Une première vague d’Universités populaires (UP) apparaît et s’efface rapidement entre 1899 et 1914. Ce mouvement pour l’éducation et l’enseignement des adultes est lié de près à l’affaire Dreyfus1 et à un besoin d’émancipation par le savoir : sur des initiatives locales plus de 200 UP vont rapidement ouvrir sur tout le territoire, regroupant jusqu’à 50 000 auditeurs.
C’est l’époque où le mot « intellectuel » prend son sens contemporain d’engagement : des écrivains, des philosophes, des professeurs d’université dreyfusards (défenseurs du capitaine Dreyfus) défendent leurs idées publiquement et souhaitent « aller au peuple » en intervenant dans les premières UP, mais, en fait, ce peuple et les ouvriers ne viendront jamais massivement assister à leurs conférences.
Dès l’origine, plusieurs courants
On trouvera dans les UP plusieurs courants, de l’anarchisme au jauressisme (idées de Jaurès), avec deux tendances récurrentes dans l’éducation populaire de l’époque : l’émancipation et la pacification sociale. Ce qui ne manquera pas de poser nombre de problèmes internes dans de nombreuses associations.
L’un des principaux initiateurs, Georges Deherme, typographe libertaire, envisage de former une élite ouvrière, de mieux instruire les citoyens en leur délivrant un enseignement supérieur dont ils n’ont pas bénéficié – seul le primaire est alors obligatoire –, afin de sauver la République des dangers factieux qui la menacent.
Parfois qualifiées de feu de paille, ces premières UP disparaissent presque totalement aux alentours de la Première Guerre mondiale, traduisant, selon les historiens, la difficulté pour les ouvriers de s’approprier ces structures gérées presque exclusivement par des intellectuels (enseignants, universitaires, artistes, médecins, avocats, etc.) rapidement à l’aise dans la gestion de ce type d’organisations.
Difficultés pédagogiques aussi : l’éducation des adultes n’est pas encore pensée comme elle pourra l’être plus tard, et le comportement des professeurs venus des universités traditionnelles ne convient pas, très en décalage avec la manière d’être du monde ouvrier, ses façons de s’exprimer, ses tournures de pensée, sa culture particulière, son « habitus » dirait le sociologue, mal connu des classes sociales plus élevées. C’est un peu l’histoire d’une rencontre pédagogique manquée, généreuse mais insuffisamment consciente des questions pédagogico-sociales de l’époque.
Quand l’affaire Dreyfus s’éloigne, les problèmes internes s’intensifient, économiques, politiques, la question pédagogique restant non réellement traitée.
Dès le début du 20e siècle, le nombre des UP diminue, et celles qui survivront s’écarteront souvent des problématiques politiques initiales, s’orientant vers l’organisation des loisirs, les premiers voyages populaires à la mer, les activités de distraction, l’hygiène, ou encore la participation à la promotion des habitations à loyer modéré HBM2. À la veille de la Grande Guerre il ne reste qu’une vingtaine d’UP survivantes, bien éloignées des idéaux premiers.
[…]
Deuxième période
Avec l’entre-deux-guerres, on entre dans une période des UP moins bien connue. Elles sont un certain nombre, faible, soit à reprendre un peu de vigueur si elles ont survécu après 1914-1918, cas de l’UP de Lille parmi d’autres, soit à être créées, comme par exemple l’Université populaire européenne de Strasbourg en 1920.
Dans les années 1930, on note l’apparition d’Universités ouvrières, sous l’égide du parti communiste ou de la CGT (sous l’appellation « éducation ouvrière »). Elles ne se réclament pas directement des premières UP, cependant celles-ci, y compris dans leurs échecs, ont pu être une source d’inspiration.
Quelques UP sont ouvertes après la Libération, et plus tard on assiste à une montée en puissance dans l’Est du pays, un pôle qui demeure depuis très important. Dans les années 1960-1970, une partie du renouveau part d’Alsace (avec entre autres en 1963 l’UP du Rhin à Mulhouse), peut-être stimulé par l’exemple voisin des UP allemandes, depuis longtemps florissantes.
Ces UP traversent la période de reconstruction et des Trente Glorieuses, leur profil politique change, leur engagement est plus consensuel, laïque, républicain, le public véritablement ouvrier et populaire demeurant toujours largement absent de leurs rangs, au profit des classes moyennes.
Visant aussi la promotion sociale, elles abordent dans leurs cours et activités des thématiques assez classiques (à dominante sciences humaines plutôt que sciences de la nature), et des nouveautés apparaissent, le yoga, la danse, la gymnastique, les langues, des ateliers divers, surtout centrés sur la vie pratique et le loisir, y compris les voyages, le tourisme.
C’est aussi durant cette période que naissent les UP ATD Quart Monde (1972), selon un mode de fonctionnement particulier, axé sur le vécu de l’expérience de la grande pauvreté, preuve que l’inventivité pédagogique peut permettre d’aller à la rencontre de publics différents3.
Sur la lancée de Mai 68, on relèvera des initiatives ici et là, mues par des idées un peu renouvelées, ne se réclamant pas de l’appellation d’Université populaire, mais qui auraient aussi bien pu se nommer ainsi – la « marque » Université populaire n’est déposée nulle part et personne n’en est le détenteur officiel. Encore maintenant, la question du nom donné à ces associations ne simplifie pas le paysage entre celles se reconnaissant dans une filiation « upéïste » et celles ne s’en réclamant pas pour des raisons diverses, alors qu’elles le pourraient tout à fait.
Troisième période
Dans les années 1980-2000 les créations augmentent, signe d’un intérêt accru du public, avec des contenus toujours majoritairement centrés sur le savoir classique avec cours/conférences (philosophie, littérature, histoire générale et locale) et un peu de culture de soi (développement personnel, sport, bien-être, théâtre, ateliers de poésie), mais aussi de la botanique ou de la mécanique auto.
Si le nombre des UP s’accroît, elles restent néanmoins relativement discrètes dans le paysage éducatif général, et c’est le choc de l’élection présidentielle de 2002 (extrême droite présente au deuxième tour) qui va contribuer à une nouvelle popularisation médiatique des UP, en partie sous l’impulsion de l’UP de Michel Onfray à Caen. Sur ce nouvel élan, d’autres UP se créent dans un même esprit de conscientisation politique, face à la montée en puissance de l’extrême droite rappelant le contexte d’ouverture des premières UP lors de l’affaire Dreyfus.
Certaines de ces nouvelles UP se disent ou sont dites « alternatives », revendiquant une pédagogie différente, une plus grande ambition éducative que les UP précédentes, souvent jugées vieillissantes et insuffisamment dynamiques. Elles se veulent plus politiques, plus engagées.
C’est aussi la période où apparaissent des UP n’affichant pas forcément de grande unité entre elles, parmi elles l’Université populaire du musée du Quai Branly de Catherine Clément, l’Union pour la formation en clinique analytique (UFORCA) de Jacques- Alain Miller, ou l’expérience d’une « université hors les murs » par la ville de Strasbourg dans les années 1990, dans le cadre de la mise en œuvre de son programme d’éducation populaire. D’autres encore, nombreuses4.
D’aujourd’hui à demain
Arrivent ensuite, il y a environ une quinzaine d’années, des UP affichant des desseins politiques de gauche renforcés, correspondant globalement à ce qu’on nomme l’éducation populaire politique (EPP). Elles innovent, déployant des pédagogies inspirées de Paulo Freire, de Saul Alinsky, au service d’activités à visées conscientisantes et émancipatrices, à l’aide de nouveaux outils pédagogiques comme l’arpentage (lecture collective de livres), les conférences gesticulées, le porteur de paroles, l’autodéfense intellectuelle… (UPB de Bordeaux par exemple).
Autre tendance avec l’U2P8 (UP de l’université de Paris 8 à Saint-Denis) que j’ai contribué à créer5, dotée d’une dimension diplômante facultative – les UP dans leur ensemble ne se voulant pas diplômantes – ; également l’Université coopérative de Paris (UCP) qui s’ensuivra au milieu des années 2010, avec son laboratoire expérimental formant sans pré requis à la recherche en sciences sociales6, afin de ne pas seulement transmettre des savoirs mais aussi d’en produire de nouveaux.
Le paysage des UP en France est ainsi aujourd’hui très contrasté (et il convient de ne pas oublier leur présence internationale). L’AUPF rassemble de nombreuses UP à ce jour (mêlant ensemble UP et associations voisines dans l’esprit, Universités citoyennes, rurales, du Temps libre, les appellations sont diverses), et d’autres structures existent également, dans des configurations à visées laïque et républicaine, voire parfois anarchistes (la Dionyversité Coopération des idées, à Saint-Denis). Elles sont souvent gratuites, quelquefois portées par des collectivités territoriales, tandis que d’autres sont payantes, avec parfois de la quasi professionnalisation et de nombreux salariés.
De multiples formules coexistent (UP classiques, UP thématiques, UP alternatives, UP plus expérimentales) sans qu’un réel dialogue s’engage entre elles. Elles sont diverses par leur taille, leurs moyens, leur philosophie. Une UP conséquente comme l’UP européenne de Strasbourg (10 000 personnes la fréquentant, 800 cours proposés) voisine avec de petites structures regroupant quelques dizaines de personnes seulement, avec des durées de vie variables tenant à l’énergie des groupes les faisant naître.
Pour terminer, le projet initial de 1899 de délivrer du savoir « supérieur » à celles et ceux qui en sont dépourvus n’est pas obsolète en 2024. Sur 68 millions d’habitants, il n’y a bon an mal an « que » 2,5 millions d’étudiants en France, et seule une petite proportion des filles et fils de classes sociales défavorisées parvient aux plus hauts échelons des formations universitaires. Le tri social face au savoir est toujours fortement présent, négateur des potentialités du peuple.
Tout reste donc encore à inventer pour une vraie démocratisation de l’enseignement supérieur et des connaissances qui vont avec. Aussi les UP ont-elles devant elles un bel avenir de démocratisation du savoir sous toutes ses formes, y compris les savoirs populaires ; à elles d’écrire cet avenir au sein d’une modernité offrant un nombre de possibilités pédagogiques inédit dans l’histoire récente, où ne serait-ce que le numérique – encore nouveau venu dans cette histoire plus que centenaire – peut tenir une place d’importance.