Interroger les communautés paysannes du Pérou

Marco Aurelio Ugarte Ochoa

References

Electronic reference

Marco Aurelio Ugarte Ochoa, « Interroger les communautés paysannes du Pérou », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 05 May 1998, connection on 09 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1149

Vouloir atteindre les plus pauvres est une démarche indispensable à toute société qui, avec l’ONU, proclame qu’en son sein les humains naissent et demeurent égaux en droits et en dignité. Après les articles issus des contributions de Thaïlande (revue Quart Monde n°162) et du Canada (revue Quart Monde n°163) à la réflexion de l’Unicef Atteindre les plus pauvres, mais non publiés dans le court ouvrage qui en est issu1

Index de mots-clés

Autochtones, Développement

Index géographique

Pérou

Genèse d'un engagement et d'un projet

La préoccupation de comprendre et d'expliquer les inégalités économiques et sociales, que depuis mon enfance, je pouvais observer dans la zone de Cusco au Pérou, m'a poussé à entreprendre des études d'anthropologie sociale.

C'est en 1976 que j'ai visité pour la première fois la partie haute du district de Pisaq, où se trouvent les communautés d’Amaru, Paru Paru, Sacaca et Kuyo Grande. Mon attention fut attirée par la grande solidarité qui existe entre les paysans de cette région. Tout ce qu'ils entreprennent a une logique et une raison d'être. Ils éprouvent une grande tendresse à l'égard de leurs enfants. Ils les éduquent avec beaucoup de patience. Le père se charge des garçons et la mère des filles. Il existe aussi une relation profonde entre les hommes et la nature. Pour ces paysans, la religiosité joue un rôle important : les sommets, les ruisseaux, la terre, ont leurs esprits, lesquels sont soit bons soit mauvais.

Les connaissances accumulées qu'ils se transmettent depuis des décennies sont surprenantes, par exemple en ce qui concerne le contrôle de l'écosystème : engrais naturel des terres, mise en jachère de parcelles tous les cinq à sept ans, culture de plantes qui contiennent dans leurs racines des nitrogènes - engrais naturel nécessaire à la terre -, techniques ancestrales pour éviter l'érosion des sols, utilisation d'insecticides « naturels » pour préserver les tubercules entreposés, utilisation d'une infinité de plantes médicinales dans le traitement de diverses maladies... Pendant le premier mois que j'ai passé avec eux, j'ai plus appris que durant les trois ans passés à la faculté.

L'amitié et l'hospitalité que j'ai reçues de ces familles paysannes ont fait naître une étroite relation, et peu à peu, je suis devenu partie prenante de leurs communautés. Quand ils ont un problème pour la santé, l'éducation, des questions juridiques ou de travail, ils viennent me voir à Cusco. Et lorsque moi, j'ai besoin d'accroître mes connaissances du monde andin, ou que je désire prendre un peu de repos, je vais à la rencontre de mes amis.

Les communautés paysannes de cette région vivent sur des pentes abruptes où cultiver la terre est fort difficile. Si la saison des pluies est trop abondante, les cultures sont détruites. Si les pluies sont trop faibles, les récoltes sont très mauvaises. Celles-ci sont en réalité très incertaines et la population paysanne est, en règle générale, exposée à la faim. Aussi, les paysans recherchent toutes sortes de moyens pour survivre : diversification des cultures, élevage bovin et ovin ou de petits animaux, vente de leur force de travail en émigrant vers des centres urbains ou des zones forestières, développement de petites industries domestiques comme la confection de tissus et d'autres produits artisanaux.

J'ai été amené à lancer un projet appelé « Transformation de l'économie paysanne », dont l'exécution a commencé en 1980 et s'est poursuivie jusqu'en juin 1982, avec le soutien de l'Institut d'investigation UNSAAC-NUFFIC qui est parvenu à obtenir un financement des universités néerlandaises de Tilburg, Amsterdam et Leyden, grâce à une convention signée avec l'université de Cusco, convention à l'origine de laquelle je m'étais trouvé. Mes élèves de la faculté d'Anthropologie ont participé à la réalisation de ce projet. Depuis plusieurs années déjà, je les entraînais dans les communautés paysannes afin qu'ils y réalisent leurs stages.

Nous avons choisi d'exécuter ce projet dans la communauté de Kuyo Grande. Les objectifs que nous nous sommes fixés reposaient sur la conviction que les paysans ne devaient pas être considérés comme objets d'étude, mais avant tout comme sujets. Cela impliquait d'avoir une connaissance de leur vie quotidienne, de leur culture. Dès lors, nous avons assumé des engagements concrets, collaboré activement à diverses activités, à des travaux d'utilité collective, intégré des délégations qui voulaient faire valoir leurs droits face à des institutions publiques, participé à des fêtes... Parallèlement à cela, nous recueillions une information sur des aspects socio-économiques, ce qui nous permettait de les systématiser.

Une approche différente

Habituellement, les investigateurs sociaux se comportent comme s'ils étudiaient des phénomènes naturels. Ils restent extérieurs au phénomène qu'ils étudient. Il s'agit réellement là d'une erreur grave qui a pour conséquence de donner une vision erronée de la réalité, mais aussi de créer une distance avec les personnes rencontrées, ce qui provoque de sérieuses réticences de leur part.

Nous croyons que tout phénomène social étudié concerne, dans ses résultats, autant les chercheurs que les personnes sur qui porte la recherche. Pour nous, il est important que le paysan - ici sujet de l'étude - puisse devenir aussi investigateur. C'est uniquement ainsi que l'étude sera fructueuse et permettra, au cours de son déroulement, de transformer et les investigateurs et ceux qui sont sujets de l'étude. Cela veut dire faire du chercheur quelqu'un qui s'identifie totalement aux paysans les plus exploités et les plus pauvres, et faire du paysan un investigateur conscient de sa réalité, donc plus indépendant et capable de lutter pour résoudre ses problèmes.

La participation directe des paysans dans de petits groupes de travail et au cours d'assemblées communautaires, où sont invités des professionnels spécialisés, permet de discuter collectivement de problèmes spécifiques comme par exemple la commercialisation, la technologie, les coûts et techniques pour améliorer le rendement de l'agriculture ou de l'élevage... Là, on peut se rendre compte que des techniques modernes et d'autres manières de travailler peuvent être intégrées sans porter atteinte à l'organisation communautaire.

Ce processus d'investigation et de participation contribue à démentir des croyances semblables à celle-ci : “ Notre situation de misère c'est de la malchance parce que nous sommes nés sous une mauvaise étoile, ainsi est écrit notre destin. Et si les esprits nous abandonnent, ce sera encore pire pour nous. ” Une telle interprétation de leur non-développement a trop conduit les paysans à la passivité, à accepter l'establishment, à ne plus avoir confiance dans leurs propres forces.

Les objectifs à atteindre

De cette analyse réalisée ensemble, on peut dégager quels sont les principaux besoins des paysans et savoir comment orienter en conséquence un développement réellement intégral et à plus long terme, pour la région étudiée voire pour d'autres zones de la cordillère andine.

Mais l'enjeu est aussi de susciter un changement d'attitude de la part des étudiants vis-à-vis de la classe paysanne. On a observé que les étudiants apprennent peu - voire rien - d'une investigation académique menée de manière traditionnelle, dans laquelle les paysans ne sont qu'objets d'étude. L'unique manière de rompre avec cette « tradition académique » est de faire vivre, et surtout travailler, les étudiants avec les paysans. De cette manière, l'étudiant devient utile non seulement avec sa tête comme intellectuel, mais aussi avec ses mains comme travailleur participant aux tâches agricoles.

L'enjeu est encore de faire naître, au sein de l'université, un processus d'investigation permanente sur les problèmes socio-économiques des fractions les plus pauvres de la population. Pour cela, il est nécessaire :

  • que le projet d'étude soit réalisé par un noyau réduit mais solide de chercheurs consciencieux et expérimentés qui créent une « dynamique » de recherche ;

  • que l'investigation soit assurée de réussite à moyen terme ; qu'on ne l'abandonne pas faute de moyens humains ou matériels ;

  • que les étudiants soient suivis et conseillés de manière sérieuse et continue dans leur stage et la préparation de leur thèse.

On espère que l'université créera ainsi une dynamique propre pour que la recherche ne dépende pas de quelques personnes, que le projet engendre lui-même une « deuxième génération » de chercheurs capables de poursuivre leur travail dans la même perspective.

Nous avons aussi été amenés à nous fixer de tels objectifs parce que certaines ONG font des projets d'investigation en partant de théories élaborées dans des bureaux et donc éloignées de la réalité. C'est pourquoi nombre de leurs projets sont observés avec indifférence par des paysans qui ont l'impression d'être étudiés comme des cobayes. Une fois terminés, ils ne sont pas relayés par la population. Or ils ont demandé un fort investissement financier et loin de solutionner les problèmes, ils en apportent de nouveaux.

Dans certains cas, ces « chercheurs » importent des modèles culturels urbains vers les campagnes. Je donne un exemple qui s'est produit dans la communauté de Kuyo Chico. Un projet avait imaginé la construction de fours destinés à la cuisson des aliments à un mètre du sol, pensant que ceci constituerait un avantage pour les femmes paysannes. Mais ces fours n'ont jamais été utilisés une fois construits, pour le simple motif que dans la culture paysanne andine, la femme installe son four à même le sol. Et ce n'est pas sans raison. Tandis qu'elle attise le feu, elle dispose les légumes ou les racines autour ; assise, sans avoir besoin de se lever, elle les met dans la casserole. Si on lui rend visite, elle peut recevoir ses visiteurs et parler avec eux tout en continuant son travail. D'autre part, elle croit que le feu mis en hauteur peut l’atteindre directement au ventre et la rendre stérile. Or la stérilité est culturellement mal acceptée et très grave pour elle. De même, quand elle termine son travail en cuisine, elle s'en va vers d'autres tâches aux champs, ou faire paître le bétail. Pendant ce temps, les enfants revenus de l'école, peuvent facilement réchauffer leur repas, sans courir le risque de renverser la casserole et de se brûler, risque qui devient évident si la casserole se trouve en hauteur. L'ignorance de la culture andine a fait que ce projet a tout à fait échoué. Des exemples comme celui-ci, nous pourrions en citer beaucoup.

Dans le projet que nous avons exécuté à Kuyo Grande, nous avons choisi de jeunes paysans afin qu'ils soient nos assistants dans l'investigation, rompant ainsi avec le mythe qui veut que, pour être chercheur ou travailleur social, il est nécessaire d'avoir fait des études universitaires. Les faits nous ont donné raison. Les jeunes, qui ont participé depuis la conception du projet jusqu'à la restitution à la communauté des informations obtenues, ont renforcé leur identité ethnico-culturelle et, actuellement, sont devenus des dirigeants de leur communauté.

Quand l'Institut d'investigation de l'université a mis fin au financement de notre recherche-action, estimant qu'elle avait assez duré, nous nous sommes aperçu que nous commencions seulement à comprendre de nombreux aspects de la culture andine. Nous n'avons donc pas abandonné cette région. Puisant dans nos fonds personnels, nous avons poursuivi notre labeur car les paysans nous considéraient comme faisant partie de leur communauté. Si quelqu'un veut être des leurs, il doit faire siens leurs problèmes, partager leurs tristesses et leurs joies. Si un membre de la communauté tombe malade, nous devons nous en soucier comme si c'était un membre de notre famille qui était malade. Souvent, nous nous sentons impuissants, n'ayant pas les ressources nécessaires pour faire face à tous leurs problèmes de subsistance : santé, éducation, vêtements... Néanmoins, la grande quantité de connaissances qu'ils possèdent, leur capacité de travail pour cultiver les terrains arides qui sont les leurs entre trois mille et quatre mille mètres d'altitude, le bonheur qui illumine leurs visages brûlés par le soleil, sont autant d'encouragements pour poursuivre notre travail. Nous sommes convaincus qu'entre leurs mains se trouve la construction d'une société nouvelle de paix et de justice sociale.

Si nous voulons véritablement que les travaux entrepris parmi les paysans andins portent des fruits, il faut les concevoir à moyen et long terme, et former au sein de chaque communauté des promoteurs de leur propre développement. Les équipes de chercheurs doivent être composées de personnes d'une grande éthique, décidées à aller non pas enseigner mais apprendre. C'est en apprenant qu'on pourra enseigner. Ne pas apporter des projets « salvateurs » mais au contraire discuter avec les intéressés de leurs problèmes pour trouver ensemble les solutions. La région andine possède une grande tradition historique de travail. Ce qu'il faut, ce sont les opportunités de développer notre potentiel humain. Nous ne sommes pas un peuple de mendiants. Nous sommes un peuple qui sait partager.

La plupart des ONG doivent donc redéfinir les objectifs qu'elles poursuivent dans le pays. En effet, beaucoup sollicitent de grandes quantités d'argent auprès d'organismes financiers pour promouvoir le « développement », pour apporter des solutions au « problème de la pauvreté ». Or nous observons que moins de 10% des sommes perçues arrivent aux bénéficiaires. Et, lorsque les moyens économiques arrivent aux communautés, ils ne sont pas toujours destinés à des ouvrages prioritaires. Ces ONG renforcent l'assistance et le paternalisme ; elles vivent aux dépens des familles pauvres, car elles obtiennent leur financement sous prétexte de les servir.

La question des plus pauvres

Avoir participé, à l'Unesco en 1987, au séminaire international « Famille, extrême pauvreté et développement », et avoir connu personnellement le père Joseph Wresinski ont fait que j'ai remis en question ma conception de la pauvreté.

En effet, je ne m'étais jamais posé auparavant la question de savoir comment découvrir les familles en pauvreté extrême. Depuis des années, je voyais les paysans comme un groupe homogène, avec de petites différences : paysans riches, moyens ou pauvres.

Le Mouvement international ATD Quart Monde caractérise l'extrême pauvreté par le déracinement, la résistance à la misère et l'absence de considération. Pour notre part, nous avons observé la résistance à la misère et, dans une moindre mesure, l'absence de considération, en raison de la solidarité qui existe au sein des communautés paysannes. Mais, jusqu'ici, nous n'avons pas observé un véritable déracinement.

Néanmoins, nous pouvons affirmer aujourd'hui, qu'à l'intérieur des communautés paysannes, il y a des familles extrêmement pauvres. Généralement, quand le père meurt, laissant des enfants à charge, la veuve ne peut subvenir au travail agricole et doit confier ses terres pour qu'elles soient travaillées par la communauté. Si un membre de la famille tombe malade, il faut vendre les terres. Souvent, en plus, sa situation économique fait que, peu à peu, elle en vient à vendre aussi son élevage, ne gardant plus que son habitation. Les enfants de huit à dix ans sont confiés à des familles de la ville, où ils sont employés comme domestiques, la mère restant alors uniquement avec les plus petits. Ces enfants ne vont pas à l'école, car la mère n'a pas de quoi payer les fournitures scolaires. Si un des enfants tombe malade, il sera soigné avec des remèdes traditionnels et si ceux-ci sont sans effet, l'enfant mourra, la mère n'ayant pas les moyens de l'emmener à un centre de santé. En dépensant le peu d'argent qu'elle a, elle mettrait en péril la sécurité de toute la famille.

Les familles en situation d'extrême pauvreté, même lorsque le père est vivant, en arrivent là, entre autres raisons, parce qu'elles ont perdu le contrôle sur leur terrain, soit parce qu'elles l'ont vendu à d'autres villageois, soit en raison du système d'héritage qui fait qu'au fur et à mesure que les enfants forment leur propre foyer, les parents doivent céder une partie de leur terrain, gardant en propriété, pour finir, uniquement la partie où est leur habitation.

Les hommes passent généralement de six à neuf mois hors de leur communauté, loin de leur famille. En effet, ils partent vers la forêt pour y vendre leur force de travail où ils économisent tout leur salaire. Ils reviennent avec diverses maladies. L'argent qu'ils ramènent est consacré à l'achat de vêtements pour la famille et de quelques aliments. Durant l'absence du chef de famille, la responsabilité du travail de la petite parcelle à cultiver, la surveillance de la maison et l'attention aux enfants retombent sur l'épouse. Cela fait mal de voir le visage des enfants quand ils voient leur père partir chercher du travail.

La manière de détecter les familles les plus pauvres en zone rurale n'est pas facile, étant donné qu'à première vue, tout peut paraître homogène. On voit les femmes mener l'élevage ovin ou bovin, filer la laine, cuisiner chez quelque voisin quand l'homme est occupé à travailler la terre. Néanmoins, une observation attentive nous montre que les familles extrêmement pauvres ne possèdent ni terrain ni élevage. Le bétail qu'une femme fait paître est celui d'un villageois aisé, lequel la payera de quelques denrées alimentaires. La laine qu'elle file n'est pas à elle ; c'est une commande qui sera payée de la même façon.

Quand nous voyons un homme extrêmement pauvre travailler sur un terrain ou participer à un travail agricole communautaire, il le fait pour un paysan plus riche. Nous avons observé que les paysans les plus pauvres viennent travailler les terres riches, emmenant leur famille. Le travail qu'ils font rapporte la nourriture du jour. Ceci n'est possible qu'à certaines époques de l'année, quand la main d'œuvre est nécessaire pour préparer les champs, les semer, les récolter. Beaucoup de familles très pauvres retournent même sur les champs de pommes de terre d'un propriétaire aisé, deux ou trois jours après la récolte pour y chercher les légumes qui pourraient s'y trouver encore.

La période la plus dure que doivent affronter ces familles, ce sont les mois d'octobre à mars. Durant ces mois, elles assurent leur survie en cueillant les feuilles des navets qui poussent à l'état sauvage dans les champs. Après les avoir hachées, elles les font bouillir avec un peu de sel. Cela constitue la base de leur alimentation, à quoi s'ajoutent quelques pommes de terre et du maïs, dans la mesure où elles ont la chance d'en trouver.

Une autre manière de repérer les familles en pauvreté extrême, c'est que, jamais, elles ne sont élues comme autorités communales, et elles n'assistent pas non plus aux assemblées mensuelles qui se tiennent dans chaque communauté. Néanmoins, la communauté ne les exclut pas ouvertement parce qu'elles assurent une main d'œuvre pour des familles plus aisées.

Nous avons relevé que les diverses ONG qui exécutent des projets dans les communautés paysannes ne prennent guère en compte les familles extrêmement pauvres. Au contraire, pour assurer le succès de leurs projets, elles s'appuient sur les groupes ayant un pouvoir local. Ainsi, par exemple, si elles offrent un prêt en semences, elles s'assurent de les fournir à ceux qui ont la possibilité de les rendre. Et, de surcroît, comment les plus pauvres demanderaient-ils des semences, s'ils n'ont pas de terres à cultiver ? Quand elles organisent des cours de formation, de fait, les paysans les plus pauvres en sont exclus ou eux-mêmes s'en excluent, vu que leur priorité est à la lutte quotidienne pour la survie. Tout cela nous conduit à considérer qu'il faut développer de petits projets à partir des plus pauvres, conçus pour avoir des résultats non pas en un ou deux ans, mais à long terme.

Dans les rapports des ONG, il est frappant de constater que leurs projets ont toujours été « des réussites ». Personne ne parle des erreurs, des échecs. Néanmoins, lorsqu'on visite les communautés, nous trouvons des infrastructures abandonnées.

Tout cela doit nous amener à envisager une meilleure utilisation des ressources humaines et matérielles, et à prendre en compte tous les aspects du progrès : l'éducation, la santé, l'alimentation, la récupération de savoir-faire ancestraux...

Des leçons à tirer pour le développement

Le problème du développement impose aujourd'hui de redéfinir son concept et de reformuler les actions et les politiques par lesquelles on a traditionnellement cherché à atteindre ce but.

Le développement, ce n'est pas la seule croissance économique. Le Brésil et le Chili représentent soi-disant en Amérique latine des modèles de développement. Ce sont deux pays qui, incontestablement, au cours des années quatre-vingt, ont connu une forte croissance. Mais, par exemple au Brésil, on a toujours un taux élevé de mortalité infantile, on n'est pas arrivé à éviter que sept millions d'enfants vivent dans la délinquance et que sept d'entre eux meurent toutes les cinq minutes.

Le développement, ce n'est pas non plus la simple satisfaction des besoins élémentaires, comme l'alimentation, la santé, l'habitat, l'éducation. Atteindre ces objectifs est certes déjà une grande avancée, mais il faut prendre en compte en même temps la culture de chaque peuple, son identité, le sentiment de liberté et de solidarité qui évite de tomber dans l'individualisme.

Le développement dont nous parlons doit trouver sa raison d'être dans le service de la personne. Les actions et les politiques doivent être conçues à partir des besoins et des intérêts de la population, tenir compte de la réalité sociale et culturelle, établir des mécanismes permettant à tous de participer activement. Dans notre pays, on s'est contenté jusqu'ici de copier des modèles élaborés en dehors de notre réalité propre.

Le développement, ce n'est pas une question de plus ou moins d'argent. S'il en était ainsi, il y a longtemps que nous ne serions plus un pays sous-développé, car les investissements et financements pour la création de projets ont été constants et élevés. Le problème du développement est une question de gestion et de participation des citoyens.

En parlant de gestion, nous nous référons à l'incapacité de l'État comme des ONG à élaborer un plan commun d'action, à partir des besoins prioritaires et des groupes les plus exclus. Ce manque d'unité entraîne une dispersion au niveau des actions et des ressources, et leur concentration dans les lieux et secteurs les plus faciles d'accès ; en sont exclus les groupes les plus marginalisés.

Le manque de participation des citoyens affecte la démocratie. Il y a un divorce entre la société civile et l'État, une absence de mécanismes permettant la participation, assurant la liberté d'opinion, garantissant une fiscalité juste.

Poser aujourd'hui la question du développement demande de dépasser les limitations que nous venons de signaler. Le seul modèle qui garantira un développement harmonieux et stable est un modèle imaginé à partir des plus pauvres. L’élaborer pose deux problèmes :

  • le premier concerne les critères qu'il faut utiliser pour établir les niveaux de pauvreté et, à partir de là, déterminer quels sont les groupes qui se trouvent dans un degré plus grand de précarité ;

  • le second concerne la définition des mécanismes qui permettent aux plus pauvres de participer activement, avec l'ensemble de la communauté aux discussions et prises de décision.

Les méthodes préconisées jusqu'ici dans la détection des plus pauvres sont encore loin d'être suffisamment précises. Les indicateurs utilisés font référence aux seuls critères quantitatifs : revenu par tête, revenu par famille, niveau de besoins essentiels non couverts, mortalité infantile, accès aux services de base..., sans référence à des aspects plus qualitatifs qui nous informeraient sur la culture des populations.

Une détermination des personnes ou familles en situation de pauvreté extrême est beaucoup plus précise si on tient compte des caractéristiques particulières de chaque communauté. Cela ne signifie pas que nous nions l'importance d'éléments généraux comme le déracinement, le manque de considération et le refus de la misère.

Quant aux mécanismes qui permettront aux plus pauvres de participer de manière satisfaisante aux actions pour le développement de leur communauté, nous ne disposons pas d'expérimentations pertinentes puisque les projets se proposent rarement de toucher les plus pauvres. Et quand ils le font, ces derniers sont considérés comme une population incapable. Ce manque de confiance fait que se mettent en place des actions paternalistes comme des distributions de vêtements ou de nourriture...

La participation des plus pauvres serait facilitée si on adoptait une méthodologie qui les considère comme acteurs, eux aussi, du développement de leur communauté.

Cela serait possible si, par exemple au niveau du district, on envisageait une instance réunissant des institutions publiques et privées, des organisations de base et d'autres entités représentatives de toute la population comme les assemblées communales ou les associations d'habitants, chargée de déterminer de façon démocratique les besoins prioritaires en fonction des groupes les plus pauvres. Il serait nécessaire de capitaliser ensuite de telles expériences pour en dégager une politique de développement vraiment solidaire.

1 Atteindre les plus pauvres, Unicef/Éditions Quart Monde, 1996.), nous continuons par le Pérou
1 Atteindre les plus pauvres, Unicef/Éditions Quart Monde, 1996.), nous continuons par le Pérou

Marco Aurelio Ugarte Ochoa

Marco Aurelio Ugarte Ochoa, péruvien, est docteur en anthropologie et professeur à l’université de Cusco. Il a connu le Mouvement international ATD Quart Monde lors du séminaire à l’Unesco en 1987. Il a été le lauréat du premier prix Joseph Wresinski et est membre du conseil d’administration du Mouvement international ATD Quart Monde.

By this author

CC BY-NC-ND