Structuré de façon à montrer les successives métamorphoses d’Édouard Louis né en 1992, ce film1 est plein de détails signifiants, mais aussi de références savantes ou poétiques. Ainsi sont convoqués par exemple Jean Genet et Pierre Bourdieu, Didier Eribon, qui ont éclairé la vision que l’écrivain a de ses trois vies. De nombreux exemples éclairent les concepts de distinction, de masculinité, de pouvoir. Il donne à penser qu’on choisit sa vie.
La première vie, celle qu’il n’avait pas choisie, se déroule à la campagne dans un milieu très pauvre, sous-prolétaire, et peut se résumer aux paroles prononcées dans le film : « J’ai échoué à tout ce que mon père voulait que je sois. » En cause notamment une certaine façon d’assumer sa virilité. L’ouvrage En finir avec Eddy Bellegueule2 en était déjà l’illustration.
La deuxième vie se passe à Amiens, au lycée où il arrive avec une « belle » veste rouge qui marquait la distinction et le pouvoir dans son village et qui là, trop flashie, trop visible, trop fluorescente, quasiment vulgaire, trop populaire, le classe d’emblée parmi les ploucs au milieu d’élèves de milieux bourgeois qui pratiquent le théâtre, la danse, la musique. L’important est que sa mère, qui n’avait pas les moyens d’acheter cette veste, s’y était résolue, s’était sacrifiée pour l’amour de son fils qui insistait ! Il a mis la veste à la poubelle ! « Amiens a été le lieu où il a fallu tout interroger, tout repenser dans mon rapport à moi-même, dans mon rapport aux autres, dans ce que j’étais. » Il parle donc bien sûr de la honte sociale, de sa détestation de tout, de sa réinvention de lui-même, de l’esthétisation des actes du quotidien dans ce nouveau milieu. Il décide de « faire semblant d’être quelqu’un avant de le devenir. » Il rencontre aussi des gens qui lui font confiance. « J’ai été créé par les autres, par les insultes, se recréer était une nécessité. » Il choisit alors de changer de nom. Le juge accepte. Il s’appellera désormais Édouard Louis et non plus Eddy Bellegueule. « J’aurais rêvé de ne pas être moi. »
La troisième vie est celle qui suit la rencontre, par hasard, de Didier Eribon, lors d’une conférence de celui-ci à propos de son ouvrage Retour à Reims3. Ce fut un choc violent. Tout a changé en une heure. Édouard a dit à Didier : « Votre histoire c’est la mienne. » Malgré son nouveau nom, Édouard Louis étouffait à Amiens ; il part à Paris. Sa troisième vie devient celle d’un élève de l’École normale supérieure, qui poursuit des études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Il a enfin la vie d’un intellectuel parisien, reconnu par ses pairs et plus largement encore, devenu un écrivain acceptant son homosexualité. « J’ai pu écrire parce que j’avais des amis qui me poussaient à le faire. »
Le film est traité de façon poétique, avec distance, douceur. Ce qui est très intéressant c’est comment Édouard Louis organise sa pensée, à partir de l’analyse des épisodes de sa vie. Il se livre au passage sur son père : « Il me semble souvent que je t’aime. »
Édouard Louis a dit à François Caillat, à propos de son projet de film (cité dans le dossier de presse) :
« J’avais remarqué qu’à peu près dans tous les grands récits de fuite, dans la littérature – que ce soit chez Bourdieu dans son ‘Esquisse pour une auto-analyse’, Marguerite Duras qui fuit Saigon, Peter Handke ou James Baldwin, bref dans toute la tradition littéraire qui explore le thème de l’individu qui quitte son milieu d’enfance, qui s’en détache, chaque fois celui qui fuyait se présentait comme quelqu’un qui avait toujours voulu fuir. Et l’histoire de la première partie de leur vie était chaque fois l’histoire d’une lutte contre les circonstances, d’une lutte contre un milieu où ils étaient nés par accident. Ces individus, toujours déjà plus ou moins libres dans un monde aliéné, auraient lutté pour devenir autre chose, contre leur milieu, et pour accomplir leur différence. J’ai voulu rompre avec cette longue tradition. »
Pour Édouard Louis, les métamorphoses qu’il explicite dans le film ne sont pas signes de fuite.