Les spécificités du développement de l’enfant avant 3 ans

Sylviane Giampino

p. 3-7

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Sylviane Giampino, « Les spécificités du développement de l’enfant avant 3 ans », Revue Quart Monde, 267 | 2023/3, 3-7.

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Sylviane Giampino, « Les spécificités du développement de l’enfant avant 3 ans », Revue Quart Monde [En ligne], 267 | 2023/3, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11117

Le rapport d’une mission confiée à l’auteure par la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, publié en mai 2016, intitulé Développement du jeune enfant, modes d’accueil et formations des professionnels, est ici présenté dans ses lignes de force.

La mise en place d’une politique nationale des mille premiers jours de la vie d’un enfant, en 2020, sous l’impulsion du secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des familles (A. Taquet), a été précédée par une mission qui m’a été confiée, en 2015, par la ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes (L. Rossignol), pour « conduire une consultation scientifique et publique afin de dégager un consensus sur des orientations pour améliorer l’accueil du jeune enfant et la formation des professionnels ».

Le rapport de mission que j’ai publié en mai 2016, intitulé Développement du jeune enfant, modes d’accueil et formations des professionnels, insiste sur les particularités du développement du jeune enfant, particularités qui ont fait l’objet de nombreuses avancées scientifiques depuis plus de 20 ans.

Pour commencer ce dossier ont été définies les caractéristiques spécifiques de développement de l’enfant avant 3 ans. (Pour mémoire, les 1 000 premiers jours incluent classiquement les 9 mois de grossesse jusqu’à 2 ans).

1. Le développement de l’enfant avant 3 ans présente un certain nombre de particularités

  • Les sphères du développement du petit enfant, physique, cognitif, affectif, social, sont inséparables. Chaque sphère interagit sur les autres selon une dynamique en spirale entre affectivité et acquisitions, entre éducation et soin, entre corps et cognition, entre socialité et construction du soi. Pour lui tout est langage, corps, jeu, expérience.

  • Le développement du jeune enfant procède non pas de façon linéaire, par paliers, mais par vagues : une acquisition se perd pour faire place à une nouvelle, puis reviendra sous une autre forme, à un autre moment, ou s’effacera. « Il nous faut faire le deuil du développement par paliers accumulatifs, et les repères d’âge changent avec l’évolution des recherches »1.

  • Le très jeune enfant naît dépendant… mais pas impuissant. Il a des capacités d’imitation, d’empathie, d’ajustement postural et de proto-communications. Armé de sa poly-sensorialité et de sa vitalité découvreuse il est d’emblée un partenaire de relation et de langage. C’est à partir du lien à l’autre que se dessine le soi.

  • Le jeune enfant est capable très tôt, dans des conditions précises, d’attachements multiples et différenciés en fonction des statuts, des rôles, et de la qualité de ce qu’on lui propose pour se développer et s’épanouir.

  • Plus un enfant est petit, plus il est un guetteur-capteur fulgurant de l’état interne de ceux qui l’entourent et du climat relationnel de ses environnements de vie. Ces perceptions sont globales et intuitives et se traduisent directement en expressions somatiques, ou comportementales.

  • Le petit enfant est vulnérable et dépendant, mais acteur affectif et corporel. Il induit, chez les adultes qui s’occupent de lui, des émotions, des pensées positives ou négatives, qui rejaillissent dans les attitudes. La nature et la puissance de ces réactivations sont différentes selon la place, la fonction et le rôle occupé vis-à-vis de l’enfant.

  • Le jeune enfant prend connaissance du monde par sa sensibilité, où sont liés le corporel, le cognitif, l’affectif, l’émotionnel et le social ; il est d’emblée attiré par le visage humain, la musique, les images, le mouvement, la nature.

  • Les trois premières années de la vie posent les fondations de la personne sans pour autant en déterminer linéairement le devenir. Il n’y a pas de trajectoire individuelle prédictible. Chaque jeune enfant a besoin d’être entouré avec précaution, bien-traitance et attention prévenante.

2. Ces particularités du développement de l’enfant de moins de 3 ans requièrent, en conséquence :

2.1. Une vision globale, interactive et dynamique de son développement

La compréhension du développement et de l’épanouissement de l’enfant nécessite une approche globale (intégrant les dimensions physique, affective, sociale, cognitive et émotionnelle), interactive et dynamique. Les processus internes génèrent des mouvements d’aller-retour permanents entre les acquisitions d’une sphère et les pertes d’une autre, récupérées et renforcées ultérieurement. C’est ce qui explique les décalages, normaux, entre les différentes acquisitions, entre le niveau de maturation d’un enfant sur un plan et son immaturité sur un autre.

C’est ainsi que, l’équilibre, le bien-être et le développement d’un petit enfant s’apprécient dans la durée, avec des regards croisés, et dans un contexte donné. C’est sur ces particularités que butent les grilles de développement trop normatives des trois premières années, c’est en cela aussi qu’on préférera parler de « prime enfance » pour identifier cet âge, de même qu’on parle, en anglais, de « toddlers ».

2.2. Se préoccuper prioritairement de : Permettre au petit enfant de se sécuriser et de construire sa confiance de base

Le sentiment de sécurité affective est essentiel dans le développement de l’enfant et influence grandement son développement comme l’usage qu’il fera de ses capacités. Chez les tout-petits, les sens sont très en éveil, les informations puisées dans le monde extérieur (auquel l’enfant est beaucoup plus sensible que l’adulte) sont toujours immédiatement marquées d’un indice affectif qui les filtre et les classe en : rassurant/inquiétant, agréable/désagréable, peur/pas peur, bon/mauvais pour moi, pour papa ou pour maman puisque tout ce qui les concerne, directement ou directement, l’affecte. C’est ainsi que s’opère le passage du sensoriel, de l’émotionnel, à la recherche de sens et aux sentiments.

Le sentiment de sécurité libère la pensée et soutient les progrès, tandis que le sentiment d’insécurité affective fige et provoque parfois la régression. Tout conflit est une sensation, le tout-petit éprouve physiquement les tensions entre ses parents et son environnement.

2.3. Apprendre à l’enfant à prendre soin de lui, grâce à une puériculture tournée vers l’autonomie

Les enfants gagnent à être regardés à partir des capacités qu’ils ont et non à partir de ce qui leur manque, comparé aux grands. Les recherches confirment les intuitions et les observations cliniques de ces trente dernières années. Nous savions que le bébé était une personne, un sujet intelligent, sensible à la relation et au langage, un être social, un citoyen potentiel. Nous savons maintenant qu’il porte, dès avant la naissance, des capacités de communication, observation, imitation, empathie, que ses perceptions olfactives, cénesthésiques, tactiles, sonores l’informent des émotions et des affects qui l’entourent. Nous savons également que « sa donne génétique subira les inclinaisons de l’épigénèse2 notamment du fait de l’étonnante plasticité cérébrale qui est une caractéristique de l’espèce humaine. Ceci ne légitime en rien la stimulation seulement quantitative des interactions précoces mais souligne, en revanche, l’importance de la qualité des soins apportés aux bébés qui doivent impérativement se dérouler en atmosphère de plaisir partagé… »3.

Le corps est chez le petit enfant le médium de l’ensemble qui va constituer sa santé, son aisance motrice, relationnelle, intellectuelle ou sociale. Tous les gestes quotidiens, voire intimes (alimentation, sommeil, changes, jeux, bercements) impliquent un contact.

L’aisance d’un geste, un ton de voix, le poids d’une main, jusqu’à l’odeur de l’adulte qui s’approche : tout est message. Message qui rassure, qui confirme les repères, ou message qui désorganise. Les jeunes enfants ressentent, apprennent, communiquent et pensent via leur corps. Ainsi, la brusquerie d’un geste ou d’un ton, la dureté ou l’absence de regards ou de paroles, l’étrangeté d’un contact peuvent provoquer, selon l’âge, une sensation de rétractation, morcellement, lâchage, froidure, intrusion, agression… Ponctuellement c’est une expérience, systématiquement c’est une maltraitance. D’autres mécanismes, visant à s’en protéger, viendront alors à la rescousse. Ils seront plus ou moins efficaces car plus l’enfant est petit, plus la gamme est étroite, et plus l’effort d’autoprotection ou de rééquilibrage est coûteux pour l’épanouissement d’autres capacités.

2.4. Donner au jeune enfant des clefs pour se repérer dans les relations, s’identifier, sentir la valeur de soi et la valeur de l’autre

Au cours du développement du jeune enfant, la relation interpersonnelle précède la construction du soi. L’enfant doit alors trouver dans les relations avec ceux qui l’entourent des appuis pour se construire, en particulier construire son identité personnelle. La fonction d’enveloppe, ou de contenance, de ces appuis est importante.

La fonction contenante constitue une sorte de double peau, qui à la fois protège et relie. L’enfant s’y rassemble le temps de définir ses propres contours, à la fois corporels et psychologiques. Cette fonction est très dépendante d’une capacité de tranquillité intérieure des adultes. On parle du sentiment de « continuité d’exister » en différents lieux avec différentes personnes.

2.5. Offrir à l’enfant des conditions, du temps et de l’espace pour se déployer et apprendre, en exerçant sa vitalité découvreuse et ludique

Le bébé est intelligent, c’est acquis, il n’en reste pas moins un enfant qui ressent et comprend à sa façon, et ne peut apprendre qu’à son rythme, et si une place prépondérante est accordée aux situations qui soutiennent sa joie de vivre.

Les tout-petits sont des découvreurs curieux et entreprenants. Grandir exige d’expérimenter, comparer, observer. C’est aussi escalader, plonger, crier, tout comme provoquer l’autre, jouer sur les limites et tester les interdits. Ne dit-on pas qu’aujourd’hui les enfants sont plus intelligents, plus dégourdis et plus éveillés ? N’est-ce pas une bonne chose, sachant que leur futur s’annonce dans un monde de plus en plus rapide, abstrait, mouvant et complexe ?

Veiller sur la sécurité des enfants n’est pas leur inculquer la peur ou l’interdiction de faire. C’est aider l’enfant à apprécier les dangers et ce qui est là pour l’en protéger. Les plus tatillonnes des normes de sécurité ne suffiront pas à protéger un enfant qui n’a pas appris à tomber, à repérer le vide, le passage d’une porte, ou à sentir le chaud avant de s’y frotter. Assurer la sécurité d’un enfant c’est avant tout lui donner les moyens, progressivement, de se protéger lui-même. Préserver sa vitalité, c’est encourager son désir de vie.

2.6. Inviter le petit enfant à se socialiser et entrer dans la culture, à apprivoiser le langage, des codes et des valeurs

Le concept de « socialisation précoce » des enfants comporte plusieurs sources de malentendus. Il ne suffit pas qu’un enfant soit confié à une personne ou une structure étrangère à la famille pour dire qu’il est socialisé !

Le processus de socialisation combine la distinction, la séparation et la subjectivation. Devenir un être socialisé n’est pas apprendre à se fondre dans un groupe anonyme, mais construire la représentation de soi et de l’altérité qui transparaît, au bout du parcours, dans une conscience de soi, de l’autre, et qui permet de jouer sur la gamme du moi, du toi, du je, du nous. Pour en arriver là, le jeune enfant doit évoluer simultanément sur quatre registres différents.

Premièrement, l’enfant, grâce aux liens avec ceux qui l’entourent, construit un monde intérieur et un monde extérieur. Entre les deux, des contours-frontières souples permettent une première étape de la relation sociale, un espace de jeu entre l’impératif du soi (ses propres besoins, impulsions, envies, émotions), et l’impératif de l’autre (besoins, impulsions, envies, émotions de celui‑ci).

Par ailleurs, l’enfant apprend par l’expérience à temporiser ses demandes, suspendre ses actes, repérer les limites, dépasser ses frustrations. Ce qu’on appelle la « socialisation » du jeune enfant est à la fois le moyen et l’aboutissement de ces processus.

Un troisième registre d’acquisition se développe parallèlement : l’évolution du langage, l’utilisation de la ou des langue(s) et l’intériorisation des codes sociaux et culturels.

Enfin, la socialisation se développe d’abord parce que les jeunes enfants trouvent de la sécurité relationnelle, de l’intelligence et du plaisir dans le lieu et les liens. Alors, ils peuvent développer la souplesse d’en accepter les règles, prendre appui sur les limites posées pour se structurer, transformer leur frustration en action, apprentissage, progrès, et installer une confiance en eux-mêmes et la société.

Conclusion : avant trois ans, préférer parler de « prime éducation » plutôt que d’« éducation »

Ce rapport4 était destiné plus directement aux professionnels des modes d’accueil de la petite enfance, mais il me semble essentiel de rappeler que les parents constituent le point d’origine et le port d’attache du petit enfant avant trois ans.

J’insiste en même temps sur l’intérêt pour le jeune enfant de fréquenter des lieux d’accueil pour élargir sa palette affective, culturelle et sociale, à condition que cet accueil se fasse sur fond de confiance et de respect des parents. Attention cependant à ne pas confondre « processus précoces de socialisation » et « adaptation aux normes sociales de comportement » (apprentissage de gestes, de mots de comportements dictés par le code social).

Ainsi, pour parler de cet âge très particulier des débuts de la vie, je préfère parler de prime enfance et de prime éducation, pour éviter la surstimulation ou des forçages trop précoces. L’« éducation » suppose une conscience claire de la différence entre ce qui est à autrui et ce qui est à soi, et réciproquement. Tandis que la « prime éducation » consiste à aider l’enfant à la construire…

1 Pr. Olivier Houdé, directeur du laboratoire LaPsyDé, UMR CNRS 8240, Université Paris Descartes Sorbonne, audition filmée lors de la journée de débat

2 L’épigénèse est le processus de développement du fœtus à partir, d’une part, de son patrimoine génétique et, d’autre part, de l’influence de l’

3 Bernard Golse, Professeur de psychopathologie de l’enfant à l’Université Paris 5 René Descartes, Chef du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital

4 Rapport Développement du jeune enfant, modes d’accueil et formations des professionnels.

1 Pr. Olivier Houdé, directeur du laboratoire LaPsyDé, UMR CNRS 8240, Université Paris Descartes Sorbonne, audition filmée lors de la journée de débat public et scientifique du 15/01/16.

2 L’épigénèse est le processus de développement du fœtus à partir, d’une part, de son patrimoine génétique et, d’autre part, de l’influence de l’environnement sur l’expression physique de ce patrimoine. (NDLR).

3 Bernard Golse, Professeur de psychopathologie de l’enfant à l’Université Paris 5 René Descartes, Chef du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Nécker Paris, Unité INSERM U 483 (neuro-développement et troubles spécifiques des apprentissages). Il a été auditionné dans le cadre de la mission de S. Giampino.

4 Rapport Développement du jeune enfant, modes d’accueil et formations des professionnels.

Sylviane Giampino

Psychologue pour enfants, psychanalyste, Sylviane Giampino est présidente du Conseil de l’Enfance et de l’Adolescence du HCFEA.

CC BY-NC-ND