La pratique du basket‑ball aux Philippines comme éducation

Jérémy Ianni

p. 27-30

References

Bibliographical reference

Jérémy Ianni, « La pratique du basket‑ball aux Philippines comme éducation », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 27-30.

Electronic reference

Jérémy Ianni, « La pratique du basket‑ball aux Philippines comme éducation », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 16 January 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11387

À Cebu, la seconde ville des Philippines, l’auteur a rencontré Marc, un missionnaire qui propose à des jeunes de quartiers très pauvres de faire du basket-ball pour promouvoir une éducation fondée sur les valeurs de partage, avec une forte dimension morale et chrétienne. Aux Philippines, rien de choquant à cette démarche car la religion est partout.
Extraits de leurs entretiens.

Dans la ville de Cebu aux Philippines, Marc fait partie d’un ministère de dénomination Born Again qui propose des espaces de rencontre pour des jeunes issus de quartiers très pauvres. Il cherche à rencontrer ces jeunes par la pratique du basket-ball. J’ai rédigé ce texte à la suite de deux entretiens menés dans le cadre d’une recherche en sciences de l’éducation1 avec l’Université de Paris 8. Pour Marc, le basket-ball permet de rassembler les jeunes et d’aborder le sport du point de vue des valeurs morales comme l’humilité ou le partage. Ces activités lui permettent également de renforcer ou de créer des relations avec les autorités locales, et offrent aux participants différentes manières d’apprendre.

Rassembler et éduquer par le basket‑ball

J’ai connu Marc en 2019 alors que je vivais à Cebu. À cette époque, il travaillait dans une école et était bénévole dans sa paroisse, en y organisant des activités et des ateliers autour de la pratique du basket-ball. Comme il le souligne,

« nous utilisons le basket-ball comme plate-forme parce que, où que tu ailles aux Philippines, les gens peuvent être musulmans, mormons, Born Again, catholiques, quelle que soit la religion, ici, avec ce genre de sport, quand tu fais ce genre d’activité, cela unit toute la communauté. »

Ce rassemblement par la pratique du basket-ball permet, d’après Marc, de dépasser temporairement l’horizon de l’exclusion car cette pratique fédère les groupes, au-delà des situations sociales. On peut même parler d’une véritable culture du basket-ball dans l’archipel, ancrée à la fois au cœur des quartiers et héritée de la période coloniale américaine2.

Ce rassemblement autour du sport a aussi pour but de distiller des valeurs morales et éducatives :

« Puisque je suis un joueur de basket-ball, j’utilise mon talent pour apprendre aux jeunes enfants à y jouer. En même temps, je leur enseigne les bonnes valeurs, pour que lorsqu’ils grandissent, ils ne grandissent pas dans ce que j’ai vécu avant eux, hors des sentiers battus ou sans direction. Je leur enseigne les valeurs, par exemple, l’humilité, l’humilité en tant qu’étudiant : ce qu’il faut être, ce qu’il ne faut pas être. Ne pas être arrogant, quel que soit ton talent, tu peux être bon au basket-ball, tu peux être bon en classe, il faut s’entraider et partager son talent avec les autres parce qu’un jour cette génération nous remplacera et fera grandir la génération suivante. Je veux qu’ils deviennent de bons citoyens des Philippines. Donc ce sont les valeurs que nous enseignons et pas vraiment la Bible parce qu’ils sont encore jeunes. Ce sont les bonnes valeurs, être une bénédiction pour nos parents, une bénédiction pour nos amis. Nous leur apprenons aussi à donner. Ce sont des valeurs comme la patience, ce sont ces qualités que nous leur transmettons. »

Dans cet extrait, Marc expose une des finalités de l’éducation qu’il propose à travers la pratique du basket-ball aux Philippines : permettre aux générations futures de devenir de bons citoyens. Le but premier n’est pas de convertir les jeunes à sa dénomination religieuse, ni de leur faire lire la Bible, mais de leur enseigner des valeurs morales et civiques, dans un objectif de citoyenneté. C’est en tout cas la valeur que Marc donne à l’éducation par le basket-ball. Pour lui, il s’agit d’une plate-forme qui permet de rassembler et de travailler une discussion autour de valeurs morales dans les communautés exclues.

Une activité organisée en lien avec les autorités locales

Marc souligne aussi durant les entretiens qu’il travaille en lien étroit avec les autorités, dans le cadre de services communautaires ou community services. En effet, même si la dimension morale et éducative est très présente durant ces activités, il ne s’agit pas de travailler seul mais en réseau :

« Notre groupe a beaucoup de liens qui nous aident à faire des services communautaires. Nous dépendons d’églises, les églises protestantes nous indiquent quand aller dans tel lieu, parce qu’il y a un lien établi. Nous n’allons pas directement dans la communauté mais nous allons d’abord dans des paroisses partenaires, nous leur demandons quelles sont les choses que nous pouvons faire pour aider leur paroisse. Nous sommes un ministère sportif, nous sommes des évangélistes du sport. »

Marc explique donc que le ministère auquel il appartient s’appuie sur un réseau d’églises partenaires ancrées dans un territoire. Ils créent des projets, dans ce cas un groupe autour de la pratique basket-ball pour toucher des jeunes des quartiers pauvres, et s’appuie pour cela sur un réseau d’églises partenaires. Par ailleurs, les activités sont adaptées en fonction des lieux dans lesquels elles sont mises en œuvre :

« La plupart du temps, nous allons dans un endroit pauvre, mais il y a des moments où nous rencontrons aussi des gens riches, mais nous ne leur donnons pas de nourriture. Nous leur donnons une excellente formation en basket-ball. Ça dépend toujours des besoins de la communauté, par exemple la dernière fois que nous étions avec des Chinois, nous avons centré l’enseignement sur le basket-ball et l’anglais. »

Cette grande flexibilité des activités permet à Marc et son groupe de toucher un public varié. Ces activités sont organisées, préparées à l’avance et non créées à la dernière minute. En effet et avant leur démarrage, les questions de sécurité sont étudiées, ce qui permet créer des liens avec les autorités locales et de ne pas s’enfermer dans un entre‑soi :

« Tout d’abord, nous vérifions toujours la sécurité. On va sur place, on vérifie si c’est sécurisé et on se rapproche du gouvernement local (le barangay), pour nous signaler et aussi sécuriser ce que nous allons faire. Le barangay va contacter la police pour les informer qu’il va y avoir un événement et ce que l’on va faire. Il y a tout le temps des politiciens, parfois des conseillers municipaux, mais ils ne restent pas tout au long de l’activité, ils veulent juste montrer qu’ils sont là et parfois aussi, il y a les pasteurs de l’église et d’autres coachs. »

Organiser, pour stimuler les jeunes à apprendre de différentes manières

Marc s’exprime aussi sur l’organisation logistique des activités qui rassemblent les jeunes autour du la pratique du basket‑ball :

« Au début, on fait d’abord la formation basket-ball. On fait une répétition avec les coachs, surtout s’ils sont nouveaux. Les plus anciens coachs divisent l’espace en cinq compétences comme le dribble ou le tir au panier, on divise par compétences parce que la plupart du temps, on a trois ou quatre cents personnes en une fois. La dernière fois à Talamban (quartier de Cebu) il y avait 400 personnes, donc s’il n’y a pas de système d’organisation la cour va devenir désordonnée. Organiser évite aussi d’être les uns sur les autres. Quand tout est organisé cela évite que les participants s’ennuient et on est sûr qu’ils sont toujours actifs comme ça. »

L’organisation se justifie pour Marc par au moins trois raisons : la première est la volonté d’assurer la qualité des activités. Les coachs participent à une répétition avant la mise en œuvre de celles-ci. La seconde raison est le nombre de participants, qui nécessite d’anticiper. La dernière raison est de permettre une certaine fluidité, les participants passent d’un poste à l’autre, et cela évite qu’ils s’ennuient. L’activité est divisée en plusieurs parties, tout d’abord la formation à plusieurs techniques du basket-ball comme le dribble, la passe ou le tir, puis le temps plus spirituel qui suit le temps ludique :

« Cela dépend de la situation, mais la plupart du temps, on commence par une prière universelle, par exemple Notre Père et ensuite, on partage un verset avec eux, ça peut être un verset musulman ou catholique parce que nous insistons sur le fait que nous ne sommes pas là pour changer leurs croyances ni leur foi, mais ici pour partager l’amour de Dieu et c’est cette mission qui est notre but comme coachs. On respecte ce qu’ils croient et c’est en cela que Dieu nous utilise. »

Ce temps spirituel est lié à l’activité de basket-ball, car il fait référence au caractère du joueur. Cela est bien sûr calculé, il s’agit d’une stratégie pédagogique qui s’appuie sur la figure du joueur de basket-ball et des valeurs qu’elle véhicule pour aborder la question morale et spirituelle :

« Avant de faire la formation basket-ball, on donne un verset comme Philippiens 4 :13 : ‘Je puis tout par celui qui me fortifie.’ Qu’est-ce que cela signifie pour eux en tant que prière ? L’autre jour, j’ai partagé mon point de vue et on a eu une discussion sur le fait qu’on ne peut pas faire les choses que nous devons faire et parfois, nous sommes effrayés par la personne en face de nous, plus grande que nous, nous sommes petits, comme au basket-ball. On calcule toujours à l’avance pour connecter les choses que nous faisons et les versets que nous leur donnons, donc ils peuvent faire un lien après la formation […] on met toujours en lumière l’amour de Dieu, comme leçon pratique, pour que cela rentre dans leur mémoire. Notre mot-clé, c’est l’amour, pour ne pas nous mettre plus haut qu’eux parce qu’on est en train de parler à des jeunes en manque de nourriture donc ils ne mémorisent pas tout de suite ce que l’on dit. Donc on fait toujours comme ça, de manière courte et pratique, on insiste sur le caractère du joueur. »

Lorsque je lui ai demandé comment il était sûr que les participants saisissent ce dont il est question durant ce temps spirituel, voilà ce que répond Marc : « Notre rôle est de donner le message de Dieu, leur donner la Bonne Nouvelle. Nous n’avons pas de pouvoir pour que leur vie change, on n’insiste pas sur qui nous sommes, ce n’est pas à propos de religion, parce qu’il y a aussi des personnes qui ont d’autres croyances. » Et Marc le fait précisément à partir de la pratique du sport.

Regarder ces temps d’évangélisation par le prisme de la relation éducative apporte également des éléments de réflexion. La transmission du savoir se fait de manière ludique, à partir de l’implication personnelle des coachs qui partagent leurs talents, ou inspirent les participants pour reprendre les mots de Marc. Marc joue au basket-ball depuis très longtemps, aussi il est une personne ressource. Pour lui, le plus important est donc de transmettre un savoir technique, à partir des différents exercices liés à la pratique du basket-ball, et aussi de partager une vision de la société et non pas une vision uniquement religieuse, une société dans laquelle chacun est préoccupé par l’autre. Le faire à partir de la pratique du basket-ball lui permet de s’appuyer sur une forme d’idéal-type du joueur de basket-ball, tout en permettant aux jeunes, en particulier aux jeunes qui font l’expérience de la pauvreté, de pouvoir se rassembler autour du sport.

1 J’ai mené ces entretiens de manière non-directive le 8 juillet 2020 et le 24 septembre 2020. Leur objectif était de comprendre la manière dont Marc

2 Lou Antolihao, Playing with the Big Boys: Basketball, American Imperialism, and Subaltern Discourse in the Philippines, University of Nebraska Press

1 J’ai mené ces entretiens de manière non-directive le 8 juillet 2020 et le 24 septembre 2020. Leur objectif était de comprendre la manière dont Marc s’appuyait sur des activités sportives pour toucher les jeunes des quartiers dans lesquels son groupe religieux mène des actions d’évangélisation.

2 Lou Antolihao, Playing with the Big Boys: Basketball, American Imperialism, and Subaltern Discourse in the Philippines, University of Nebraska Press, 2015, p. 11.

Jérémy Ianni

Jérémy Ianni a été volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde en France et aux Philippines, de 2011 à 2017. Il est aujourd’hui doctorant contractuel en sciences de l’éducation à l’Université de Paris 8 et réside aux Philippines.

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