Le manège des contes

Christine Attali Marot et Agathe Hérubel

p. 8-13

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Christine Attali Marot et Agathe Hérubel, « Le manège des contes », Revue Quart Monde, 267 | 2023/3, 8-13.

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Christine Attali Marot et Agathe Hérubel, « Le manège des contes », Revue Quart Monde [En ligne], 267 | 2023/3, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11119

Des parents vivant dans la grande pauvreté créent une œuvre artistique pour transmettre leur histoire à leurs enfants.

De 2019 à 2023, notre équipe de trois à quatre volontaires, rejointe progressivement par quelques alliées et une jeune militante en service civique, a mené un projet de promotion familiale et culturelle à partir du petit enfant, à Béthune (Bassin minier du Pas de Calais) et dans ses environs. Pour aller à la rencontre des familles, l’équipe a animé tout au long de ces années plusieurs ateliers de rue hebdomadaires avec un souci constant d’y accueillir les très jeunes enfants, ainsi qu’un atelier Montessori dans un CHRS1, puis plus tard, des ateliers d’éveil pour les jeunes enfants accompagnés de leurs parents. Deux couples de volontaires avec des jeunes enfants ont également vécu en présence par l’habitat dans différents quartiers.

Histoire du projet petite enfance dans le Bassin minier du Pas‑de‑Calais

L’équipe a progressivement construit une action globale pour la petite enfance avec les familles rencontrées. Avec un premier cercle d’une quinzaine de ces familles, nous avons rapidement partagé notre question de travail pour ce projet : « De quels soutiens les parents en situation de pauvreté ont-ils besoin pour pouvoir répondre aux besoins de leurs enfants ? »

En même temps que notre équipe découvrait les combats quotidiens des familles avec de très jeunes enfants et qu’elle essayait de les épauler dans leurs démarches, elle engageait une réflexion au long cours avec les parents, à partir de leur expérience personnelle et familiale (par des entretiens individuels et par des temps de réflexion et d’écriture collective en groupe de pairs), ainsi qu’à partir de l’expérience qu’ils faisaient des ateliers d’éveil pour les petits enfants que nous construisions ensemble. Ces parents, qui ne connaissaient pas le mouvement ATD Quart Monde au départ, ont progressivement compris que ce que nous pratiquions ensemble dans l’action, et ce que nous comprenions ensemble dans la réflexion, pourrait servir à d’autres familles, qui vivaient ailleurs des expériences similaires de combats quotidiens contre la grande pauvreté. La participation à plusieurs rassemblements du Mouvement (rencontres régionales, rencontre nationale des Engagements), à d’autres projets pilotes du Mouvement (vacances à la Bise2) et à des temps de co-formation organisés par le Mouvement, ont donné pleinement corps pour eux à cette idée que nous participions ensemble à quelque chose de plus grand que nous, et qui avait un écho ailleurs (pour d’autres familles, pour d’autres professionnels que ceux qui étaient directement engagés auprès du noyau de familles du projet…)

À la fin de ces quatre années de compagnonnage, nous avons produit ensemble deux écrits. Dans le premier, les parents réfléchissent à l’expérience qu’ils ont vécue de l’attente de leur tout petit, des soutiens qu’ils ont reçus à ce moment-là, ou qu’ils auraient souhaité avoir, de ce qui les a aidés ou pas3. À partir de leurs expériences individuelles, ils se sont mis d’accord collectivement sur ce qu’ils pouvaient transmettre, aux professionnels en particulier, sur ce qui est de nature à aider des parents au moment de la naissance d’un enfant quand ils ont des conditions de vie très difficiles.

Dans le second, l’équipe de volontaires partage la réflexion issue de la vie partagée et de l’action menée pendant ces quatre années, réflexion qui s’est élaborée à partir de ce que les jeunes enfants et leurs parents nous ont fait comprendre ou nous ont communiqué dans un dialogue de temps long. Les pensées que leur ont suggéré les actions faites ensemble pour leurs petits, et que l’équipe a collectées au fil de l’eau, ainsi que « l’évaluation » implicite qu’ils nous en ont donnée en participant pleinement (ou au contraire, pas du tout !) aux actions en question, de leur conception à leur mise en œuvre, ont constitué les sources de notre réflexion.

Ces deux phases de réflexion et d’écriture, menées parallèlement par l’équipe et par les parents, ont suscité la dernière action culturelle de notre projet petite enfance, que nous avons proposée à quelques parents du premier cercle à partir de questions et d’hypothèses soulevées par ce travail, et que nous voulions leur proposer d’explorer ensemble. La réponse des parents à cette proposition nous a surpris, et le processus de création mené ensemble en est venu à recueillir et exprimer pour nous le sens de notre recherche commune durant ces quatre années, au bénéfice des tout-petits.

À la source du projet de création

Dès les premières séances de réflexion et d’écriture du groupe de parents, plusieurs d’entre eux ont partagé les récits bouleversants de la naissance de leur tout-petit, qui avait transformé leur vie et pour lequel ils avaient déployé des trésors de créativité et de résistance, pour le protéger des duretés de leurs conditions de vie.

Notre équipe a recueilli tous ces trésors de récits qui exprimaient la valeur absolue et invincible de la vie de leur tout-petit, en même temps qu’elle constatait souvent la grande difficulté voire l’empêchement pour les parents, de dire à leurs enfants, au quotidien, tous les gestes de résistance qu’ils posaient pour eux et la difficulté à pouvoir leur « parler vrai » (cf. F. Dolto) des événements difficiles traversés par la famille qui suscitaient de leur part ces gestes de résistance.

Parmi le grand nombre de raisons qui peuvent être invoquées pour comprendre ces silences, mentionnons : l’enfance particulièrement difficile d’un ou des deux parents, souvent enfouie profondément et extrêmement difficile à dire ; le rôle de l’environnement social qui interprète souvent l’arrivée d’un enfant comme une difficulté supplémentaire et non pas comme une chance ; la nature des échanges avec les travailleurs sociaux qui impose souvent l’élaboration d’une version de l’histoire familiale dont l’interprétation du sens est confisquée aux parents, version souvent exprimée en présence des jeunes enfants…

Nous avons mis en lien ces difficultés des parents à « parler vrai » à leurs enfants avec ce que nous avions observé et noté concernant l’histoire de la grossesse de plusieurs mères : l’accueil joyeux, émerveillé et confiant, qui était manifesté lors de l’annonce de la grossesse ou à la naissance du nouveau-né, était souvent terni par les nombreuses pressions qui s’exerçaient sur la mère et l’empêchaient de rêver sa grossesse à voix haute et d’en parler : incitation à l’avortement, désapprobation familiale et/ou sociale, peur du placement… Pour se protéger et protéger l’enfant à naître de ces injonctions et reproches, ces femmes résistaient par le silence. Et au long de la croissance de l’enfant, le silence des parents perdure, pour protéger l’enfant de la dureté continuelle de la vie en situation de pauvreté, quand bien même il est très souvent le témoin et parfois la victime collatérale de certains événements informulés (un départ du père en prison, un séjour prolongé à l’hôpital pour de graves raisons de santé, la dépression d’un parent…).

À ces difficultés, s’est ajoutée pour certains le placement d’un ou des enfants, avec ses conséquences sur les liens entre les enfants et leurs parents. L’éloignement et l’absence de vie partagée les privent de transmission. Les parents s’empêchent aussi de dire à leurs enfants leur souffrance, les combats qu’ils mènent pour venir les voir, pour leur faire plaisir et pour obtenir leur retour au domicile familial. Quand ce n’est pas l’institution elle-même qui interdit certaines transmissions : un couple, dont le bébé a été placé à 9 jours, raconte, par exemple, que la TISF4 présente lors des visites à domicile du petit enfant depuis qu’il a deux ans, enjoint aux parents de retirer les crucifix du mur. La mère nous dit : « On veut lui apprendre la vie chrétienne. Mais si on ne peut pas le faire maintenant, après ça sera trop tard ! »

Un autre aspect concret de la vie en grande pauvreté participe aussi de façon fréquente à la perte de la mémoire familiale, qui inscrit les enfants dans une lignée, une identité qui perdure : l’errance d’hôtels en CHRS5, la fuite d’un logement où il y a de la violence, l’expulsion locative, entraînent progressivement, au fil des déménagements, la disparition des supports concrets de la mémoire familiale indispensables à la transmission de son histoire à chaque enfant et à la création de l’enveloppe culturelle qui l’aidera à grandir.

Une création collective pour transmettre à ses enfants

Il nous était possible de témoigner de ces histoires d’amour et de résistance au sein du mouvement ATD Quart Monde, aux professionnels… Mais comment les dire aux enfants, les premiers concernés ? Comment rendre aux parents la possibilité d’exprimer à leur enfant, dans leurs termes, le sens qu’ils donnaient à leur existence, à la sienne, à celle de leur famille ? Un sens que nous savons crucial pour pouvoir se construire dans une continuité d’existence et une bonne estime de lui-même, se construire comme sujet explorant le monde, en apprenant et y contribuant à son tour, ce qui donne son goût et sa valeur à la vie.

Nous avons proposé aux parents une semaine de création collective pour chercher ensemble le moyen d’exprimer ce qu’ils voudraient dire de leur histoire, à hauteur d’enfant. Un artiste plasticien a été invité pour soutenir cette création : Nicolas Hérubel a proposé aux parents de déambuler à Emmaüs à la recherche d’objets évocateurs de souvenirs, pour construire avec eux une cabane, un mobile, un véhicule ; pour faire « parler » ces objets sur le registre du jeu, de la métaphore et du symbolique. Certains parents ont tout de suite eu la vision de scènes ou de moments qu’ils pourraient construire et raconter : une maman cherchait une chaise d’école, rouge, et à partir de cette chaise, elle allait construire un petit voilier. Des récits ont commencé à se dire, où notre équipe entend exprimés dans leurs mots la force d’âme des parents qui révèlent aux enfants la beauté et la poésie de la vie dans la traversée des épreuves et leur solidarité aux autres familles rencontrées dans leurs nombreux nouveaux départs :

« On est une famille unie, tous dans le bateau. Les parents en haut sur les sièges et les enfants un peu partout sur le bateau. On est une famille qui a beaucoup voyagé et c’est pour ça qu’on a choisi de faire un bateau, comme si on était prêts à partir, à naviguer.
On a été dans les vignes, et après, près de la plage. Les paysages changent tout le temps : les enfants, c’est ce qui les marque. L’été, on s’en va à la mer, il faut qu’ils aient toujours un environnement à découvrir, prêts à naviguer, à explorer. Au fil des voyages, on rencontre d’autres enfants et aujourd’hui, tous ces enfants sont autour de moi. Ils ont envie d’embarquer avec nous, ils savent que je suis une maman, mais j’ai toujours une âme d’enfant, on est toujours dans les mêmes jeux.
Le bois, c’est pour rappeler d’où on vient, des vignes en Champagne-Ardenne. Là-bas, on faisait beaucoup de feux de camp ; on connaissait des amis qui avaient un terrain près d’une rivière. On se rassemblait, on jouait dans l’eau, certains restaient avec nous pour dormir à la belle étoile et les enfants aimaient le camping ; la vie au grand air. C’est ça qui leur donne envie d’explorer le monde. Quand on leur dit : ‘Allez, on va faire le tour du monde’, ils sont tous partants, avec leurs sacs à dos. »

Petit à petit, au cours de la création, les parents ont déplacé notre proposition initiale. Certaines mères n’arrivaient pas à trouver des objets en lien avec leurs souvenirs de maternité et ont commencé à se remémorer leur propre enfance : avant de pouvoir s’adresser à leurs enfants, les parents avaient besoin de se replonger dans leur enfance à eux. Petit à petit, la plupart n’ont pas seulement cherché à raconter l’histoire de leur enfant, mais ont élaboré un récit de leur enfance : en y prélevant les souvenirs de ce qu’ils avaient vécu de beau et d’important, et qui se trouvaient à la source de ce qu’ils voulaient transmettre à leurs enfants, indissolublement comme expériences à leur offrir de vivre et support des valeurs qu’ils voulaient leur partager.

« Ma grand-mère, m’a laissé faire, pour essayer d’autres façons si je trouvais que ça ne marchait pas comme je faisais. Le moulin à café, c’est la persévérance, car je voulais le faire moi-même, je remplissais les grains et tournais, tournais, je ne savais pas qu’il fallait en mettre juste un petit peu pour arriver à tourner correctement. Elle me laissait bien galérer, jusqu’à ce que je comprenne qu’il fallait que j’en mette moins.
La cocotte minute, c’est la
patience. Les soupes, les plats, je les faisais avec ma grand-mère. Il y a des moments, quand le plat n’était pas très chaud, j’essayais de tirer le couvercle moi-même, mais je n’y arrivais pas. Elle me disait : ‘Non, non, fais comme ça’. J’essayais de faire comme elle mais ça ne marchait pas. Après, je me suis dit, je vais attendre sagement que le truc tourne tout seul.
Ce téléphone, c’est la
curiosité : quand elle était au téléphone, je voulais toujours écouter ce qui se racontait, alors je prenais la goulotte et j’écoutais tout ce qui se passait.
Le feu à charbon, c’est la
folie de se jeter dans le bac à charbon avant de le remplir. Je m’amusais dans le charbon, et après, ma grand-mère me voyait noire, elle disait : ‘Tu reviens des mines là ! File au bain !’ J’avais mis plein de charbon dans la maison. Et puis je rigolais, et ma grand-mère rigolait.
La chaise en formica, c’est
l’assistance : je m’amusais à me balancer, elle me laissait me balancer en disant ‘Attention, tu vas te faire mal ! Mais non, attention, tu vas tomber ! »

Après les avoir choisis et avoir explicité leurs choix devant le groupe, les parents ont commencé à organiser ces objets ensemble. Le choix a été de travailler à une œuvre collective, composée de modules individuels en articulant plusieurs allers-retours entre temps de travail commun et temps de travail personnel, ce qui reflétait bien la démarche du Projet de Promotion Familiale : certaines histoires très intimes s’étaient exprimées dans le collectif, grâce au collectif : « Ça fait du bien de voir qu’on n’est pas tout seul, qu’on a vécu les mêmes choses ». Sans honte. Et c’est dans le collectif que les parents peuvent retrouver de la fierté : leurs « pairs » connaissent d’expérience les embûches et les angoisses de la vie difficile, ils savent reconnaître l’héroïsme et la poésie dans certains événements racontés par les parents.

Voyant la tournure que prenait chaque réalisation individuelle, et le désir de mouvement et d’ailleurs que témoignait chaque réalisation (une balançoire, un voilier, une péniche, deux vélos…) les parents ont décidé d’organiser ensemble un carrousel.

À partir de cette œuvre collective et à partir des histoires de chacun, une conteuse, Maïe Lefebvre a cherché avec les parents une forme individuelle qui conviendrait à chacun, pour raconter ces histoires aux enfants : pour l’un, ce sera un imagier, pour une autre un dé à conter… Maïe a accompagné chaque parent dans l’écriture personnelle de son histoire.

Cette réappropriation de l’histoire familiale, sa mise en récit et en « jeu », nous paraît être un élément constitutif important de « l’enveloppe culturelle » essentielle à l’enfant pour s’enraciner dans sa propre histoire et culture familiale avant de pouvoir se saisir de la culture de la société dans laquelle il grandit.

Cette œuvre commune, et la semaine de création qui l’a rendue possible, témoigne aussi pour nous de l’importance de la fraternité, que la vie de pauvreté abîme souvent, et qui nous paraît être pourtant le creuset de la transmission d’une histoire, d’une culture commune aux enfants.

L’engagement des parents comme des enfants dans ce projet artistique final nous a prouvé, si tant est que ce fût nécessaire, combien la culture vivante partagée peut-être la matrice de l’élaboration de quelque chose de commun, qui se construit à partir de l’apport singulier de chacun mais qui, faisant culture commune, permet d’être relié, de s’inscrire dans une culture partagée par un plus grand nombre, une forme de culture universelle.

Création collective

Création collective

© ATD Quart Monde / Chantal Laureau

1 Les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) ont pour mission d’assurer l’accueil, le logement, l’accompagnement et l’insertion

2 Gérée depuis plus de 30 ans par ATD Quart Monde, La Bise, dans le Jura, accueille des familles qui ne sont jamais parties afin de leur permettre de

3 Voir l’article p. 14.

4 Technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF) : « Ce professionnel intervient auprès des familles et des personnes qui traversent des

5 Voir note 1.

1 Les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) ont pour mission d’assurer l’accueil, le logement, l’accompagnement et l’insertion sociale des personnes ou familles connaissant de graves difficultés en vue de les aider à accéder ou à recouvrer leur autonomie personnelle et sociale.

2 Gérée depuis plus de 30 ans par ATD Quart Monde, La Bise, dans le Jura, accueille des familles qui ne sont jamais parties afin de leur permettre de vivre un temps de vacances ensemble.

3 Voir l’article p. 14.

4 Technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF) : « Ce professionnel intervient auprès des familles et des personnes qui traversent des difficultés passagères. Son objectif est de préserver leur autonomie et de les soutenir, en les aidant dans leur quotidien ».

5 Voir note 1.

Création collective

Création collective

© ATD Quart Monde / Chantal Laureau

Christine Attali Marot

Alliée d’ATD Quart Monde, Christine Attali Marot est membre de l’équipe nationale Petite Enfance Famille, et ancienne collaboratrice de l’association Enfance et Musique.

Agathe Hérubel

Agathe Hérubel est volontaire permanente, dans l’équipe du projet de promotion familiale et culturelle à partir du petit enfant dans le Bassin minier du Pas-de-Calais.

CC BY-NC-ND