de recherche Joseph Wresinski en 2021.

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