Mes travaux de recherche (portant sur l’histoire de la relation entre notre société et l’entreprise), m’ont conduit à formuler l’hypothèse que les maltraitances en question sont liées, en particulier, au salariat, aux méthodes et pratiques de management, aux politiques socio-économiques des gouvernements, aux décisions des propriétaires et des dirigeants des entreprises, aux valeurs en jeu, à l’individualisme régnant, au rapport travail‑bonheur.
J’appelle maltraitances les commentaires, attitudes, décisions – d’une part des propriétaires et des dirigeants des entreprises, d’autre part des gouvernements – qui provoquent, parmi les travailleurs (ouvriers, employés, cadres, chômeurs, retraités), des souffrances, des humiliations, des discriminations, des angoisses, un appauvrissement, un sentiment d’injustice, la sensation de déshumanisation ou encore l’exclusion de la société.
Un salarié est-il un homme libre ?
En Europe, dans la Grèce et la Rome antiques, les travailleurs sont surtout les esclaves ; puis, durant le Moyen Âge, les serfs. Dans notre société, il s’agit essentiellement des salariés des entreprises. Nous vivons dans une « société salariale »1. Le salariat est une invention, le travail salarié émerge et remplace le servage entre les XIe et XIIIe siècles. Cette modification majeure du système économique et social de la société médiévale, essentiellement agricole, découle d’un changement d’attitude des propriétaires terriens (les seigneurs) : ils jugent plus avantageux de payer des personnes pour réaliser les travaux dans leurs domaines, que de continuer à subvenir aux besoins des familles de paysans travaillant et vivant sur leurs propriétés. Au départ, l’Église condamne le salariat : travailler pour de l’argent est une ignominie, les salariés sont traités de mercenaires.
Événement fondamental, avec le salariat apparaît une nouvelle organisation dans l’histoire humaine : l’entreprise. Puis, la multiplication et le développement des entreprises, durant des siècles, provoquent, à partir du XVIIIe siècle, un changement de monde : à celui médiéval – que j’appelle « Église-Monde » car organisé essentiellement par et pour l’Église – succède notre monde, que je nomme « Entreprise-Monde » puisqu’organisé surtout par et pour les entreprises. Et je propose l’expression « Entreprisation du monde »2 pour désigner le processus historique, qui se poursuit, de conquête de l’humanité par les entreprises – processus porté par la croyance, discutable, que l’entreprise est l’organisation la plus rationnelle et efficace inventée par les hommes, que toutes les activités humaines (même celles des hôpitaux) doivent être organisées et dirigées comme des entreprises.
De même que l’esclavage et le servage, le salariat est un type de relations entre des hommes : pour les Romains un esclave est une chose, pas un homme ; le serf est lié à la terre du seigneur, il lui appartient ; par différence, le salarié peut apparaître comme un travailleur libre. Est-ce bien le cas ? Rome connaît des révoltes d’esclaves. Au Moyen Âge, se multiplient les révoltes de serfs. Dès le XIVe siècle, des révoltes de salariés éclatent, en particulier, dans l’industrie textile en Flandre et en Toscane : à Florence, en 1378, les Ciompi (les travailleurs les plus pauvres et maltraités) prennent, temporairement, le pouvoir. Que révèlent ces faits historiques ? L’esclavage, le servage, le salariat sont trois formes d’asservissement des travailleurs.
Le XIXe siècle est marqué par l’élaboration de critiques radicales de la condition ouvrière et d’alternatives au travail salarié – dues à Claude-Henri de Saint-Simon, Charles Fourier, Etienne Cabet, Pierre-Joseph Proudhon, Karl Marx, Mikhaïl Bakounine, Robert Owen ou encore William Morris. Dans la Charte d’Amiens de 1906, la CGT se fixe l’objectif d’abolir le salariat. En Russie, la révolution de 1917 interdit l’entreprise, la remplaçant par des organisations qui n’appartiennent pas à des intérêts privés – mais le salariat est maintenu. Autre événement significatif, la parution en 1891 de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII qui consacre le « catholicisme social », mouvement apparu au début du XIXe siècle3. Ce texte rejette aussi bien le libéralisme que le socialisme ; il pose que le travail n’est pas une marchandise, condamne la cupidité des employeurs, affirme la nécessité de verser aux travailleurs un « juste salaire » afin de leur permettre de vivre dignement. Ces problèmes, préoccupations, débats, sont-ils derrière nous ?
Si, dans la société actuelle, le salariat continue à engendrer des maltraitances majeures c’est parce que le salarié perd ses droits de citoyen quand il est au travail : la loi, le droit du travail, stipule que le salarié est soumis à un devoir de subordination à l’égard de ses « supérieurs » (les propriétaires et les dirigeants des entreprises). Un salarié n’est pas un être libre, sa vie professionnelle, sa vie finalement, dépendent, dans une large mesure, des décisions, voire de l’humeur, de ses « supérieurs ». « Je me prépare pour le jour où ma cravate ne plaira plus à mon patron », m’a confié un cadre lors de mes enquêtes. L’informatique sert de plus en plus à contrôler les personnes : de nombreux employés et cadres, passés au travail à domicile durant la pandémie du Covid-19, furent choqués en découvrant à quel point ils étaient « fliqués ». Qu’est-ce qui justifie le pouvoir des « supérieurs » d’embaucher, de licencier, de promouvoir, d’évaluer les personnes, d’organiser leur travail, de fixer leurs salaires, de les contrôler, de vendre ou liquider l’entreprise, – pouvoir qui produit des incertitudes, des angoisses, des souffrances parmi les salariés ? La propriété du capital de l’entreprise, c’est-à-dire l’argent.
Management et « déshumanisation »
Fin XIXe siècle, le sociologue allemand Max Weber décrit la « rationalisation » des entreprises consistant à diviser le travail, spécialiser les personnes, standardiser les tâches, établir des procédures et des prévisions, multiplier les contrôles et les calculs (concernant les investissements, les comportements des clients, etc.). Weber constate l’efficacité de ces méthodes et pratiques de management pour réduire les coûts, augmenter les ventes, améliorer la rentabilité de l’entreprise. Toutefois, il souligne que cette « rationalisation » entraîne de la « bureaucratisation » et, surtout, une « déshumanisation »4.
Au cours du XXe siècle, ce mouvement de « rationalisation », et donc de « bureaucratisation » et de « déshumanisation », s’accentue avec la mécanisation puis l’informatisation. Ouvriers et employés se sentent toujours plus organisés par des procédures, des chiffres, des courbes, des tableaux, d’où un sentiment de dépersonnalisation du travail ; avec Internet, les relations humaines directes, au sein de l’entreprise et entre le personnel et les clients, se réduisent de plus en plus. L’« intelligence artificielle », n’est-ce pas une intensification de cette « rationalisation », qui pourrait augmenter la sensation de « perte de sens » du travail ?
Pourquoi la pauvreté ne cesse‑t‑elle d’augmenter ?
Fait révélateur, au cours de ces dernières années, des antivols sur la viande, le poisson et le lait pour bébé ont été installés dans des supermarchés. Comment en est-on arrivé là ? Il faut savoir que le niveau de pauvreté d’un pays dépend, pour beaucoup, des politiques socio-économiques menées par les gouvernements. Dans ce cas, il convient d’identifier les choix gouvernementaux ayant favorisé le fait en question, ce qui suppose de revenir sur l’histoire de ces politiques – cela, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale.
L’exploration de cette histoire fait ressortir deux périodes. La première débute en 1944, avec la parution du programme du Conseil national de la Résistance (CNR)5 – projet de reconstruction de la France résultant d’un compromis entre le MRP (parti démocrate-chrétien), la CFTC (syndicat chrétien), la SFIO (parti socialiste), le PCF (parti communiste) et la CGT. Sont posés les principes suivants, notamment : « instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine », « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ». Ces principes – qui fondent le « modèle social français » – orientent les politiques socio-économiques des gouvernements qui se succèdent, jusqu’à la fin des années 1975 : création de la sécurité sociale, du comité d’entreprise, du salaire minimum interprofessionnel garanti, de l’assurance-chômage. Pour les ouvriers, les employés, les chômeurs et les retraités, ces politiques (« de la demande », disent les économistes) sont positives : leurs droits, leurs sécurités, leur pouvoir d’achat augmentent. D’où l’expression « Trente Glorieuses », associée à cette période (1945‑1975).
À partir de la fin des années 1975, les gouvernements qui se suivent abandonnent, rejettent le programme du CNR. Il s’agit d’une rupture économique, sociale et politique. Durant cette seconde période (1975-?), les politiques socio-économiques se font de plus en plus favorables aux intérêts des propriétaires et des dirigeants des entreprises. C’est ainsi que les gouvernements suppriment certains impôts (celui sur la fortune, en particulier), créent des lois (le secret des affaires) ; réduisent les « contraintes » à l’activité des entreprises (annulation de règlements, de normes, etc.) ; privatisent. Ces politiques (« de l’offre ») obéissent de plus en plus à l’argument défendu par Milton Friedman (lauréat du prix dit Nobel d’économie de 1970)6 : la seule responsabilité des entreprises est de « maximiser les profits » des actionnaires. D’où la cupidité débridée, en particulier, des propriétaires et des dirigeants des grandes entreprises et banques internationales.
Près de cinquante ans de ces politiques socio-économiques ont fortement aggravé les conditions de travail et de vie de la plupart des travailleurs des entreprises : réduction des droits et sécurités des salariés, chômeurs, retraités ; baisse de leur pouvoir d’achat ; intensification du travail ; la soif d’argent des actionnaires et des dirigeants des entreprises crée souvent une pression pathogène (parmi le personnel, on a peur de ne pas pouvoir réaliser des objectifs, de plus en plus difficiles à atteindre, d’où des dépressions, voire des suicides) ; concurrence exacerbée entre salariés (au sein de l’entreprise, avec d’autres entreprises en France ou à l’autre bout de la planète) ; précarisation imputable à la préférence des employeurs pour le CDD ; le pays compte aujourd’hui plus d’une dizaine de millions de pauvres ; de plus en plus de « petits boulots » et des salaires de misère ; toujours davantage de personnes ne pouvant pas se nourrir, se chauffer, se soigner convenablement ; de plus en plus d’étudiants se prostituant pour payer leurs études ; monte la peur du lendemain. S’ajoutent les humiliations émanant du gouvernement et du président de la république : les bénéficiaires du RSA sont obligés de réaliser des activités hebdomadaires ; les Français n’ayant pas « réussi » sont traités de « riens ». Ces politiques socio-économiques, qui ont maltraité la plupart des Français (surtout les plus pauvres et vulnérables), ne sont-elles pas l’une des causes des récentes révoltes (Gilets Jaunes, banlieues) et de l’augmentation des votes protestataires parmi les citoyens ?
Que l’on me permette de rappeler un principe formulé par Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle : tout humain, privé des moyens de subsistance, a de droit de voler le nécessaire pour vivre.
Décisions et responsabilités des propriétaires et des dirigeants des entreprises
Comment ceux-ci dirigent-ils les entreprises ? En prenant des décisions, en faisant des choix ; diriger c’est décider. C’est à la lumière de cette hypothèse notamment que j’ai étudié leurs décisions. Il ressort que leur réflexe est d’expliquer celles-ci par des contraintes : le marché, la concurrence, les changements technologiques, la mondialisation, etc. Or l’étude de leurs processus de décision révèle que leurs choix sont toujours, dans une large mesure, personnels.
Considérons une série d’événements qui a choqué. En 2005, Didier Lombard, lorsqu’il devient PDG d’Orange, annonce le départ de 22 000 salariés, en précisant : « En 2007, je les ferai partir d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. » Résultat : entre 2007 et 2010, 69 suicides se produisent. En 2009, il s’en prend « à cette mode du suicide ». Finalement, en 2022, il est condamné pour « harcèlement moral et institutionnel ». Un autre dirigeant à sa place aurait-il, forcément, agi de manière aussi brutale ? Les hommes sont-ils condamnés à faire ce qu’ils font ? Que penser des deux explications de ce PDG : c’était une nécessité économique, il y avait une « mode du suicide » ?
En expliquant que leurs décisions sont dictées par des faits s’imposant à eux, les dirigeants des entreprises cherchent à les justifier ; leurs justifications sont des tentatives de négation de leurs choix et, finalement, de leur responsabilité personnelle. Cette attitude, que j’appelle « a-responsabilité », n’est-elle pas souvent vécue comme une maltraitance parmi le personnel ?
Que valent les valeurs ?
Propriétaires et dirigeants des entreprises mettent volontiers en avant les « valeurs de l’entreprise » – forcément positives (écoute du client, respect de l’environnement, etc.). Or, souvent, leurs décisions et comportements ne sont pas au diapason de ces valeurs.
Ce type d’incohérences est également source de maltraitances. Par exemple, un contremaître m’a expliqué que l’écart entre « les valeurs rabâchées par le patron » et ce que lui exige des ouvriers est tel que « pour tenir le coup, dès que le patron se met à parler des valeurs, je coupe le son ». Ces contradictions peuvent déclencher des « souffrances morales » entraînant le pire : par exemple, passer son temps à mentir aux clients peut conduire au suicide. C’est pourquoi je distingue « valeurs affichées » /« valeurs effectives » – ces dernières étant celles cohérentes avec les comportements et décisions des propriétaires, dirigeants, et cadres des entreprises.
Un obstacle majeur à la solidarité
Notre société devient, de plus en plus, une « société des individus »7 – un individu étant un être égoïste, soucieux avant tout de sa petite liberté personnelle, en concurrence permanente avec les autres, voire rejetant la société. Forte est la relation entre individu et entreprise puisque celle-ci met naturellement en concurrence les travailleurs – pour les embauches, rémunérations, promotions, licenciements.
Cet individualisme, limite, affaiblit, empêche la solidarité avec les personnes maltraitées autour de soi. Pour les syndicats, dont la mission historique est de renforcer la solidarité entre les salariés, cet individualisme constitue une difficulté fondamentale.
L’effondrement de la relation travail – bonheur
Ce fait est confirmé et précisé par une enquête de sociologues8, portant sur l’ensemble de la population française : 27 % seulement des personnes jugent que le travail est important pour être heureux. Ces Français sont, pour la plupart, de jeunes ouvriers en CDD pour qui le travail n’est que le moyen de satisfaire leurs « besoins élémentaires » (se nourrir, avoir un toit).
Cette « société salariale » a-t-elle un avenir ? Bien que le salariat ne soit plus contesté par les syndicats et partis politiques majeurs, différents indices suggèrent la montée de son refus (plus ou moins conscient) : le succès du statut d’« auto entrepreneur » (qui est, en fait, celui d’un travailleur indépendant) ; l’engouement initial pour le système Uber (qui s’avère être du salariat, mais en pire) ; le rejet massif, en 2023, de la réforme du système de retraite (on ne veut pas travailler plus longtemps) ; l’actuel désir de la semaine de travail de quatre jours. L’on peut également se demander si les travailleurs – attendant de moins en moins du travail – accepteront davantage ou moins les maltraitances mentionnées.
La pire maltraitance
Alors qu’elle touche la plupart des Français, elle est rarement soulignée. Je rappelle le titre du document de présentation du programme du CNR : Les Jours heureux par le CNR. En 1944, bien que la France soit exsangue, les hommes issus de la Résistance qui vont prendre la direction du pays parlent de bonheur aux Français. Aujourd’hui, alors que notre pays n’est pas dévasté dans l’ensemble, ceux qui le dirigent, les propriétaires et les dirigeants des entreprises, ne parlent que de malheurs qu’ils appellent crises (crise de la dette publique, crise inflationniste, crise climatique, crise démocratique, crise morale, etc.). En plus de l’appauvrir, ils désespèrent la majeure partie de la population. Déjà en 2008, 83 % des Français jugent possible qu’ils deviennent SDF9.
Pour les humains, vivre n’est-ce pas espérer ? Les désespérer, n’est-ce pas les maltraiter ? Ôter l’espoir aux hommes, n’est-ce pas une maltraitance terrible ?